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3 La fonction adaptative et métacognitive du sentiment esthétique

3.2 L’aspect adaptatif et motivationnel du sentiment esthétique

La conception kantienne sur les sentiments esthétiques est formulée dans une perspective cognitive liée aux facultés de connaître. Les sentiments esthétiques sont d’emblée les œuvres dérivées des activités cognitives. Toutefois, si les sentiments esthétiques constituent les informations d’ordre métacognitif, nous sommes frappés par leur nature plutôt vague et obscure, puisqu’elles ne nous renseignent que très peu sur l’état factuel de notre système cognitif, sauf cette sensation de plaisir et de déplaisir, qui nous informe en réalité très peu de choses sur l’état réel de notre cognition. En effet, ce qui nous paraît curieux dans les paragraphes de l’Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764) et celles de la

Critique de la faculté de juger, c’est que les objets du beau et notamment ceux du sublime ont

fait couler beaucoup d’encre, alors que la description du contenu du sentiment même, de la qualité subjective que nous éprouvons, est relativement peu importante en termes de quantité. Pourquoi cette asymétrie ?

Quand nous dirigions l’attention sur cette sensation de plaisir/déplaisir, nous constatons que, même si elle nous donne une image très vive, elle ne nous informe sur aucun fait quant à cet état. Si toutes les activités cognitives s’accompagnent nécessairement d’un sentiment qui signale à la conscience l’état de ses activités, ce sentiment ne nous fournit effectivement aucune information factuelle sur l’actualité de ces activités. Comme si l’état de la conscience en train d’appréhender un objet n’était rien d’autre que le sentiment même qui le signalait. Être informée de son état par un sentiment de beau, c’est éprouver cet état plaisant, sentir une tendance de s’approcher d’un objet beau. De même, avoir la sensation de faim, ce n’est pas s’informer du fait que l’état de réserve énergétique est en chute, mais éprouver une sensation déplaisante dans le ventre et vouloir se nourrir ; idem pour la sensation de soif. Dans tous les cas, ce qui est clair dans notre esprit, ce n’est rien d’autre que ce sentiment hédoniste, ainsi qu’une image de l’envie à l’action, une représentation motrice, et

de l’objet visé. Si le jugement esthétique est de cet ordre, devons-nous alors définir le jugement esthétique non seulement comme celui dont le fondement de détermination se trouve dans un sentiment de plaisir/déplaisir apparaissant parallèlement et lié de façon immédiate à l’état de l’activité de la conscience, mais aussi négativement par l’impossibilité de faire une connaissance objective ou factuelle quant à son état ? Si le jugement esthétique fondé sur le sentiment de plaisir/déplaisir est de nature aussi confuse qu’obscure, nous nous demandons alors quelle importance il porte dans la formation de la conscience.

Kant a sans doute connu la même disposition que la plupart des personnes entre nous : plutôt que de décrire les qualités propres au sentiment même, nous avons tendance à glisser vers le pôle objectal de ce sentiment, soit les propriétés de l’objet. Nous ne serions pas étonnés par ce constat si nous savions que la cause réside en partie dans le fait que les objets liés à une certaine catégorie de l’émotion sont abondamment plus multipliés que les qualités ou le contenu de cette émotion même. En effet, nous pouvons découvrir le nombre indéfini des objets ou des événements correspondants à « une » émotion, alors que les qualités constituantes de cette émotion, son contenu propre, sont strictement limitées. De plus, il est possible que les qualités qui constituent le contenu d’un sentiment de beau et de sublime n’ont pas de mots adéquats qui y correspondent, ou tout simplement qu’elles ne sont pas analysables de l’une à l’autre de telle sorte que, dans une situation de communication, nous n’ayons qu’à faire appel aux multiples objets qui y sont connexes, tout en nous rassurant que, par ce moyen, nos interlocuteurs puissent éprouver tel et tel sentiment eux-mêmes et que le degré d’ambivalence sémantique puisse ainsi se réduire.

Damasio évoque d’ailleurs que, sur le plan neural, la complexité de la configuration sensorielle des caractéristiques physiques de l’objet perçu et celle du milieu interne ne sont pas symétriques151. Dans un jugement affectif ou esthétique, nous avons alors, d’un côté, un objet extéroceptif dessiné par notre cerveau sur la base d’une matrice ultra complexe, représenté de manière ultra sophistiquée et variée, mais, de l’autre, un objet intéroceptif relativement monotone. Cette asymétrie s’explique par plusieurs raisons. Premièrement, en terme de qualité, par rapport à la diversité et à la complexité du monde extérieur, la composition et les fonctions générales du corps vivant restent les mêmes tout au long de la

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vie. La forme de notre objet intéroceptif est donc préalablement soumise à la variation limitée de la constitution corporelle. Deuxièmement, en termes de quantité, par rapport à la mutation perpétuelle du monde extérieur, les changements de l’état du milieu interne qui se produisent à tout instant sont infimes, ayant une portée dynamique relativement restreinte, puisque le corps fonctionne avec un spectre limité de paramètres. L’état interne du sujet est donc relativement stable en comparaison de l’environnement qui l’entoure. Troisièmement, sur le plan comportemental, les types d’actions censées corriger les variations détectées aussi bien dans le corps que dans l’ environnement que peut commander l’individu sont relativement peu nombreux par rapport à la manifestation factuelle du monde extérieur. Cela dit, la manifestation du monde extérieur est bien plus variée que nos actions stéréotypées. Ainsi s’expliquent la monotonie de la constitution de l’objet intéroceptif ainsi que la bivalence du jugement de goût d’un objet esthétique : parce que l’objet intéroceptif et le jugement du goût sont constitués de telle manière pour s’associer fonctionnellement à un système motivationnel qui a pour fonction de réguler l’état de l’équilibre interne du sujet percevant en action, en ajustant son attitude et son comportement vis-à-vis du monde extérieur.

Nous pensons que la qualité hédonique du jugement esthétique participe activement au déclenchement de la motivation du sujet percevant. La fonction motivationnelle du jugement de beau et de sublime est de pouvoir « récompenser/punir » ou « renforcer/inhiber » les comportements cognitifs par une sensation agréable/désagréable, régler l’engagement de l’individu dans une action ou dans une expérience proprement cognitive. D’une part, le plaisir signale le bon fonctionnement (de libre jeu ou d’harmonie) des facultés de connaître. De l’autre, il incite la continuation de l’activité. Quant au déplaisir, nous pensons qu’il a pour fonction de signaler le désaccord, la gêne ou l’obstacle au cours des processus cognitifs. Il se présente comme un signal en vue d’inhiber, décourager, ou interrompre l’activité cognitive du sujet. De telle sorte que, même si la sensation de plaisir/déplaisir ne nous donne aucune information factuelle quant à l’état de nos activités cognitives, elle nous transmet du moins un message sans ambiguïté en vue de préparer et régir la suite de notre activité : l’interruption ou la continuation. C’est donc la fonction « heuristique » de la faculté de juger : elle sert, comme la raison, dans la poursuite d’une recherche ou d’une découverte du bon objet152. Un objet recherché est souvent beau, sinon sublime. En effet, ce que le jugement esthétique nous transmet, ce n’est pas seulement un message quant à l’état de notre activité cognitive, mais

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aussi un signal qui nous avertit sur le rapport entre notre capacité cognitive et l’objet en question. Le jugement esthétique prévoit une action appropriée en réaction à l’objet perçu : d’un côté, il nous signale si l’objet est approprié ou inapproprié par rapport à des paramètres prédéterminés de l’opération cognitive ; de l’autre, il détermine et ajuste automatiquement le comportement potentiellement approprié vis-à-vis de tel objet. En fin du compte, le jugement esthétique se présente comme un message qui éclaire le fait que nous sommes agents cognitifs au monde : il nous informe sur notre état cognitif à la rencontre du monde ; il nous signale notre rapport avec le monde ; finalement, il prépare le comportement approprié vis-à-vis de ce monde qui nous offre des possibilités d’action.

En résumé, la faculté de juger est la faculté du sentiment de plaisir/déplaisir. Cette faculté a pour fonction de produire les jugements réfléchissants sur l’état opérationnel de la conscience et de déclencher le système motivationnel associé à cet état. La faculté de juger sera alors la pensée qui se pense quant à son état et active parallèlement une certaine attitude et une tendance motrice vis-à-vis de l’objet esthétique en question. La pensée qui se pense quant à son état, c’est le sentiment même de soi qui est une représentation mentale de l’état interne de l’esprit et du corps sentant. Elle est la manifestation de l’agentivité, un phénomène entièrement relatif à l’essence charnelle du corps transcendantal. Le contenu du sentiment de beau est constitué principalement de la qualité hédonique, le plaisir, de la sensation de maîtrise, provenant du processus de l’évaluation de la capacité de gestion cognitive de la part du sujet, et dernièrement, la légèreté, qui concerne principalement l’intensité du sentiment et l’ampleur de l’activation. En revanche, le sentiment de sublime est comme le beau, constitué de la qualité hédonique, mais légèrement différente de celui-ci, parce qu’il s’agit à proprement dit du plaisir dit « relatif », que Burke appelle le délice qui provient soit du soulagement, soit de l’éloignement du danger. Le sublime est aussi un plaisir paradoxal, un plaisir déplaisant, qui représente une entité psychique mélangée du plaisir et de la douleur. Le sublime est d’ailleurs l’émotion d’une grande intensité, associée à l’évaluation négative à l’égard de la capacité du sujet. Le plaisir dans le sublime est donc d’une certaine violence qui va parfois jusqu’à l’exaltation, mélange d’un certain degré de douleur et de souffrance. Le fait que le beau soit composé de la sensation de maîtrise et que le sublime soit associé à la terreur suggère qu’un processus qui se destine à l’évaluation de la compétence et de la capacité du sujet à gérer l’objet esthétique en question soit activé. Dans le cas du beau, il s’agit d’une évaluation positive de cette capacité, alors que dans le sublime, de l’incapacité ou de l’évaluation négative. Une autre condition différencie ces deux sentiments : l’ampleur de leur activation. L’émotion que nous éprouvons dans le sublime atteste une intensité

incontestablement plus importante que celle dans le beau. Dans les discussions qui suivent, nous allons voir que les phénomènes de sublime et des émotions négatives sont accompagnés de symptômes somatiques plus marquants que ceux de beau et d’émotions positives. Dans le chapitre suivant, nous établirons un modèle d’appraisal afin de nous rendre compte des paramètres prédéterminés de la cognition et des critères subjectifs préprogrammés qui inspireront le plaisir ou le déplaisir en fonction des caractéristiques physiques et perceptives de l’objet perçu. Plus loin, dans la troisième partie de cette étude, nous montrerons comment ces critères s’appliquent au jugement de beau et de sublime en vue d’accomplir leurs fonctions métacognitives dans les conditions de créer et de percevoir les formes picturales.

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L’Appraisal du sentiment esthétique

Le caractère évaluatif du jugement affectif et esthétique montre que les processus d’appraisal (évaluation) sont le lieu où le sujet et l’objet sont apparus ensemble. Seules, les propriétés physiques de l’objet ne peuvent pas déterminer le contenu d’un jugement affectif et esthétique. Il faudra en outre les principes d’appraisal immanents au sujet percevant pour compléter les propriétés évaluatives d’une œuvre d’art, sinon en elle-même, elles sont ni bonnes, ni mauvaises. Nous voulons avancer l’idée que la structure d’appraisal est celle de la co-apparition du sujet percevant et de l’objet perçu : premièrement, le jugement affectif et le jugement esthétique sont constitués de l’évaluation de la pertinence de l’objet par rapport au sujet percevant ; deuxièmement, le jugement affectif ou esthétique est constitué d’une représentation motrice qui est la préparation à l’action dont le rôle est d’établir une relation appropriée avec l’objet perçu ; troisièmement, le jugement affectif ou esthétique a pour fonction de communiquer les états subjectifs et les intentions (implicites et explicites) entre le sujet et son environnement, naturel ou social.

Nous proposons alors un modèle heuristique de traitement esthétique reposant sur le modèle d’appraisal de l’affectivité et sur la conception de double objet Intentionnel que nous avons développée dans les chapitres précédents. D’après ce modèle, toute expérience esthétique comprend les étapes de traitement perceptif, évaluatif et motivationnel. Nous pouvons la définir comme une séquence de synchronisation de changement d’état intervenant dans les systèmes cognitif (perceptif et appraisal), neurophysiologique, moteur, motivationnel et moniteur153, afin de pouvoir analyser une instance de sentiment esthétique selon les dimensions relativement petites et les critères relativement concrets. Ce modèle permet d’analyser l’expérience esthétique à de multiples niveaux – perceptif, sémantique et

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Cf. Klaus R. Scherer (1984). On the nature and function of emotion: A component process approach. In : Klaus R. Scherer, Paul Ekman (éds.), Approaches to emotion. Hillsdale (N.J.), Lawrence Erlbaum Associates.

socioculturel, etc. – et de pouvoir tester les hypothèses sur le caractère empirique, culturel ou historique de l’œuvre d’art. Les possibilités prévues par ce modèle sont multiples. Notre étude ne prétend cependant pas pouvoir examiner toutes ces dimensions de l’œuvre d’art et de l’expérience esthétique dans leur intégralité, mais s’applique uniquement à analyser l’aspect perceptif et sensori-moteur de l’expérience esthétique à l’appui du modèle d’appraisal. Nous voulons montrer comment une réflexion sur l’expérience de l’art peut reposer sur une analyse à échelles multiples et sur les perspectives de la psychologie de l’art et de l’émotion. En dessinant ce modèle, nous voulons également situer l’analyse perceptive et l’appraisal incarnée dans une vision plus globale et ainsi montrer que l’évaluation de l’image visuelle au niveau sensori-moteur ne constitue qu’une des étapes plutôt primitives de traitement évaluatif de l’œuvre d’art. Le modèle montre que les analyses au cœur de notre étude ne sont que partiales, et qu’elles ne représentent qu’un effort incomplet quant à l’interprétation de l’œuvre d’art, puisque nos travaux ne visent qu’à la dimension sensorielle qui ne couvrira pas l’intégralité de l’expérience esthétique dans laquelle les traitements cognitifs de haut niveau tels que la formation de la pensée et du concept pourraient jouer un rôle déterminant. En sachant l’influence des processus descendants sur le jugement et l’expérience esthétique, notre modèle prévoit que les efforts analytiques au niveau conceptuel et sémantique pourront compléter les études sur la nature de l’évaluation et de l’expérience esthétique.

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