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1 Évaluation comme une forme de traitement de l’information

1.3 Le plaisir et le déplaisir comme noyau du jugement esthétique

Cette opération évaluative qui paraît arbitraire est à l’origine du démarrage de l’émotion. Pour parler de cette forme très particulière de traitement de l’information qui est l’émotion, l’évaluation rapide du stimulus fait partie intégrante de sa constitution, elle constitue une fonction biologique et cognitive, parmi des mécanismes préprogrammés, essentiels pour la régulation biologique fondamentale. Elle permet à l’organisme ou à l’individu de pouvoir classer les phénomènes ou les événements en bénéfiques ou néfastes, en fonction de leur impact possible sur la survie et sur son bien-être. En d’autres termes, l’individu possède une gamme de préférences fondamentales en termes de plaisir et de déplaisir, qui constituent le noyau de ce que nous appelons l’expérience émotionnelle. William Wundt a d’abord proposé que l’expérience de l’émotion fût constituée essentiellement des sentiments de plaisir et de souffrance selon lesquels les caractéristiques physiques de l’objet sont aussitôt évaluées et leur signification est instantanément déterminée comme bénéfique/néfaste, agréable/désagréable ou neutre à l’appui d’un ensemble de critères formulés dans un cadre moi-centré. En effet, d’après certaines théories de l’émotion, notamment d’après les théories

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Cf. Lisa Feldman Barrett, Kevin N. Ochsner & James J. Gross (2005). Automaticity and emotion. In: John Bargh (Ed.), Automatic processes in social thinking and behavior. New York, Psychology Press.

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d’appraisal (évaluation), l’évaluation constitue une étape essentielle voire indispensable des processus de traitement de l’information qui déclenche éventuellement les expériences de l’émotion. Magda B. Arnold est la première théoricienne qui introduit l’idée d’appraisal dans les études psychologiques des processus de l’émotion128. D’après Magda B. Arnold, l’appraisal représente un élément nécessaire ajouté à l’élément objectif (perceptif et factuel) de la perception. La présence de l’appraisal dans les séquences de traitement du stimulus est selon elle le facteur majeur qui différencie un état émotionnel des états non émotionnels de l’esprit. L’appraisal représente un processus évaluatif dans lequel la pertinence d’un stimulus émotionnel en fonction de la sollicitude personnelle est appréhendée de manière intuitive, instinctive et immédiate. Il est intimement lié à l’expérience du moi en tant que sujet percevant mis en situation. Plus précisément, dans une évaluation affective, l’objet est toujours bon ou mauvais « pour moi » dans un espace-temps donné. L’appraisal qui constitue une expérience émotionnelle a donc toujours lieu dans un cadre de référence moi-centré dans laquelle la pertinence d’un stimulus émotionnel est saisie dans son rapport immédiat à moi et appréhendée intuitivement dans une perspective à la première personne.

Ajoutons qu’il n’y a pas d’objet émouvant « en soi ». Toute valeur affective de l’objet de l’émotion dépend d’un rapport entre la motivation et les possibilités actionnaires du sujet potentiellement ému par celui-là. Les réponses émotionnelles sont déclenchées en fonction de ses intérêts – son bien-être et la survie pour l’essentiel –, par rapport à son expérience vécue, à son histoire personnelle du passé, au sens d’une exposition concrète à la réalité extérieure. Ainsi, la déception nous informe que nos attentes étaient plus élevées que la réalité. À l’inverse, la joie nous dit que nos anticipations étaient égales ou bien moindres par rapport à ce qui nous est arrivé réellement. Toute réaction émotionnelle est relative à des attentes que porte l’individu et à la réalité extérieure. Elle est pour l’individu une forme d’information codée à la première personne et ayant pour fonction de se tenir au courant de son rapport à la réalité extérieure. Ainsi, Frijda semble avoir raison de déclarer que l’émotion est une forme de préparation à l’action.

La plus fondamentale et élémentaire des informations affectives codifiées à la première personne se présente sous la forme du sentiment de plaisir et de déplaisir, qui fait partie du

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plan biologique dont les finalités sont adaptatives. En effet, dans une optique psychologique de l’émotion, les émotions primaires telles que la colère, la joie et la tristesse aussi bien que les émotions secondaires telles que l’orgueil, la honte, la jalousie, sont conçues comme fondées sur ces deux sentiments noyaux – le plaisir et le déplaisir –, associées au mécanisme d’apprentissage – à la récompense et à la punition – et au système de motivation – l’approche et l’évitement. À cet égard, la douleur ou le sentiment déplaisant est associé à des émotions négatives, comme angoisse, peur, tristesse et dégoût, dont la combinaison constitue ce que nous appelons la souffrance, qui ont pour fonction de nous éloigner d’une situation de stress, tandis que le plaisir est associé à de multiples nuances d’expérience de bonheur, de bien-être et d’autres sentiments d’arrière-plan positifs qui nous rendent aimants, nous incitent à nous en rapprocher, déclenchent le désir de prolonger et maintenir la situation plaisante.

Cet aspect automatique de l’évaluation émotionnelle est partagé par les enfants et les animaux qui sont capables d’émotion mais avec une conceptualisation limitée. En d’autres termes, l’être humain, aussi bien que les animaux, possèdent une gamme de préférences fondamentales, préprogrammées génétiquement ou obtenues au fur et à mesure par l’apprentissage, qui permettent le classement rapide des stimuli externes en bon ou mauvais, en agréable ou désagréable, en fonction de leur impact possible sur la survie. C’est un mécanisme qui permet à l’homme et aux animaux d’agir ou de réagir face à une situation urgente. Sur la base des préférences préprogrammées, de l’apprentissage et des expériences vécues, le répertoire des propriétés estimées comme bonnes ou mauvaises, plaisantes ou déplaisantes accroît progressivement, et l’aptitude à détecter de nouvelles propriétés évaluatives se développe de manière exponentielle. À proprement parler, les propriétés évaluatives constituent les valences principales de nos émotions en général, y compris nos sentiments esthétiques. Les sentiments esthétiques sont parmi les mécanismes affectifs évaluatifs qui nous permettent de classer les stimuli, les objets artefactuels et culturels, et déterminent notre attitude vis-à-vis de ces derniers.

Le plaisir et le déplaisir constituent également les qualités les plus marquantes et les plus avérées des sentiments esthétiques que Kant relève souvent dans ses remarques sur les phénomènes esthétiques et sur la faculté de juger. Être agréable ou non constitue le noyau de la qualité hédonique sur laquelle s’appuie un jugement esthétique. Le plaisir et le déplaisir

sont conçus comme les constituants les plus fondamentaux de la faculté de juger à partir desquels sont constitués les sentiments les plus nuancés et les plus diversifiés. Il ne s’agit pas de représenter la réalité extérieure, mais d’attester l’état du sujet percevant affecté par la représentation d’un objet donné. Ce sentiment ne porte pas réellement sur la nature même de cet objet, mais plutôt sur l’activité des facultés de connaître dans son appréhension. Le jugement esthétique fondé sur le sentiment hédonique n’est pas un contenu conceptuel, ni une représentation mentale de l’objet transcendant. Dans la pensée kantienne, les qualités hédoniques constituent une forme de représentations spécifiques et fondamentales sur lesquelles sont fondées la faculté de juger et celle de désirer. Un objet jugé (ou évalué) comme beau (ou bon dans le cas de désirer) est distingué par un sentiment de plaisir, son inverse est alors marqué par le déplaisir. Cette dimension de qualité hédonique mérite une grande attention pour comprendre la nature du rapport affect-cognition. Dans le chapitre suivant, nous aborderons de manière plus détaillée la nature de cette qualité hédonique qui constitue le noyau des sentiments esthétiques. Nous chercherons à établir un modèle de l’évaluation esthétique afin de comprendre et d’expliquer, dans une perspective de traitement de l’information, l’hypothèse kantienne d’une universalité subjective du jugement de goût fondé sur la qualité hédonique de l’expérience évoquée par la forme de l’œuvre.

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