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Notre modèle de double objet Intentionnel s’inspire d’emblée de la conception de conscience d’Antonio Damasio, selon laquelle toute conscience d’un objet extérieur doit se fonder sur deux types de configurations mentales parallèles : (1) la représentation de l’objet extérieur ; (2) la représentation de soi et celle de corps107 (voir Figure 3-1). Le premier est une

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Cf. Antonio R. Damasio (1994). Descartes’ error : Emotion, reason and the human brain. New York, Putnam. Trad. Française, L’erreur de Descartes : La raison des émotions. Paris, Odile Jacob.

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Cf. Antonio R. Damasio (1994), op. cit.; Antonio R. Damasio (1999). The feeling of what happens: Body,

configuration mentale, une sorte de représentation de l’extérieur – l’environnement, le monde, l’objet physique –, sous forme de diverses modalités sensorielles. Ce type de configuration mentale a pour fonction de traiter les états objectifs et les caractéristiques physiques de l’objet. Parallèlement au premier type de représentation, le cerveau forme une configuration mentale de toute autre nature, une représentation associée à l’état du milieu interne du sujet, ayant pour fin de produire une image de soi dans l’acte de conscience. Le second type de configuration mentale est d’ordre affectif. Il s’agit d’un type très particulier d’information, voire de sens, dont la sensation de plaisir/déplaisir, la douleur et la nausée constituent des exemples. Ce type de configuration mentale a pour caractéristique de se rapporter en permanence à soi et de nous tenir au courant de l’existence d’un propriétaire et d’un observateur de cet acte de percevoir ou de penser.

Figure 3 - 1. Schéma de deux types de configuration mentale formée à partir d’un stimulus externe

D’après Damasio, la représentation de l’objet externe et celle de soi constituent deux aspects intiment liés l’un à l’autre en matière des problèmes de la conscience. Premièrement, il s’agit des problèmes classiques liés aux opérations du cerveau en vue d’engendrer le savoir ou la connaissance. Pris dans le sens neurologique, il s’agit de configurations mentales formant les images d’un objet extérieur sous la forme de diverses modalités sensorielles, l’ouïe, l’odorat, la vue, le toucher, etc. Deuxièmement, il s’agit d’un sentiment même de soi

émotions, conscience. Paris, Odile Jacob; Antonio R. Damasio (2003). Looking for Spinoza: Joy, sorrow, and the feeling brain. London, Heinemann. Trad. Française, Spinoza avait raison, Paris, Odile Jacob.

Configuration mentale du stimulus externe – propriétés physiques et perceptives du stimulus Configuration mentale du changement de l’état du milieu interne du corps –

émotions et sentiments d’arrière-plan Stimulus externe Etats initiaux du corps Direction de l’information

qui met en image l’état corporel du sujet percevant dans cet acte de percevoir le monde. À proprement parler, le premier aspect du problème est lié à l’ensemble de questions concernant la formation des propriétés physiques, perceptives et phénoménales de l’objet dans l’esprit. Il a affaire à ce que les philosophes appellent d’habitude le contenu Intentionnel, un contenu représentationnel référencié à l’objet Intentionnel, à un objet réel ou fictif. Pour le deuxième aspect du problème, il s’agit de savoir, d’un côté, comment le cerveau informe à soi-même quant à son état dans son acte de percevoir un objet et, de l’autre, comment il produit un sens afin de se tenir au courant du fait qu’il est le propriétaire de ce contenu Intentionnel, l’agent de l’acte de percevoir et l’observateur de ce qui est en train de lui arriver. Il s’agit de savoir également comment un sens d’agentivité se forme à partir de la perception du corps en repos ou en mouvement. Ce sentiment même de soi est à la fois l’image du corps perçu introspectivement sous forme de sensations corporelles et la représentation somatique de soi percevant sur laquelle émergeront toutes formes de manifestation émotionnelle108.

Non seulement les deux types de configuration mentale sont chargés de fonctions cognitives diverses, mais, en outre, ils sont séparés sur le plan neural : la représentation des propriétés physiques de l’objet est formée principalement par la voie corticale, constituée par les parties du cerveau ayant pour fonction de former les caractéristiques perceptuelles de l’objet et les concepts ; la représentation somatique de soi et de l’émotion est formée par la voie sous-corticale, dont l’amygdale joue un rôle actif dans la génération du contenu affectif (voir Figure 3-2). Nous faisons hypothèse que les propriétés physico-phénoménales et les propriétés Intentionnelles sont formées principalement à partir du premier type de représentation et que les propriétés affectives/esthétiques/évaluatives sont constituées pour l’essentiel à partir du deuxième type de configuration mentale concernant l’état du corps.

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Figure 3 - 2. Deux voies de traitement à partir d’un stimulus sensoriel.

Lors de la perception extéroceptive, les signaux sensoriels sont conduits d’abord au thalamus sensoriel, une structure de relais distributeur ayant pour fonction de filtrer les informations qui arrivent au cortex cérébral. De là, des signaux sont acheminés par deux voies – l’une voie courte, sous-corticale, vers le système limbique, l’autre longue, corticale, vers le néocortex, afin de remplir des fonctions complémentaires. La voie sous-corticale correspond grosso modo à celle des signaux émotionnels. Elle permet à l’organisme de se préparer à l’action en s’orientant vers une réponse stéréotypée, schématisée (innée ou acquise) et rapide. La voie corticale correspond à la voie cognitive proprement dite. Elle permet une analyse sophistiquée de la situation en nuançant les informations. Elle soutient également la flexibilité de juger et d’agir qui manque à la voie sous-corticale. À partir de ces deux voies, se forment deux types de configuration mentale – celle du stimulus extéroceptif et celle de l’état somatique, interne de l’organisme.

D’après ce modèle, toute entrée sensorielle fait parallèlement l’objet d’une analyse globale par la voie sous-corticale, plus rapide, et d’une analyse spécifique par la voie corticale, plus lente. De là, sont formés deux types de configuration mentale. Damasio souligne que les deux types de configuration mentale sont simplement juxtaposés et non fusionnés, dans la mesure où l’image intéroceptive du corps proprement dit se manifeste discrètement après que l’image de l’objet externe s’est formée et a été maintenue active, et dans la mesure où les deux types de configurations mentales restent séparés sur le plan neural. Autrement dit, il s’agit ici d’une simple « combinaison » ou d’une « superposition » de l’image du corps et de

V o ie c o rt ic al e Voie sous-corticale Stimulus extéroceptif Amygdale Cortex sensoriel primaire Cortex associatif unimodal Thalamus sensoriel Cortex associatif polymodal Hippocampe Réponses comportementales, automatiques, endocrines Stimulus intéroceptif

Traitement soustendant la représentation de l’objet externe Traitement soustendant la représentation de l’état du milieu interne

la représentation de l’objet externe, et non pas une « fusion » des deux. Damasio explique ce phénomène comme le suivant :

À mesure que des changements corporels prennent place, vous êtes informé de leur existence et vous êtes tenu au courant de leur continuelle évolution. Vous percevez les changements de votre état corporel, et suivez leur déploiement seconde après seconde, minute après minute. C’est en ce processus de continuelle surveillance du corps, en cette perception de ce que votre corps est en train de faire tandis que se déroulent vos pensées, que consiste le fait de ressentir des émotions. Si une émotion est constituée par une série de changements dans l’état du corps, en rapport avec des images mentales particulières ayant activé un système neural spécifique, le fait de la ressentir est, fondamentalement, constitué par l’expérience vécue de ces changements, juxtaposée aux images mentales qui ont initié le processus. En d’autres termes, ressentir une émotion dépend de la juxtaposition d’une image du corps proprement dit avec une image de quelque chose d’autre, comme 1’image visuelle d’un visage ou l’image auditive d’une mélodie. En plus de cette perception, et venant la compléter, il se produit simultanément des changements dans les processus cognitifs, changements qui ont été Induits par des substances neurochimiques (par exemple, les neurotransmetteurs déversés en divers sites cérébraux, à la suite de l’activation des neurones modulateurs, lors de la réaction émotionnelle initiale)109.

Fondamentalement, l’émotion de tristesse ou de joie est constituée par la perception de certains états corporels juxtaposée à l’image de l’objet perçu, à certaines pensées ou à la représentation des événements inducteurs de l’émotion. Les émotions survenant de la représentation du corps à chaque instant sont fondées sur les configurations neurales sous- tendant le soi somatique. Contrairement à ce que nous avons cru, les émotions basées sur l’image du corps ne sont pas le parasite de la raison, mais les conditions de la conscience. Elles jouent un rôle actif dans la cognition, dans la mémorisation et dans la prise de décision. En préparant l’organisme à l’action et en réduisant la complexité des problèmes rencontrés, elles constituent le soubassement permettant à la raison de fonctionner.

Damasio n’est cependant pas le seul penseur qui propose de traiter le problème de la conscience sous l’aspect affectif. Quelques décennies plus tôt, Ferdinand Alquié a relevé une problématique qui peut paraître curieuse au premier regard : il supposait l’existence d’une conscience dite « affective » qui se distinguait de la conscience dite « rationnelle » ou « intellectuelle », à savoir le cogito, qui visait un objet mental et qui construisait, objectivement et intellectuellement, tout ce qui était du « savoir » et de la « connaissance »110.

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Cf. Antonio R. Damasio (1994), op. cit., p. 189-190.

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À la différence de cette dernière, la conscience affective marque l’activité de la conscience comme étant le sujet de ce viser, ou l’agent de cette activité de connaître. La certitude du sujet en tant qu’agent de l’acte de penser, ce sentiment par lequel le sujet se saisit à titre d’ego et du point de vue à la première personne, est pour Alquié une évidence d’ordre affective, une conscience enracinée dans l’affectivité, distincte à la conscience intellectuelle. Seule l’affectivité peut donner au sujet pensant cette certitude de la conscience en tant qu’être personnel, propre à lui-même, à la fois donné et irréductible à tout concept, ni à l’objet pensé, le cogitatum. Pour Alquié, non seulement il y a deux consciences irréductibles de l’une à l’autre, mais ces deux dernières sont opposées, qui fonctionnent parfois en compétition de l’une à l’autre, c’est-à-dire, la puissance de l’une diminue lorsque augmente celle de l’autre.

Les problématiques que relèvent Damasio et Alquié sont pertinentes dans la mesure où elles remettent en question le rapport cogito-cogitatum, entre l’acte de la conscience, son contenu et son objet. Elles restituent également la question de la conscience dans une problématique qui est celle du sujet percevant (ou pensant) en tant qu’agent de son propre acte. Dès lors, la question de l’Intentionnalité ne se pose plus comme simplement celle d’un viser de la conscience à un objet, mais aussi comme celle concernant une modalité de l’esprit d’ordre affectif qui se surveille en permanence quant à son propre acte.

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