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Les difficultés du modèle de double survenance et la voie vers la survenance simple

2 Survenance du jugement esthétique

2.3 Les difficultés du modèle de double survenance et la voie vers la survenance simple

Tout d’abord, nous nous demandons si la « double survenance » est nécessaire sur le plan théorique et s’il est possible de la remplacer par une « survenance simple » comme l’a ainsi proposé Frédéric Nef97. D’après lui, la propriété « être beau » doit être un phénomène de survenance simple, une propriété émergente directe de la réalité matérielle, « d’une unité dans la diversité, réalisée entre autre par la symétrie, perception causant un type particulier de

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Cf. Roger Pouivet (2000), op. cit., p.160.

97

plaisir98 ». En optant pour une survenance simple, Frédéric Nef remet d’emblée en question la pertinence de la « transitivité » de la survenance, le principe selon lequel « si B survient sur A et C survient sur B, alors C survient indirectement sur A par l’intermédiaire de B ». D’après Nef, la thèse de survenance transitive est problématique dans la mesure où la survenance implique l’émergence qui n’est pas transitive et que la relation de survenance est une relation de dépendance unilatérale non réductrice d’une propriété à une autre qui ne peut donc pas être transitive99. De ce fait, contrairement à la thèse de Pouivet, il est en réalité impossible d’appliquer le principe de transitivité pour assurer la covariance entre les propriétés esthétiques/évaluatives (de troisième ordre) et les propriétés physico-phénoménales (de premier ordre), en passant par les propriétés Intentionnelles (de deuxième ordre). Le constat de Nef soutient notre intuition que la thèse de double survenance selon laquelle les propriétés esthétiques/évaluatives covarient avec les propriétés physico-perceptibles de l’objet ne peut pas être aisément fondée, ou du moins, elle ne correspond pas tout à fait à notre observation des phénomènes moraux, affectifs et esthétiques.

Deuxièmement, nous nous demandons si les relations de survenance reposées sur la diversification des niveaux (les propriétés de premier ordre, de deuxième ordre et de troisième ordre) sont bien fondées. Nous nous interrogeons, par exemple, sur le fait que la modification des propriétés Intentionnelles (propriétés classées au niveau 2) puisse entraîner nécessairement le changement des propriétés esthétiques évaluatives (propriétés classées au niveau 4). Le modèle de double survenance affirme que nos croyances sont elles-mêmes la base de survenance d’autres croyances et d’autres types de contenu Intentionnel et que la variation des propriétés subvenantes (propriétés de la base) entraîne la modification des propriétés survenantes. Plus précisément, selon la thèse de double survenance, la modification des croyances subvenantes entraînerait nécessairement un changement des croyances survenantes, de sorte que le nombre des propriétés Intentionnelles s’accroît à partir de l’émergence des croyances sur des croyances. C’est un phénomène auquel Pouivet donne le nom d’« accroissement épistémique », afin de désigner le fait que les croyances et les propriétés mentales émergent de manière prolifère sur les propriétés physico-perceptibles relativement limitées100.

98

Cf. Frédéric Nef (2006), op. cit.

99

Ibid., p. 233.

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Notre doute entre en résonance avec Nef qui considère que la covariation entre les différents niveaux ne peut pas être toujours assurée101. Notre principale inquiétude venant de l’obscurité de ce concept de survenance que Pouivet prétend pouvoir appliquer de manière prolifère pour expliquer la génération des phénomènes mentaux qu’il appelle « accroissement épistémique ». Ce qui nous inquiète, en particulier, c’est que l’idée de survenance explique finalement très peu de choses concernant le phénomène de la multiplication des propriétés mentales à partir d’autres propriétés mentales. L’idée de survenance mentale est confuse, voire incertaine à nos yeux. Elle nous dit que la survenance est un rapport de « dépendance asymétrique », de « covariation » et d’« irréductibilité », mais elle ne nous dit pas de manière affirmative si la propriété de base (subvenante) agit ou exerce un pouvoir causal singulier sur la propriété supérieure, à savoir sur la propriété survenante. Sachant que cette idée de survenance est spécifiquement appliquée par des philosophes comme Donald Davidson et Jaegwon Kim afin d’expliquer les phénomènes émergents des propriétés mentales à partir des propriétés physiques, un rapport mystérieux et redoutable s’instaure et dont personne − du moins jusqu’à présent, ni les philosophes, ni les scientifiques − ne peut déterminer sa véritable nature de manière concluante ni convaincante. Dire que les propriétés esthétiques surviennent sur les propriétés non-esthétiques, cela ne veut dire que deux choses : soit nous admettons que la corrélation entre ces deux groupes de propriétés sont les faits bruts à avaler tout simplement et nous renonçons à la possibilité d’aller chercher plus loin des explications, soit nous avouons notre incapacité à connaître la véritable relation entre elles. C’est dire qu’il est impossible de connaître une vérité au-delà de la survenance ; c’est renoncer à notre recherche et reconnaître l’impossibilité d’aller au-delà de certaine frontière définie par la notion de survenance. La motivation profonde de notre rejet de l’idée de survenance des propriétés esthétiques est alors très simple, si ce n’est naïve : parce que nous prétendons que la vérité des propriétés esthétiques ne s’arrête pas à la frontière de survenance et parce que renoncer à cette idée nous permettra d’aborder l’interrogation sous un autre jour. La notion de survenance laisse beaucoup de lacunes dans ses explications de l’émergence et de la génération de ces propriétés mentales. Nous nous demandons alors si l’idée de survenance ne peut pas être appliquée de manière appropriée et générale lorsqu’il s’agit d’expliquer la prolifération des propriétés mentales et les relations entre eux, et si cette double survenance n’est pas en réalité un rapport de « causalité » entre les propriétés mentales, tel que nous allons le décrire dans les

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pages qui suivent.

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