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1 L’esthétique subjectiviste au regard critique d’Eddy M Zemach

1.2 Le plaisir esthétique

1.2.3 Le centre du plaisir dans le cerveau

D’autres remarques que nous voulons faire concernent les modalités fonctionnelles de l’esprit. Zemach s’oppose radicalement à l’idée que le sentiment de plaisir constitue en lui- même une unité fonctionnelle de l’esprit et que le rapport du plaisir à l’objet physique est contingent. Il pense au contraire que l’agréable doit constituer une propriété intrinsèque de l’objet lui-même, et non celle de l’esprit. Il n’existe pas de sensation de plaisir en elle-même, indépendante des activités de regarder une œuvre d’art, de jouer aux échecs, de goûter les marrons glacés. Comme il l’a dit :

De plus, le plaisir n’est pas, et ne peut pas être, une sensation. Le goût du vin est qualitativement différent du toucher de la soie, et les deux différents de l’expérience consistant à écouter Bach ; mais il est faux de dire que chacune des sensations mentionnées soit accompagnée par un sentiment de plaisir supplémentaire distinct. Bien plutôt, ces sensations sont elles-mêmes agréables ; c’est-à-dire que nous aimons les éprouver. « X est agréable » ne veut pas dire « X cause un sentiment de plaisir » ; cela veut dire « X est une sensation agréable ; nous préférons éprouver X à Y qui n’est pas aussi agréable ». Par conséquent, Gilbert Ryle avait raison d’insister pour dire que « aimer faire X » ne pouvait pas vouloir dire « avoir un sentiment qui accompagne la sensation que l’on a en faisant X ». Aimer la crème glacée, c’est aimer le goût de la crème glacée, et non aimer une autre sensation, une sensation de plaisir qui accompagnerait le goût en question. Nager et embrasser sont des activités agréables, non en raison d’un autre sentiment, d’un autre plaisir, accompagnant les sensations de nager et d’embrasser, mais parce que nous aimons ces sensations elles-mêmes77.

thinking: Preferences need no inferences. American psychologist, 35, 151-175; Robert B. Zajonc (2000). Feeling and thinking: Closing the debate over the independence of affect. In: Joseph P. Forgas, (éd.) Feeling and

thinking: The role of affect in social cognition. Cambridge, Cambridge University Press ; James A. Russell

(2005). Emotion in human consciousness is built on core affect. Journal of consciousness studies, 12, 26-42; Kent C. Berridge (2003). Pleasures of the brain. Brain and cognition, 52, 106-128.

77

Pour Zemach, l’énoncé « la glace au chocolat est bonne » ne peut pas être interprété comme « goûter une glace au chocolat est accompagné par un sentiment de plaisir », puisque la glace au chocolat est en elle-même bonne, le goût agréable est la propriété intrinsèque de la glace au chocolat. Idem pour l’exemple de nager : dans la mesure où nager est en elle-même une activité agréable, il sera erroné de dire qu’il existe en nous un sentiment nommé plaisir évoqué à chaque fois par cet acte. Zemach s’oppose radicalement à l’idée que le sentiment de plaisir constitue en lui-même une unité modulaire fonctionnelle de l’esprit et que ce sentiment peut avoir lieu de manière parallèle et cependant contingente par rapport à l’activité ou à l’objet qui nous procure le plaisir. L’agréable est pour Zemach une propriété intrinsèque de l’objet en soi. Zemach ne pense pas que le plaisir soit une expérience subjective éprouvée par un individu, parce que celle-ci n’est accessible que par la redoutable introspection, et parce que l’expérience vécue n’est qu’un fantôme dans la machine.

Une des questions soulevées par le réalisme de Zemach est alors : Le plaisir est-t-il une sensation ou un sentiment en soi qui constitue une unité fonctionnelle dans notre esprit ? La réponse de Zemach est non. Or, d’après la conception modulaire de l’esprit et d’après la conception selon laquelle il existe un « système de plaisir » (pleasure system) dans le cerveau, notre réponse à cette question est différente de celle de Zemach. Nous concevons que le plaisir constitue une modalité fonctionnelle de notre esprit. Cette idée est soutenue par de nombreuses études ayant mis en évidence son existence du moins fonctionnelle. Si le plaisir constitue une unité fonctionnelle dans notre esprit, les questions qui s’ensuivent sont alors : Quelle est la modalité de fonctionnement du plaisir ? Quel rapport a-t-il aux autres activités de l’esprit ? Quel rôle joue-t-il dans les activités telles que jouer aux échecs, prendre un verre de vin, regarder un film policier ? La conception de béhaviorisme logique ne nous permet pas de répondre à ces questions, étant donné que l’esprit est pensé comme une boîte noire qui nous refuse tout accès, et que la modalité fonctionnelle de l’esprit n’est donc pas pensable dans une telle approche. Or, d’après les études neurophysiologiques de l’émotion et, en particulier, celles du plaisir, l’idée soutenue est le contraire de ce que déclare Zemach. Contrairement au constat de Zemach, la perspective de voir le plaisir comme une unité fonctionnelle basique (primaire) de la vie psychique est loin d’être une spéculation sans fondement, ni une simple confusion conceptuelle de la part des subjectivistes. Elle est en effet soutenue par de nombreux scientifiques de l’affectivité aussi bien sur le plan conceptuel que

par les recherches empiriques78. Ce qui nous paraît intéressant, c’est que les conceptions spéculatives et les recherches empiriques dans le domaine de la psychologie dite « hédonique » (hedonic psychology) et dans la neuroscience affective sont portées à affirmer le contraire de ce que dit Zemach, comme son constat suivant :

Si l’intensité de notre plaisir esthétique est le critère au moyen duquel nous déterminons quels objets ont une grande valeur esthétique (c’est-à-dire lesquels sont beaux), ce plaisir doit être identifiable en lui-même, sans référence aux objets qui le causent. Nous devons identifier la sensation de plaisir esthétique, mesurer son intensité et ensuite seulement qualifier de « beau » l’objet qui l’a causé. Par conséquent, le plaisir esthétique doit être un sentiment indépendant qui n’est relié que de façon contingente à l’observation de choses belles. Donc, dans un monde possible donné, le plaisir esthétique généré par (disons) le fait de mettre ses chaussures. C’est aussi logique que de jouer aux échecs pour éprouver le plaisir du tennis. Nous avons ici une reductio adabsurdum de la conception selon laquelle le plaisir esthétique est une sensation79.

En effet, tout à l’opposé de ce que constate Zemach, les scientifiques sont plutôt favorables à l’idée de pouvoir identifier le centre de plaisir dans le cerveau et déterminer le sentiment de plaisir comme produit d’une unité fonctionnelle, modulaire et primaire de l’esprit, qui agit indépendamment et cependant de façon ultra complexe en interaction avec d’autres systèmes psychiques. La découverte du « circuit de récompense (reward circuit) » et ses transporteurs, les opioids neurotransmetteurs, connus sous le nom des « molécules du plaisir », la dopamine en particulier, identifiées pour leur fonction à produire la sensation de plaisir, impliquées largement dans la génération du désir, de l’anticipation de récompense, de la motivation à agir, représente un exemple captivant. Kent C. Berridge donne d’ailleurs un nom, les « hotspots hédoniques (hedonic hotspots) », à cette unité fonctionnelle du plaisir et de la récompense située dans le cerveau80.

78

L’exemple le plus représentatif est l’idée de « centre de plaisir » identifié comme situé dans le noyau accumbens, dans le septum pellucidum et dans l’hypothalamus. Par ailleurs, James A. Russell propose l’idée de plaisir comme « affect noyau (core affect) » qui constituerait une unité fonctionnelle et primitive des émotions positives. Cf. James A. Russell. (2005), op. cit.

79

Cf. Eddy M. Zemach (1997), op. cit., p. 52-53.

80

Cf. Kyle S. Smith & Kent C. Berridge (2007). Opioid limbic circuit for reward: Interaction between hedonic hotspots of nucleus accumbens and ventral pallidum. Journal of neuroscience, 27(7), 1594-605.

Figure 2 - 1. Hotspots et circuits hédoniques.

Hotspots hédoniques sont composés du noyau accumbens, du pallidum ventral, et du noyau parabrachial où les opioids et d’autres signaux déclenchent l’amplification du plaisir en réponse au goût sucré.

Source : Kent C. Berridge & Morten Kringelbach (2008). Affective neuroscience of pleasure: reward in humans and animals. Psychopharmacology. 199 (3), 457-80.

Par ailleurs, le noyau accumbens est connu pour son rôle central dans la motivation et dans le circuit de la récompense. L’activation de certains circuits neuraux dans le noyau accumbens évoque une sensation de plaisir et de satisfaction très prononcée en réponse aux stimuli sensoriels, notamment au goût sucré (voir Figure 2-1)81. Le noyau accumbens entretient d’ailleurs d’étroites relations avec d’autres centres fonctionnels impliqués dans les mécanismes de plaisir en vue de récompenser l’action de l’organisme. Les endorphines, connues comme des morphines endogènes produites par le cerveau, sont identifiées pour leur capacité à atténuer la douleur et le stress, quasiment comme une morphine naturelle. Elles ont également pour fonction de produire les sensations de bien-être, de bonheur, voire d’euphorie, ainsi que le sentiment d’amour durable. Les activités telles que le sport, l’amour, aussi bien que l’expérience gustative des sucres et des gourmandises provoquent ou augmentent l’émission des endorphines dans le corps, qui ont pour conséquence de recomposer et de renforcer notre engagement dans ces activités. Cela montre que les comportements sont, une partie au moins, sous contrôle du circuit désir(ou motivation)–action–satisfaction, dont le rôle fonctionnel du système de plaisir est central.

81

Cf. S. Peciña & Kent C. Berridge (2000). Opioid eating site in accumbens shell mediates food intake and hedonic ‘liking’: Map based on microinjection Fos plumes. Brain Research, 863, 71-86.

Nous bénéficions d’une connaissance menée en profondeur dans la neuropsychologie et la neurobiologie des émotions, du circuit de récompense et des mécanismes de production du plaisir et, parallèlement, de leur interactivité. Ces découvertes nous persuadent de plus en plus qu’il existe en nous une unité fonctionnelle impliquée dans la génération de l’expérience subjective de plaisir et aux états émotionnels positifs ayant lieu parallèlement à nos comportements – jouer aux échecs, prendre une bonne douche, manger un bon chocolat, par exemple. Le plaisir n’est donc pas une expérience flottante, une expérience subjective qui repose sur le néant. Sa réalité physique et sa substantialité sont identifiables dans le cerveau. Une expérience de plaisir requiert toujours les activités du système hédonique du cerveau sous-tendant l’évaluation du stimulus émotionnel. Nico H. Frijda et Kent C. Berridge ont d’ailleurs fait une comparaison avec le « gloss » qui lustre la peau, en disant que le « plaisir

gloss » ressemble à une sorte de valeur ajoutée à notre expérience, comme une couche de

couleur appliquée sur notre perception sensorielle par notre cerveau limbique 82.

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