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1 Évaluation comme une forme de traitement de l’information

1.2 Évaluation rapide

Sur le plan théorique et expérimental, il est encore difficile de prouver que l’évaluation affective correspond à une activation mentale initiée par un traitement de l’information plutôt automatique, immédiat, instantané ou plutôt délibéré et lent. La question peut se poser ainsi : sur le plan mental, l’évaluation affective résulte-t-elle d’un mode de traitement rapide, implicite, non conscient, ou d’un mode de traitement lent, conscient et plus clairement représentable ? Il existe une pléthore de littératures à ce sujet. Notre réponse à cette question est qu’il existe deux types d’évaluation affective, deux types de traitement de l’information émotionnelle. En effet, les deux types de traitement ne sont pas logiquement et fonctionnellement incompatibles. L’esprit humain peut comporter les deux à la fois : il peut percevoir et évaluer l’environnement de façon spontanée et réfléchir consciemment sur sa

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Cf. Norbert Schwarz (1990). Feeling as information: Informational and motivational functions of affective states. In: Edward Tory Higgins & Richard M. Sorrentino (éds). Handbook of motivation and cognition:

Foundations of social behavior. Vol. 2. New York, Guilford Press, p. 527-561; Gerald L. Clore et al. (2001).

Affect as information. In: Joseph P. Forgas (éd.). Handbook of affect and social cognition. Mahwah (N.J.), L. Erlbaum Associates.

propre expérience vécue ou sur sa propre existence dans le monde.

La présente étude s’applique particulièrement à comprendre les mécanismes évaluatifs rapides dans le jugement esthétique. Nous pensons que dans tout jugement esthétique comme dans la formulation d’une énonciation « ce tableau est beau », s’active la catégorisation spontanée des objets esthétiques en valeur positive ou négative, selon des critères préétablis. C’est à ce moment qu’a lieu l’évaluation affective effectuée de façon automatique sans que le traitement cognitif de haut niveau ne s’interpose dans ce processus. Pour rendre compte des phénomènes artistiques pertinents, nous allons réfléchir sur la thèse d’Emmanuel Kant selon laquelle le jugement de beau et le jugement de sublime n’impliquent pas d’application de concept déterminé. Nous allons également réfléchir sur l’éventuelle possibilité d’appliquer la théorie de l’évaluation automatique des propriétés esthétiques à la réinterprétation de la faculté de juger.

La faculté de juger dans la troisième Critique est effectivement très différente du pouvoir de juger tel que Kant le conçoit dans la première Critique : bien que la faculté de juger esthétiquement permette de former certains jugements, le fondement et les conditions d’application de ceux-ci ne sont pas les mêmes que les jugements objectifs qui impliquent nécessairement l’application de concept. À partir de la pensée de Kant et de celle de l’évaluation automatique de l’émotion, le jugement de goût sera vu selon notre modèle comme l’œuvre d’une catégorisation rapide du stimulus calibré automatiquement appuyée sur le principe de plaisir/déplaisir, contrairement au jugement objectif qui est l’œuvre d’un ensemble de processus de traitement de l’information de bas jusqu’à haut niveau. Sous l’emprise de l’évaluation rapide, un objet perçu est immédiatement jugé agréable ou désagréable, de manière involontaire, parce que l’évaluation automatique est mise en marche aussitôt que les processus perceptifs, bien avant l’intervention des processus cognitifs de haut niveau comme la pensée et la formation de concept. Dans ces circonstances, l’évaluation automatique est faite de manière presque intuitive. En quelques millisecondes, une prédisposition comportementale – une attitude approche/évitement par rapport à l’objet – est aussitôt déclenchée, bien avant la prise de conscience et la formation de la pensée. C’est ainsi que l’expérience amoureuse, de désir, de préférence à tel ou tel objet nous est venue antérieurement à toute sorte de pensées et de réflexions délibérées. Le phénomène de nature

similaire est observé dans notre relation avec des œuvres d’art.

Les théoriciens qui soutiennent l’idée de l’évaluation rapide sont nombreux. Même certains théoriciens dits « cognitivistes » de l’émotion, à savoir ceux qui soutiennent l’idée de l’évaluation cognitive (appraisal) comme Nico H. Frijda, Richard Lazarus et Klaus Scherer, ont reconnu les sérieuses limitations des théories de l’évaluation cognitive reposant entièrement sur les processus conscients d’évaluation, sur les concepts et sur la pensée. En dehors des processus délibérés de la pensée, ils soulignent qu’il y a des évaluations automatiques. Par ailleurs, d’après l’observation des psychologues de Gestalt, l’évaluation de l’objet est déclenchée immédiatement lors de notre premier contact au monde. La perception d’une forme est déterminée comme bonne ou mauvaise aussitôt qu’elle est saisie par l’esprit. D’après la théorie de la Gestalt, la perception entraîne nécessairement un lien affectif et évaluatif avec l’objet. Dans notre rapport à la forme visuelle, il n’y a pas de perception neutre, innocente, libre de jugement. Nous sommes, dès le commencement de la perception, engagés dans un processus d’évaluation et entrons dans un rapport de désir ou de haine avec l’objet. De telle sorte que même un objet estimé neutre n’est pas aussi innocent tel qu’il apparaît, puisque sa neutralité est désormais le résultat de l’évaluation implicite et non simplement celui de traitement des informations factuelles.

Les études de Joseph LeDoux viennent également soutenir cette conception. D’après LeDoux, la lésion de certaines régions cérébrales peut entraîner la perte de la capacité d’évaluer le sens émotionnel d’un stimulus, alors que la capacité de percevoir le stimulus en tant qu’objet reste intacte. Cela montre que la perception de l’objet et l’évaluation émotionnelle de celui-ci sont traitées séparément par le cerveau. Certaine région du cerveau, l’amygdale en particulière, peut procéder à l’évaluation du stimulus avant même que le traitement complet du système perceptif s’accomplisse. Le traitement émotionnel – le traitement par la voie sous-corticale, soit le circuit court de l’information – et le traitement cognitif − le traitement par la voie corticale, le circuit long − de l’objet sont conçus comme fonctions mentales séparées qui agissent par le biais de systèmes cérébraux distincts mais interactifs (voir Figure 3-2 et Figure 4-1). Parce que la voie de traitement émotionnel est plus rapide que la voie cognitive proprement dite, il est donc possible pour nous de juger l’objet

comme bon ou comme mauvais avant même de connaître réellement ce qu’il est124.

Figure 4 - 1. Modèle de LeDoux. Circuit court et circuit long de l’émotion (voie haute et voie basse vers l’amygdale).

Source : Joseph E. LeDoux (1996), op. cit.

Les travaux de Joseph LeDoux montrent que, sans passer par la voie corticale du traitement de l’information et sans traiter le contenu conceptuel du stimulus, l’évaluation au niveau neural et sous-cortical suffit à évoquer une réaction émotionnelle et comportementale. L’amygdale est le noyau central de ce traitement sous-cortical visant à déterminer la valence émotionnelle d’un stimulus et déclencher ensuite des comportements associés. Cependant, il faut signaler que le système thalamique auquel l’amygdale s’attache pour former un circuit court des informations émotionnelles ne fait pas de distinctions fines comme le cortex. La voie sous-corticale ne fournit à l’individu que des représentations de basse définition, floues et simplifiées, alors que des images de haute définition, plus détaillées et plus complexes viennent du cortex. Le circuit court thalamo-amygdalien est donc utile lorsqu’il faut

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Cf. Joseph E. LeDoux (1996). The emotional brain : the mysterious underpinnings of emotional life. New York, Simon & Schuster. Trad. Français. Le cerveau des émotions : les mystérieux fondements de notre vie émotionnelle. Paris, O. Jacob.

Cortex sensoriel Voie haute (Circuit long) Thalamus sensoriel Amygdale Stimulus émotionnel Réponses émotionnelles Voie base (Circuit court)

déterminer dans un très court instant le sens du stimulus pour réagir vite, tandis que le circuit par le cortex a pour fonction de pouvoir fournir une richesse d’informations précises et complexes du monde.

Quoique controversé, certains neuroscientifiques de l’émotion soutiennent qu’il existe dans le cerceau un centre de traitement de l’émotion et que le traitement émotionnel se situe dans la partie la plus ancienne de celui-là, connue sous le nom du système limbique. Paléontologiquement, le cerveau émotionnel et les systèmes évaluatifs inconscients sont plus archaïques que la partie corticale du cerveau qui procure les traitements cognitifs de haut niveau. Les traitements rapides de l’émotion sont les formes les plus primitives et les plus anciennes de traitement de l’information. Les organismes dont le cerveau ne comprend que les structures primitives et dont le cerveau est dépourvu de structures évolutivement modernes – la partie néocorticale du cerveau, par exemple – sont tout à fait capables de mettre en œuvre des processus de décision et de la sélection des réponses. Si les actions sont à la racine de la survie et si le pouvoir ainsi que l’efficacité de celles-là sont liés à la disponibilité des informations concernant à la fois l’environnement et l’état de l’organisme, naturellement c’est avantageux pour un organisme d’avoir un dispositif capable d’optimiser la manipulation effective des informations au service des intérêts actionnaires. Les « programmes de l’affect » (affect programs) qui enchaînent l’évaluation automatique du stimulus, les réactions émotionnelles et comportementales de l’organisme sont à juste titre le dispositif de même nature125. Le désir involontaire et inconscient de rester en vie se traduit, dans un organisme, par un programme d’opération complexe qui permet à l’organisme de déterminer le sens de l’événement et de réagir à la situation en mobilisant un minimum de ressources cognitives et énergétiques.

Dans cette optique, l’affectivité constitue un moment donateur du sens sans l’intermédiaire de la pensée. L’effort pour définir les processus automatiques de la vie

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L’idée de « programmes de l’affect » est proposée originairement par Paul Ekman. Pour la discussion de la « théorie de programmes de l’affect » (affect programs theory), voir : Paul E. Griffiths (1997). What emotions

really are: the problem of psychological categories. Chicago, University of Chicago Press ; Jesse J. Prinz (2004). Gut reactions: a perceptual theory of emotion. Oxford, Oxford University Press, p.81-86.

affective peut aussi être considéré comme enjeu phénoménologique126. À proprement parler, les études scientifiques de l’émotion viennent rejoindre à cette conception phénoménologique du rapport cognition-émotion, aussi bien que celui de l’interaction entre la conscience cognitive et la conscience affective. Dans cette perspective, l’affectivité est pensée comme une forme de connaissance immédiate et implicite sur le monde et sur le sujet, programmé de manière à s’associer aux mécanismes de la motivation et de l’action. Son immédiateté est assurée par les processus de traitement rapides, non conscients. L’affectivité représente aussi une forme d’information portant sur le rapport du sujet et du monde, structurée selon un cadre égocentré. Cette conception de l’affectivité rejoindra finalement les thèses de Michel Henry, car, par l’intermédiaire du corps, dans cette forme particulière du savoir qui est l’affectivité même, « les objets ne sont pas d’abord représentés, mais immédiatement vécus par les pouvoirs grâce auxquels nous nous rapportons à eux127 ». C’est dans cette immédiateté de l’émotion et du jugement esthétique que nous portons en nous la certitude de notre rapport au monde et prévoyons les actions appropriées sur celui-ci.

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