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1 L’esthétique subjectiviste au regard critique d’Eddy M Zemach

1.2 Le plaisir esthétique

1.2.1 Une théorie causale du plaisir

Dans une entreprise réaliste déniant l’expérience esthétique comme entité naturelle, Zemach commence par critiquer l’idée de sentiment de plaisir comme étant la conception noyau de l’esthétique subjectiviste. La critique de Zemach vise en particulier la conception « causale » quant à la nature du plaisir, c’est-à-dire la conception selon laquelle l’énoncé « X est agréable » veut dire le lien causal qui est « X cause un sentiment de plaisir » ayant lieu au moment de percevoir (voir, écouter, toucher, etc.) X. La critique de Zemach consiste à démentir la causalité entre l’objet X et le sentiment de plaisir. D’après Zemach, le plaisir esthétique n’est pas un sentiment causé par X et qui accompagne l’activité esthétique. Il n’existe pas de sentiment de plaisir phénoménologiquement identifiable, indépendant par rapport à la sensation que nous éprouvons dans telle ou telle activité73. L’idée de sentiment de plaisir esthétique « causé » par l’activité esthétique est effectivement une erreur conceptuelle de la part des subjectivistes. Toujours cohérent dans sa position réaliste, Zemach réclame que,

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« Il est faux de dire que, quand nous prenons du plaisir à une activité ou à un état spécifiques, ils sont accompagnés d’une espèce de plaisir spécifique, appropriée à cette activité ou à cet état, un plaisir qui irait avec eux et seulement avec eux. […] Nous ne reconnaissons pas un ‘plaisir du jardinage’ spécifique ou un ‘plaisir de la réussite financière’ ; il est donc difficile de croire qu’il existe une sensation de plaisir esthétique phénoménologiquement identifiable. Nous ne distinguons pas plusieurs sensations de plaisir distinctes accompagnant des espèces distinctes d’activité ou d’état agréables. » Cf. Eddy M. Zemach (1997), op. cit., p.50- 51.

plutôt que d’être l’effet causé par l’objet agréable, l’œuvre d’art, par exemple, le plaisir doit représenter un contenu Intentionnel que nous pouvons avoir en percevant un objet agréable. Ainsi, pour Zemach, « X est agréable » veut seulement dire « X est en lui-même agréable ; nous préférons éprouver X à Y qui n’est pas aussi agréable ».

Cette critique de la causalité entre le plaisir et l’objet esthétique ne nous semble pas bien fondée, en particulier dans une perspective scientifique du plaisir. Le premier constat que nous faisons, c’est qu’entre la vision causale et Intentionnelle du rapport entre plaisir et objet, il n’y a pas de contradiction. En effet, selon la « théorie causale de la perception74 », dans les conditions normales, l’objet que vise mon acte de voir est la même chose qui « cause » mon expérience visuelle. L’objet vu et l’expérience visuelle sont causalement liés. L’Intentionnalité de la perception n’est rien d’autre que la conscience de ce rapport causal de l’objet Intentionnel et du contenu. Le contenu de ma perception de la couleur rouge d’un tableau de Mark Rothko est l’effet optique de la réflexion de la lumière, des photons repartant de la surface picturale qui bombardent ensuite ma rétine. La vision du rouge d’un tableau de Mark Rothko est, en partie du moins, la transformation de l’énergie lumineuse en énergie électrique utilisable par le cerveau. Ce processus causal physique de transformation énergétique doit être le fondement de mon expérience du rouge et du rapport Intentionnel entre mon idée de rouge et la substance qui donne la couleur rouge. Entre mon attitude Intentionnelle visant la substance rouge et ce processus causal de transformation énergique ayant lieu dans mon cerveau, c’est une forme de complicité et de solidarité qui marque leur rapport, et non la contradiction.

Idem pour le contenu dit plaisir. Entre mon expérience de plaisir et l’objet dit plaisant, il existe en moi une transformation énergique et neurophysiologique s’appuyant sur le rapport causal entre mon corps et l’objet, comme dans le cas de la perception du rouge. Le rapport du contenu plaisir et de l’objet plaisant doit être fondé sur ce lien causal entre corps percevant et objet du monde. Cela dit, la causalité entre le corps sentant et l’objet perçu doit être conçue comme fondement de l’acte Intentionnel de la perception, mais non comme sa contradiction. Le langage ne fait que refléter, de manière plus ou moins fidèle, ce rapport premier de la

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Voir, par exemple, Herbert Paul Grice & Alan R. White (1961). The Causal Theory of Perception.

causalité et de l’Intentionnalité. Après tout, c’est la loi des choses qui prime les règles linguistiques, et non l’inverse. Les grammaires linguistiques ne peuvent pas être le fondement de l’ordre des choses, c’est le contraire qui est vrai. Les grammaires linguistiques ne sont, en effet, qu’artefactuelles. Elles sont arbitraires, l’œuvre de nos idées qui ne peuvent cependant être affirmées que par des réflexions profondes, philosophiques ou scientifiques, des mises à jour constantes des idées qui nous font concevoir la réalité du monde, le lieu où se réalise originairement toute vérité.

Par ailleurs, l’existence de cette relation causale entre l’expérience et l’objet nous assure le fait que notre conscience n’est pas un ensemble d’états mentaux enfermés sur soi. La conscience s’oriente, la plupart du temps, vers l’extérieur et reste en permanence à l’écoute de l’objet du monde. Le pouvoir causal de l’objet sur notre conscience montre le fait que notre esprit est une entité expansive qui se rapporte ouvertement et constamment aux objets extra- mentaux. C’est ce lien causal et cette directionnalité de l’acte de la conscience qui garantissent que la perception est une ouverture de l’esprit sur la réalité des choses. Idem pour la perception artistique – le fait que notre expérience du beau n’est pas illusoire est éventuellement assuré par le viser de la conscience et par la causalité entre notre expérience esthétique et les caractères sensoriels de l’œuvre d’art. Nous voulons avancer l’idée que l’expérience subjective n’est pas un fantôme dans la machine, ni un état virtuel à l’opposé du monde réel, mais, au contraire, représente un morceau de la réalité. Comme nous allons le montrer dans les chapitres suivants, l’expérience esthétique est expérience du corps percevant affecté par l’objet esthétique, au même titre que l’expérience perceptive de la couleur rouge est expérience du pigment rouge posé sur un tableau. Le corps affecté inséré dans une chaîne de causalité est une entité naturelle, réelle, parmi d’autres. L’idée de la causalité qui associe l’expérience esthétique à l’œuvre d’art en tant que cause de celle-là, le plaisir à l’objet agréable, ne bouscule nullement le réalisme esthétique à un moindre degré. Au contraire, en tant que phénomène d’ordre physique, elle vient soutenir la thèse de la réalité des propriétés esthétiques. Il n’y a donc aucune incompatibilité à soutenir le réalisme esthétique et l’idée de causalité entre expérience et objet esthétique. Au contraire, il vient soutenir l’existence des entités réelles comme étant le visé et le référent des actes mentaux. Du moins, dans une perspective réaliste du jugement esthétique, en tant que relation réelle, la causalité représente l’élément fort qui unit le contenu perceptif à l’objet Intentionnel de la perception, l’expérience esthétique à la propriété de l’objet esthétique.

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