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2 Survenance du jugement esthétique

2.1 La survenance dans le domaine esthétique

Selon Zemach, les propriétés esthétiques évaluatives surviennent sur les propriétés dites non-esthétiques, non-évaluatives, qui comprennent principalement les croyances, les propositions et les propriétés physico-phénoménales telles que « être rouge », « être sucré », « être rectangulaire ». Il montre que l’existence des propriétés esthétiques évaluatives comme « ce tableau est beau » dépend ontologiquement des propriétés non-esthétiques comme les caractéristiques perceptives et physiques de l’objet (la couleur, la forme, la composition du tableau, par exemple), et que les propriétés esthétiques covarient avec ces dernières sans y être réduites conceptuellement. La formule générale de survenance est définie comme la suivante:

Formule générale de survenance (FGS) : Une propriété M survient sur des propriétés N1, … Nn si M n’est pas identique à aucun N1, … Nn, ou une de leurs

fonctions de vérité, et s’il est logiquement impossible qu’une chose devienne M ou cesse d’être M sans changement concernant une des propriétés N1, …

Nn90.

La thèse de survenance est définie sur la base de trois thèses fondamentales : (a) la thèse de dépendance ; (b) la thèse de covariance ; (c) la thèse de non-réductibilité. La formule

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Cf. Jean Petitot et al. (1999). Naturalizing phenomenology: Issues in contemporary phenomenology and cognitive science. Stanford, Stanford University Press.

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Pour une révision générale de la notion de survenance, voir Jaegwon Kim (1984). Concepts of Supervenience.

Philosophy and Phenomenological Research, 45(2), 153-176 ; Roger Pouivet (1995). Survenances. Critique,

575, 227-249.

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Voir Roger Pouivet (2000), op. cit., chap. VI ; Roger Pouivet (2006). Le réalisme esthétique. Paris, PUF ; Jerrold Levinson (1984). Aesthetic Supervenience. Southern Journal of Philosophy, 22, Supplément, 93-110 ; Eddy M. Zemach (1997), op. cit.

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de survenance peut être définie de la façon suivante :

Formule de survenance (FS) : B survient sur A si et seulement si (a) B dépend ontologiquement de A ; (b) B co-varie avec A ; (c) B n’est pas conceptuellement réductible à A91.

D’après la thèse de survenance, nous pouvons dire que « deux objets dont les propriétés esthétiques sont différentes possèdent aussi nécessairement des propriétés non esthétiques différentes 92 ». Autrement dit, selon cette thèse, deux objets indiscernables, dont la composition physique et la constitution perceptible sont identiques, ne peuvent pas avoir de propriétés esthétiques différentes. La covariation entre propriétés esthétiques et non- esthétiques renvoie au fait que tout changement de ces premières implique un changement de ces dernières. Ainsi, si les propriétés esthétiques ou évaluatives, le beau, par exemple, surviennent sur les propriétés non-esthétiques et non-évaluatives, alors, il ne saurait exister une différence des propriétés esthétiques ou évaluatives sans une différence de ces dernières.

La notion de survenance dans le domaine esthétique a cependant fait l’objet de nombreuses critiques. Un contre-exemple de l’idée de survenance que nous pouvons donner, c’est le phénomène de préférence du goût sucré. Très précocement après la naissance, le nouveau-né manifeste sa préférence pour le goût sucré, mais une aversion pour le salé, l’amer et l’acide. Le sucré est donc connu par les scientifiques comme une des préférences sensorielles les plus répandues chez les êtres humains. Le plaisir dans le sucré peut être exprimé dans un langage courant comme « le sucré est agréable ». Prise dans une perspective de survenance, cette expression veut dire que la sensation « agréable » survient sur le goût sucré et sur la propriété physique du sucre et donc co-varie avec cette dernière. Or, bien que l’être humain semble programmé neurobiologiquement à éprouver le plaisir dans le goût sucré, on peut très facilement constater que la sensation « agréable » n’accompagne pas toujours le sucre. Il se peut que certaines personnes trouvent que le sucré est agréable, alors que d’autres

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La formulation de Pouivet de cette thèse est la suivante : « (a) fait appel à la notion de dépendance ontologique selon laquelle B n’existerait pas si A n’existait pas. Plus précisément, c’est une relation de séparabilité d’un seul côté dans la mesure où B n’existerait pas si A n’existait pas, mais la converse n’est pas vraie. La relation de co- variation de (b) signifie alors qu’il ne peut y avoir de variation des propriétés B sans variation des propriétés A ; rien ne change dans A sans une modification corrélative dans B. L’irréductibilité (c) est conceptuelle ou épistémique. » Cf. Roger Pouivet (2000), op. cit., p.144-145.

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n’éprouvent pas ce plaisir. Et puis, après une consommation suffisamment importante de sucre, le plaisir qu’éprouve la personne diminue largement, voire va parfois jusqu’à l’écœurement. Cela dit, la propriété de plaisir (d’être agréable) dans le goût sucré change selon le comportement et selon la fréquence de consommation, alors que la propriété physico- perceptible du sucre reste intacte. La covariance entre la sensation agréable et le goût sucré, entre le plaisir et la caractéristique physique du sucre se présente faible dans ces conditions. Elle ne montre pas une corrélation constante et fiable entre la propriété évaluative (être agréable) et la propriété physico-phénoménale (constitué de la molécule saccharose et être sucré). Cela revient à dire que la notion de survenance semble expliquer très difficilement ce caractère contingent de la covariance entre les propriétés survenantes et les propriétés subvenantes. Cela dit, nous ne pouvons admettre que, soit le lien entre la propriété évaluative (être agréable) et la propriété physico-phénoménale (constitué de la molécule saccharose et être sucré) est contingent, soit il existe d’autre variable invisible qui les relie dans cette relation corrélative. Dans les deux cas, la relation de survenance ne peut pas être vraie.

Figure 2 - 2. Henry Matisse

La Tristesse du roi. 1952.

Papiers gouachés et découpés, marouflés sur toile. 386 x 292 cm Centre Pompidou, Paris.

La contradiction est encore plus marquante lorsqu’il s’agit des phénomènes spécifiquement socioculturels. Dans La Transfiguration du banal, Arthur Danto nous montre que l’appréciation de l’objet esthétique peut évoluer en fonction des contextes socioculturels93. Le concept d’indiscernable d’Arthur Danto montre que il est possible pour nous d’avoir un contenu perceptif ou phénoménal identique, tout en portant des jugements de valeur distincts face à la même œuvre d’art. Ainsi, il suffit de placer le tableau d’Henry Matisse, La Tristesse

du roi (Figure 2-2, Planche 4), dans des contextes différents, perçus par des personnes

différentes pour que l’appréciation de ce tableau varie de l’une à l’autre. Pour celles qui disent que « ce tableau est beau », elles voient dans ce tableau la richesse et la liberté créative de la technique de papier en gouache découpé. Certes, les papiers découpés ne sont pas riches en modelés subtiles et en contours sophistiqués, l’artiste doit se contenter de ces figures simplifiées, des tons purs, et ne joue que sur les rapports d’équilibre et de contraste entre les couleurs – blanc-noir, rouge-vert, bleu-jaune, etc. Cette contrainte technique n’est toutefois pas perçue comme entravant la moindre liberté formelle de l’expression de Matisse. À l’opposé, pour ceux qui déprécient la qualité de ce tableau, ils critiquent les formes trop simplifiées comme une réalisation enfantine. De là, nous voyons que la même simplicité figurale de ce tableau peut évoquer deux réactions tout à fait contrastées : l’une appréciative, l’autre dépréciative. Pour certains, la simplicité figurale de Matisse est l’expression de la liberté artistique, pour d’autres, il s’agit d’un jeu d’enfant sans gravité. La condition matérielle du tableau est identique, alors que les jugements esthétiques divergent. La différence entre deux jugements ne provient certainement pas des propriétés physiques du tableau, contrairement à la thèse de survenance de Zemach, selon laquelle il ne doit pas y avoir de différence entre des propriétés esthétiques sans celle des propriétés physico- perceptibles. Il existe effectivement des difficultés explicatives au sujet de la relation de survenance des propriétés esthétiques/évaluatives et des propriétés physico-perceptibles d’une œuvre d’art, ce qui rend contingente la relation des propriétés esthétiques et des propriétés physico-perceptibles94. La thèse de Zemach nous paraît donc difficile à tenir.

93

Arthur C. Danto (1981). The Transfiguration of the Commonplace: A Philosophy of Art. Cambridge (MA), Harvard University Press. Trad. Française, Claude Hary-Schaeffer, La transfiguration du banal : une

philosophie de l’art. Paris, Seuil, 1989. 94

Roger Pouivet a d’ailleurs analysé ce problème de manière approfondie. Voir Roger Pouivet (2006), op. cit., p. 137-139.

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