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3 Expression comme fabrique de propriété expressive et esthétique

3.2 Les propriétés esthétiques et les propriétés expressives

Les propriétés esthétiques semblent jouer un rôle dans l’organisation du champ visuel et dans la mise en situation du sujet percevant. Frank Sibley est la figure principale du vingtième siècle qui, depuis les années 1950, s’applique à éclaircir la nature des propriétés esthétiques. Selon Frank Sibley, les qualités esthétiques sont les propriétés d’un objet qui possèdent la capacité de procurer une expérience esthétique. Ce sont les propriétés émergentes qui dépendent des propriétés non-esthétiques – perceptives ou physiques. Deux perspectives se trouvent opposées : les anti-réalistes voient les propriétés esthétiques comme subjectives et les réalistes les considèrent comme propriétés objectives et réelles de l’objet. Dans les années 1990, le débat est alors prolongé entre les deux camps, en particulier, entre Alan H. Goldman et Eddy M. Zemach.

Nous devons cependant signaler que, dans cette étude, les propriétés esthétiques et les propriétés expressives sont traitées vaguement comme celles qui appartiennent à la même

famille, celle de l’affectivité. En effet, il existe depuis toujours une obscurité théorique quant à l’indifférenciation des propriétés esthétiques/expressives, celle de ne pas spécifier les expériences esthétiques des expériences émotionnelles vécues dans la banalité du quotidien. C’est d’ailleurs la même attitude que prennent la plupart des expressionnistes. Bien que Wassily Kandinsky nous ait avertis de la distinction sollicitée de deux catégories d’émotions53, sur le plan théorique, nous n’avons cependant pas de définitions conceptuelles, adéquates pour séparer les unes des autres. Même dans les discours des expressionnistes, les émotions telles que la tristesse, le chagrin, la joie, exprimées dans une œuvre ne sont pas explicitement différenciées de celles que nous éprouvons dans la vie de tous les jours. Nous nous demandons alors s’il y a une frontière tranchée entre les émotions esthétiques et les émotions banales. L’expérience de chagrin que je fais devant un tableau, l’écran du cinéma, dans un roman, est-t-elle distincte catégoriquement de la douleur d’une personne souffrante à laquelle je compatis ou éprouve à cause de la perte d’un être aimé ? La réponse des expressionnistes à cette question est plutôt ambiguë. Certains théoriciens préfèrent ne pas traiter ce problème du tout.

Les difficultés de différencier des propriétés expressives et des propriétés esthétiques se trouvent partout dans la littérature de l’esthétique. Certains théoriciens tels que Frank Sibley54, Roger Pouivet55, les classent dans la catégorie des propriétés esthétiques ; certains ne parlent que des propriétés expressives. Certes, il existe des émotions qui semblent intimement associées au génie et à la création artistique, la mélancolie et la grâce, par exemple. Surtout, certaines émotions semblent propres et uniques au domaine esthétique, le beau, le sublime et la laideur, par exemple. La plupart des émotions présentées et évoquées par l’œuvre d’art restent cependant difficiles à distinguer aisément des émotions du quotidien. Faute de littérature suffisante pour traiter ce sujet, nous ne prétendons pas pouvoir résoudre ce problème dans cette étude. Nous allons plutôt traiter le problème dans une perspective générale de l’affectivité et voir les émotions esthétiques comme appartenant à la même catégorie des expériences émotionnelles. Le terme esthétique est renvoyé ici à une théorie de

53

Cf. Wassily Kandinsky (1910). Du Spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier. Paris, Gallimard.

54

Cf. Frank Sibley (1959). Aesthetic Concepts. The Philosophical Review, 68(4), 421-450. Trad. Française,Les concepts esthétiques. In: Danielle Lories (éd.). Philosophie analytique et esthétique. Paris, Méridiens Klincksieck ; Frank Sibley (1965), Aesthetic and Nonaesthetic. The Philosophical Review, 74(2), 135-159.

55

Roger Pouivet a littéralement marqué les propriétés expressives comme une sous-catégorie des propriétés esthétiques. Voir Roger Pouivet (2000), op. cit., p. 106-107.

l’affectivité et du sentir ; l’idée des émotions esthétiques, notamment celle du sentiment du beau, est placée parmi les catégories conceptuelles des émotions, à côté des émotions primaires ou secondaires telles que le rage, la joie, l’amour, etc.

En effet, l’intérêt théorique de cette approche n’est pas de différencier, de manière distincte, des émotions esthétiques des autres émotions, mais plutôt de définir, dans une perspective d’interaction cognitico-affective, la nature de l’expérience esthétique/affective par rapport à l’expérience simplement perceptive ou cognitive, ainsi que celle de la propriété esthétique/expressive par rapport à la propriété perceptive/physique de l’objet. Comme ce qui a été évoqué dans l’Introduction, nous allons réfléchir sur la nature de l’émotion esthétique sous l’angle des recherches scientifiques, notamment celles de Semir Zeki, de Piotr Winkielman, de Vilayanur S. Ramachandran, qui définissent le sentiment du beau comme une sorte d’émotion positive, se rapprochant du sentiment de « bien-être », qui repose sur la perception du stimulus évalué positivement, sur le sentiment de plaisir, associée à la motivation d’approche et à la disposition de la récompense dans le cerveau. Dans cette optique, les propriétés esthétiques seront conçues comme une sous-catégorie des propriétés expressives, et non l’inverse, contrairement à la classification des auteurs comme Frank Sibley ou Roger Pouivet. L’expression par la forme signifiante est, dans cette étude, considérée comme fabrique du sens par le biais de la formation de la propriété expressive ; la communication de l’expérience émotionnelle est pensée comme étant basée sur la construction de la propriété affective (expressive) de l’objet.

Par expressivité, nous entendons la propriété d’un objet, d’un geste ou d’une œuvre d’art ayant pour effet d’évoquer un état affectif quelconque chez un sujet. Elle est d’une manière ou d’une autre liée à des traits perceptibles de la chose, voire même dépendante de ces derniers. Certaines œuvres représentationnelles qui dépeignent des situations d’émotion sont expressives. Cependant, contrairement à certaines idées reçues, l’expressivité de ces œuvres ne repose pas toujours sur ce à quoi les éléments représentationnels font allusion. Elle n’est pas non plus réductible à la simple réorganisation imitative de notre expérience visuelle du monde – celle de la mer, du brouillard, du ciel, de l’obscurité, telle qu’elle se présente dans le tableau de Caspar David Friedrich (Figure 1-1, Planche 1). Elle ne repose pas sur la technique de trompe-l’œil, sur la représentation imitative ou sur le concept d’une autre chose.

En effet, les propriétés expressives ou esthétiques telles que la tristesse, la grâce, le beau, ne sont pas réductibles aux propriétés physiques des choses56. Elles s’appuient sur les caractères représentationnels de la peinture et cependant ne leur sont pas réductibles.

Plusieurs philosophes, Eddy M. Zemach, en particulier, trouvent dans la notion de « survenance 57 » une manière de concevoir l’émergence des propriétés expressives/esthétiques sur des propriétés cognitives, perceptibles ou physiques de l’œuvre, en vue d’accorder aux premières une certaine objectivité, pour défendre une position réaliste de la beauté. En disant que les propriétés esthétiques surviennent sur les propriétés non- esthétiques, Zemach veut montrer que les premières dépendent ontologiquement des secondes sans y être conceptuellement réductibles58. La survenance est une notion que les philosophes font intervenir régulièrement pour expliquer le type de relation qu’entretiennent les propriétés mentales et physiques, entre les propriétés expressives/esthétiques et physiques/perceptibles de l’objet. Lorsque nous regardons un tableau, nous voyons des formes se détachant sur un fond, le champ visuel se différenciant en premier plan et en arrière-plan, quelques taches colorées dispersées par-ci, par-là, certaines organisations donnant l’ordre à tous ces éléments visuels. Nous pouvons parler de ces phénomènes en termes de propriétés perceptibles qui dépendent causalement des propriétés physiques perçues de la peinture. Dans le cas du Moine

au bord de la mer, les éléments picturaux qui constituent le tableau, c’est la couleur bleu

foncé, le modelé entre bleu et noir, le contour indéfini, la composition horizontale, etc. Il y a cependant quelque chose dans cette peinture qui va au-delà de tous ceux-là, qui semble échapper à notre vue, qui ne joint pas à l’ordre du visible. Si la mélancolie est un sens évident transmis par ce tableau à notre esprit, nous nous interrogeons alors sur la nature et l’origine de ce sens, que nous considérons comme étant associé à des propriétés invisibles, sous-jacentes des propriétés perceptibles de l’œuvre. Quelle est donc la vérité de l’impression mélancolique que nous avons de ce tableau ? Est-t-elle d’une réalité indéniable ? Les réalistes nous répondrons que la mélancolie, étant propriété esthétique et affective, est une propriété du tableau perçu et qu’elle possède une véritable réalité. Comme nous le dit Zemach.

56

Cf. Frank Sibley (1959), op. cit.; Frank Sibley (1965), op. cit.

57

Cf. Roger Pouivet (1995). Survenances. Critique, avril ; Roger Pouivet (1996). Emotion. In : Esthétique et

logique.Bruxelles, Mardaga.

58

Cf. Eddy M. Zemach (1997). Real beauty. Penn State Press. Trad. Française par Sébastien Réhault. La beauté

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