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2.1 Distinction des émotions proprement dites et des « sentiments d’arrière-

plan »

Damasio distingue deux sortes de perception de l’état interne du corps. Un premier type repose sur les émotions proprement dites, dont les plus universelles sont la joie, la tristesse, la colère, la peur et le dégoût, les émotions dites « primaires » ou « de base » (basic

emotions). Elles correspondent à des états du corps largement préprogrammés pour fin de

préparer l’action de l’organisme face à une situation urgente, ainsi que d’assurer la survie. Lorsque l’état corporel se conforme à un état de l’une de ces émotions, l’organisme se sent

heureux, triste, en colère, effrayé, dégoûté, etc. Un deuxième type de perception de l’état du corps repose sur de subtiles sensations que Damasio appelle le « sentiment d’arrière-plan », qui est la perception de l’état d’existence du corps. Le sentiment d’arrière-plan est discret et subtile ; plutôt qu’à un état émotionnel proprement dit, il ressemble à un état de fond, à un arrière-fond, au plan le plus éloigné de notre perception. Autrement dit, il ne s’agit pas de ressentir une grande émotion de tristesse ou de joie, mais plutôt de percevoir un « niveau minimal de tonalité et de rythme. En fait, il s’agit de la perception de la vie elle-même, de la sensation d’être111. » À proprement parler, les états d’arrière-plan du corps sont moins explicites et relativement peu variés par rapport à ceux des émotions proprement dites. Ils constituent pourtant le véritable fondement de la conscience de soi, de son existence, du moi, comme les décrit Damasio :

Ils ne sont jamais trop positifs, ni trop négatifs, bien qu’ils puissent être perçus surtout comme plaisants ou déplaisants. Selon toute vraisemblance, c’est cet état d’arrière-plan plutôt que des états émotionnels que nous percevons le plus souvent au cours d’une vie. Nous ne sommes conscients de cette perception d’un arrière-plan que de façon subtile, mais nous en sommes néanmoins suffisamment conscients pour rapporter instantanément sa qualité.

[…]

J’avance ici l’idée que, sans cette perception, nous ne pourrions avoir aucune représentation de notre « moi »112.

À la différence des émotions explicites, les sentiments d’arrière-plan sont présents dans notre esprit de manière continuelle, quoique implicites et souvent à l’insu du sujet. Par ailleurs, certaines sensations de l’arrière-plan constituent de subtiles variations par rapport aux émotions explicites, par exemple, « l’euphorie et l’extase sont des variations par rapport à la joie ; la mélancolie et le désenchantement sont des variations par rapport à la tristesse ; la panique et la timidité sont des variations par rapport à la peur113. » Les émotions proprement dites ont souvent un objet explicite et une cause externe, par exemple, la présence d’un ours dans la forêt qui évoque la peur, l’attaque de l’ennemie et l’intimidation de l’autre nous provoque la colère, etc., alors que les sentiments d’arrière-plan n’ont souvent ni objet, ni cause externe qui y sont associés. C’est juste un état adjoint à la perception intéroceptive du soi, n’ayant pas de rapport apparent aux événements externes quelconques. La représentation

111

Antonio R. Damasio (1994), op. cit., p.195.

112

Antonio R. Damasio (1994), op. cit., p.195-196.

113

de soi dans le cerveau n’est qu’implicite, fondée sur les configurations neurales non conscientes visant ce que nous appelons le corps propre.

Damasio utilise d’ailleurs la métaphore « partition d’orchestre114 » pour élucider la nature de l’esprit composé de l’ensemble de flux mentaux d’image, qui peuvent être à la fois affectifs, cognitifs, factuels et évaluatifs, comme la décrit Damasio :

Il peut être utile de considérer le comportement de l’organisme comme l’exécution d’un morceau orchestral dont on est en train d’inventer la partition au fur et à mesure. Tout comme la musique que vous entendez est le résultat d’un certain nombre d’instruments jouant ensemble et en mesure, le comportement d’un organisme est le résultat de plusieurs systèmes biologiques jouant de façon concomitante. Les différents groupes d’instruments produisent différentes sortes de sons et exécutent différentes mélodies. Ils peuvent jouer continûment tout un morceau durant, ou s’absenter de temps à autre, parfois pendant un certain nombre de mesures. Il en va de même pour le comportement d’un organisme. Certains systèmes biologiques produisent des comportements qui sont présents continûment, alors que d’autres produisent des comportements qui peuvent être présents ou non à un moment donné.

[…]

Il y a, bien entendu, des parties musicales pour l’état correspondant à l’éveil et qui consiste à former continuellement des images, comme pour la représentation des objets, événements et termes spécifiques qui les dénotent ; il y a aussi une partie pour les sentiments des différentes émotions que manifeste l’organisme. Mais il y a une autre partie dans la partition d’orchestre interne pour laquelle il n’y a pas de contrepoint externe précis : cette partie est le sentiment de soi, la composante cruciale de n’importe quelle notion de conscience115.

La métaphore de partition d’orchestre désigne ainsi la nature de la conscience comprenant divers comportements, tels que l’orientation de l’attention, la formation de l’image du monde, la présence des émotions, la manifestation du sentiment de soi, qui, ensemble, exécutent parallèlement des fonctions vitales dans l’individu.

2.2 Les sentiments d’arrière-plan comme l’objet principal de l’expression

artistique

114

Antonio R. Damasio (1999), op. cit., p.116-126.

115

À partir de la théorie de Damasio, nous avançons l’idée que ces sensations subtiles, nuancées, implicites du moi constituent effectivement les sujets traités inlassablement par des artistes, notamment dans le domaine des arts plastiques. Ceci concerne notamment les sentiments dits esthétiques tels que l’équilibre, la dynamique, la grâce, l’élégance, la grandeur, la force, la magnificence, la mélancolie, le beau, le sublime, etc. Effectivement, sur le plan cognitif, les sentiments d’arrière-plan n’attirent l’attention que d’un nombre très limité des personnes, disons, sensibles, très souvent introverties, et ne sont exprimés majoritairement que par les moyens artistiques, tels que la musique ou la peinture, alors que les émotions proprement dites, comme la joie, la tristesse, la colère, sont exprimées ordinairement dans la vie de tous les jours, dans la vie sociale, entre les individus et reconnues universellement par tous. En effet, bien que les émotions explicites comme la joie, la colère, la tristesse, constituent également les contenus d’expression dans les arts visuels, comme la peinture, la photographie et la sculpture, elles n’occupent qu’une place plutôt marginale au sein des différents contenus d’expression. C’est plutôt l’expression des sentiments d’arrière-plan qui constitue le véritable centre d’intérêt du travail et de la perception dans le domaine des arts visuels. Or, quoique implicites, discrets comme une tonalité du fond, une fois leur intensité augmente à un degré suffisamment important, ils seront transformés en véritables inspirations artistiques, d’où surgit une force impulsive qui poussent les artistes à s’exprimer dans les formes visuelles et dans les matériaux artistiques.

2.3 Les propriétés esthétiques/affectives/évaluatives redéfinies selon le modèle de

Damasio

À partir de la théorie de Damasio, nous définissons les propriétés affectives/esthétiques et les propriétés physico-phénoménales et conceptuelles comme ceci :

(1) Les propriétés physico-phénoménales et conceptuelles sont les propriétés fondées sur la base des configurations objectives des stimuli sensoriels, des pensées. Elles seraient formées principalement par la voie dite corticale dans notre cerveau. Notre étude ne s’intéresse qu’au cortex visuel, puisqu’il ne s’agit que de la modalité visuelle, ainsi que des propriétés visuelles dans notre recherche.

(2) Les propriétés esthétiques et émotionnelles sont d’ordre affectif et somatique, fondées sur la base des configurations qui enregistrent l’état et le changement du milieu interne du corps. Nous définissons les propriétés émotionnelles comme les propriétés des

émotions proprement dites, les émotions à la fois primaires et secondaires, telles qu’elles sont définies par Damasio et par d’autres scientifiques de l’émotion. Nous définissons les propriétés esthétiques, telles que la grâce, la mélancolie, le sublime, la grandeur, le beau, comme celles fondées essentiellement sur les sensations que Damasio appelle les « sentiments d’arrière-plan ». Elles sont formées principalement par la voie dite sous-corticale dans le cerveau.

Les propriétés conceptuelles et perceptuelles – plus précisément les propriétés visuelles dans le contexte de notre étude – sont factuelles, tandis que les propriétés affectives, émotionnelles et un grand nombre de propriétés esthétiques sont évaluatives, puisqu’elles viennent toutes des processus évaluatifs, qui peuvent être automatiques ou délibérés sur le plan fonctionnel. Nous allons développer cet argument concernant le caractère évaluatif des propriétés affectives et esthétiques dans les chapitres suivants dans l’élaboration du modèle d’appraisal esthétique. Pour l’instant, nous poursuivons la discussion du modèle de deux types de configuration mentale et proposons d’établir un modèle de double objet Intentionnel du jugement, conceptuel, perceptuel, affectif ou esthétique.

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