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3 Le modèle de double objet Intentionnel

3.1 Distinction de l’objet extéroceptif et de l’objet intéroceptif

À partir de la conception de Damasio, nous concevons un modèle afin de donner la description quant au rapport entre les propriétés physico-phénoménales et les propriétés affectives/esthétiques/évaluatives. Selon cette conception, les propriétés sur lesquelles survient le plaisir ou la sensation agréable ne sont pas pensées comme les propriétés physico- perceptibles de l’objet esthétique, mais comme les propriétés ou les états du corps percevant, affecté par la présence de l’objet esthétique. À la différence de la conception classique de l’Intentionnalité, telle qu’elle est proposée par Franz Brentano et développée ensuite par les phénoménologues et les philosophes de l’esprit, nous pensons que le contenu Intentionnel de l’acte de percevoir quelque chose fait référence à deux objets et non pas un seul objet

Intentionnel. Nous faisons hypothèse qu’au moment de l’opération de l’Intentionnalité, deux objets de nature tout à fait différente sont visés : le premier est l’objet noématique, c’est l’objet que l’Intentionnalité produit dans son opération ; le deuxième est l’apparition de l’Intentionnalité à elle-même, son auto-apparaître, qui révèle l’Intentionnalité en tant qu’Intentionnalité opérante. Plus précisément, nous pensons qu’à chaque acte de l’Intentionnalité opérante, la conscience vise en effet deux objets (voir Figure 3-3), au lieu d’un seul : (1) un objet Intentionnel extéroceptif, explicite, observable par les sens externes, la vue, l’ouïe, l’odorat, la toucher, etc. ; (2) un objet Intentionnel intéroceptif, implicite, proprioceptif, qui ne concerne que le milieu interne du corps percevant, accessible soit par la perception intéroceptive, sous la forme de sentiment de soi, soit par la plasticité, observée publiquement par les chercheurs scientifiques. Pour les questions concernant l’objet Intentionnel extéroceptif, il s’agit de savoir comment, dans l’acte Intentionnel, est formé un contenu représentatif, mental, qui résonne aux propriétés physiques de cet objet. Il s’agit de savoir plus précisément comment la conscience saisit les aspects physiques et les propriétés objectives tout en formant une image mentale explicite et en la maintenant active.

Figure 3 - 3. Schéma du modèle de double objet Intentionnel

Intentionnalité

Objet extéroceptif

(Stimulus extéroceptif)

Objet intéroceptif – le soi somatique (corps)

(Stimuli intéroceptifs ou réponses internes ; États du milieu interne du sujet percevant/pensant)

Conscience

À la différence de l’objet extéroceptif qui, depuis toujours, constitue le noyau d’interrogation dans toutes disciplines, aussi bien dans les sciences humaines que dans les sciences de la nature, dans les études de l’art et dans la philosophie, l’objet intéroceptif n’attire notre attention que très récemment et de manière marginale. Comme si le problème de l’esprit ne pouvait se résumer que par l’enquête sur la représentation explicite, conceptuelle ou propositionnelle. La problématique soulevée par Damasio met en avant le fait que seule l’interrogation sur l’objet extéroceptif ne peut pas couvrir la complexité de la conscience humaine et que travailler sur l’objet extéroceptif et sur la représentation explicite ne suffit pas à comprendre la question intégrale de l’Intentionnalité. Avec l’élan des idées et des études dans le domaine des sciences affectives, c’est alors l’occasion de remettre en question cette question de la conscience, qui doit, selon nous, être interrogée sous ses aspects à la fois cognitif et affectif. L’aspect affectif de la conscience est intimement lié à notre conscience du corps et à celle du sentiment de soi, à un objet intéroceptif et proprioceptif. Ce sentiment intime de soi, juxtaposé à la perception de l’objet externe, comme une tonalité de fond, pour prendre la métaphore musicale de Damasio, ou comme le « gloss » qui teint le contenu de notre perception du monde, pour prendre la métaphore de Berridge, doit alors éventuellement prendre une place primordiale comme fondement ultime de la perception de l’objet et comme celui de la conscience extéroceptive, orientée constamment vers l’extérieur. L’objet intéroceptif est l’état physiologique du corps qui inscrit sur soi le rapport du sujet à l’objet extéroceptif. Celui-là comporte l’état des mécanismes qui se chargent du traitement cognitif de l’objet extéroceptif. Quand il s’agit de la sensation de ses activités de connaître, l’objet intéroceptif est proprement métacognitif. Il se rapporte à la connaissance qu’a le sujet percevant de ses propres activités Intentionnelles. L’expérience métacognitive se caractérise ainsi par l’auto-référentialité ; elle est une forme de représentation de soi ; elle est réflexive. Elle a pour fonction d’évaluer la capacité et les ressources cognitives dont dispose un individu. Effectivement, l’idée que le sentiment métacognitif est sentiment même de soi constitue une conception sous-jacente de la pensée de Damasio.

Nous proposons alors que dans l’acte de percevoir, du moins dans le cas de l’émotion ou dans la perception esthétique, il doit y avoir toujours deux objets visés : un objet intéroceptif, le soi et le corps, plus précisément, le milieu interne du sujet percevant, et un objet extéroceptif, l’objet physique perçus par nos sens externes, sous forme de modalités sensorielles. Quoique discret, implicite, susceptible de tomber dans la nuit de l’oubliette, la

présence de l’objet intéroceptif représente la condition nécessaire non seulement pour la conscience de soi, mais aussi pour la conscience de l’objet extéroceptif. En effet, la présence de celle-ci doit être soutenue par celle-là. Dans certains cas, l’objet extéroceptif peut être absent, mais la conscience de soi est là, à tout instant, quoique discrète et subtile :

Les images sensibles de ce que vous percevez extérieurement, et les images correspondantes que vous vous rappelez, occupent la majeure partie du champ de votre esprit, mais pas sa totalité. Outre ces images, il y a aussi cette autre présence qui vous signifie vous, en tant qu’observateur des choses en images, propriétaire des choses en images, acteur potentiel des choses en image. Il y a une présence de vous, dans une relation particulière à un certain objet. […] La présence est tranquille et subtile, et parfois elle n’est rien de plus qu’une « allusion à demi devinée », un « don à demi compris », pour emprunter ces expressions à T. S. Eliot. Je suggérerai plus loin que la forme la plus simple d’une telle présence est aussi une image, en vérité, le genre d’image qui constitue un sentiment. De ce point de vue, la présence du vous est le sentiment de ce qui se passe lorsque votre être est modifié parles actes consistant à saisir quelque chose. La présence ne disparaît jamais, depuis le moment où l’on s’éveille jusqu’au moment où l’on se rendort. La présence doit être là, ou bien alors il n’y a pas de vous116.

Cela veut dire qu’aucune conscience de la présence d’un objet extérieur ne sera possible, si nous ne disposons pas de cette vie affective, ce sentiment omniprésent de soi, dans toute notre tentative de connaître le monde extérieur. Or, malgré son importance dans la formation de la conscience quelconque, cette présence du moi, indispensable pour rendre conscient de la présence du monde extérieur, est tranquille et subtile, susceptible de tomber dans le silence absolu, d’être oubliée à cause de notre inattention ou à cause de l’invasion massive dans notre attention par l’objet extéroceptif, ou par les émotions de grande intensité. La réalité, c’est que la conscience est ainsi faite pour être plus extrospective et moins introspective, afin de pouvoir investir une très grande proportion de l’attention au monde extérieur plutôt qu’au milieu interne. C’est la raison pour laquelle, dans notre acte de connaître, la plupart du temps, c’est la conscience de la présence d’un objet qui occupe le premier plan, ainsi que la grande partie centrale du champ d’attention. Le sentiment de la présence de soi-même reste disponible à tout instant, mais demeure discret et subtile, recule vers l’arrière-plan de notre champ d’attention, comme si c’était par crainte de déranger. Il retient un silence presque mystérieux, à tel point que, dans la philosophie aussi bien que dans les sciences cognitives, une grande majorité de la littérature est consacrée aux problèmes de l’objet extéroceptif.

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L’importance de la pensée de Damasio demeure alors dans son effort d’attirer notre attention sur cet objet intéroceptif, sur l’émotion, sur ce sentiment subtile de soi, sur la perception de l’état du milieu interne. La conception de Damasio sur la conscience nous paraît stimulante dans la mesure où il met l’accent non seulement sur le soi ou sur l’objet, mais également sur la mise en relation des deux objets de l’Intentionnalité. La conscience est dans cette perspective définie par une forme particulière de connaissance (représentation) provenant de la relation Intentionnelle établie entre un sujet cognitif et un objet externe. La conscience est celle qui émerge au moment où le sujet est affecté par un objet quelconque. La conscience de soi est à juste titre cette prise de conscience du changement d’état interne du sujet soi-même affecté par l’objet. Entre l’objet intéroceptif et l’objet extéroceptif, il y a des échanges constants : la structure physique de cet objet interagit avec le corps. Les deux objets correspondent chacun à un type de représentation mentale, séparée l’une de l’autre sur le plan neural. Dans l’acte de la conscience – dans l’acte de percevoir du moins – les deux objets sont combinés, l’objet intéroceptif vient se superposer à l’objet extéroceptif pour parvenir à un seul contenu unifié de la perception. Ils sont assemblés mais non fusionnés en un seul contenu Intentionnel, puisqu’ils sont séparés distinctement dans leur configuration neurale. Un contenu Intentionnel peut alors être pensé comme un bouquet d’informations, provenant de deux types d’objet distinct du viser Intentionnel.

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