• Aucun résultat trouvé

2 Expression comme action ; œuvre comme artefact

2.2 Œuvre comme artefact

Nous pouvons dire qu’une propriété expressive dépend de l’état mental de son auteur. Elle est produit de l’action de son auteur et donc artefactuelle. À partir de ce lien présumé causal, le sens s de la propriété p dépend également du contenu c de l’état m. Nous appelons ceci la « condition de dépendance » : l’artefactualité dépend de l’état mental de son auteur ou, plus précisément, les propriétés de l’artefact dépendent de leurs causes mentales. Autrement dit, nous pouvons expliquer l’action, ainsi que la structure d’un artefact en indiquant quels sont leurs antécédents mentaux, qui constituent à la fois les causes et les raisons pour lesquelles une action est accomplie et pour lesquelles un artefact est fabriqué. Nous pouvons formuler ce principe de dépendance comme la suivante :

Principe de dépendance (PD) : L’existence des propriétés expressives p d’une œuvre d’art dépend d’un certain état mental m de l’artiste a à exprimer un certain contenu c dans l’œuvre œ.

Notre question suivante est alors de savoir de quel état mental m il s’agit au moment de la création de l’œuvre. Pour un intentionnaliste et pour ceux qui visent à établir une conception rationaliste de l’action, cet état mental de l’auteur peut être défini comme intention. L’intention, selon notre utilisation du terme, signifie quelque chose que l’auteur avait consciemment à l’esprit au moment de la production (création). C’est une construction mentale consciente qui, en visant un but, donne une orientation à notre action future. La conception de l’intention en tant que cause rationnelle de l’action est une notion noyau de certaines philosophes, notamment Donald Davidson50 et John R. Searle51, qui s’appliquent à donner des explications de l’action et à rationaliser celle-ci.

L’idée de l’intention est au cœur de la théorie de l’artefact52. Dans cette perspective, l’intention artistique est pensée comme le dessein ou le projet maintenu dans l’esprit de l’artiste. Dans le cadre de la théorie de l’action, l’intention, considérée comme antécédent de l’action, est ce qui distingue celle-ci du simple événement fortuit. Dans la perspective de l’artefact, l’intention caractérise non seulement la distinction de l’œuvre et du simple phénomène naturel, mais également la distinction des propriétés voulues et des hasards. L’existence des propriétés de l’artefact et de l’œuvre dépend davantage de l’intention de l’auteur à exprimer une certaine pensée, une certaine émotion, un certain contenu, affectif ou conceptuel. Les propriétés expressives sont, dans cette optique, considérées comme œuvres de l’action d’expression et produit d’un état intentionnel antécédent.

Indubitablement, voir le tableau comme produit d’une action intentionnelle à laquelle

50

Voir Donald Davidson (1963). Actions, Reasons, and Causes. The Journal of Philosophy. 60(23), 685-700.

51

Voir John R. Searle (1983). Intentionality : An Essay in the Philosophy of Mind. Cambridge, Cambridge University Press. Trad. Française, L’intentionnalité : essai de philosophie des états mentaux. Paris, Minuit.

52

Par exemple, Roger Pouivet voir l’intention comme condition préalable de l’artefactualité de l’œuvre d’art. Voir : Roger Pouivet (2000 ; 2007), op. cit. ; Risto Hilpinen définit l’intention comme « condition de dépendance » ou « principe de dépendance » de l’artefactualité. Voir: Risto Hilpinen (1992), Artifacts and Works of Art, Theoria, 58, 58-82; Risto Hilpinen (2004), Artifact, In: Edward N. Zalta (ed.), The Stanford

nous allons attribuer un certain nombre de causes mentales en tant qu’intention constitue une attitude naturelle à percevoir l’œuvre d’art. Cependant, nous voulons souligner que l’intention de l’auteur est simplement postulée théoriquement et non observée directement. Et c’est là où des questions se posent. Dans la perspective intentionnaliste, le rapport de l’auteur et de l’œuvre est considéré comme l’unité première, solide et fondamentale. Lorsque l’artiste peint ou lorsque l’écrivain écrit, il a probablement l’intention d’exprimer quelque chose par les formes qu’il dessine ou par les mots qu’il écrit sur un bout de papier. Cependant le rapport entre les formes dessinées et ce que l’artiste voulait exprimer par l’ensemble des formes, entre le sens de l’œuvre et le vouloir-exprimer de l’artiste à travers son dessin, n’a rien d’évident. D’ailleurs, nous rappelons que la création artistique n’est pas nécessairement une activité consciente du sujet. Elle peut se produire dans un état d’ivresse, voire d’inconscience entière. Certains produits artistiques ne semblent pas provenir de la pensée consciente, ni de la préméditation, ni du dessein de son auteur. Au même titre, certaines propriétés de l’œuvre d’art sont confiées à l’aspect inconscient et automatique de notre esprit plutôt qu’à l’intention ou à la conscience. Effectivement, la création artistique se situe à la frontière du conscient et de l’inconscient, de l’intention et de l’automatisme psychique. De telle manière, l’intention consciente seule ne semble pas pouvoir expliquer la totalité des phénomènes artefactuels, porteurs supposés des empreintes de l’esprit.

La forme signifiante et les propriétés expressives de l’œuvre semblent avoir deux faces, l’une liée à la conscience, à la clarté, l’autre entretenant une liaison obscure avec l’aspect inconscient de l’esprit. Comme le langage, la forme signifiante semble disposer des qualités structurées intentionnellement par son auteur en vue de désigner un état de chose ou un état du sujet ; elle semble avoir une structure signifiant-signifié, à savoir une structure idéale reliant la forme sensible signifiante à son contenu subjectif signifié. De l’autre, comme les formes symptomatiques de l’émotion – crier à cause de la douleur, grimacer de dégoût ou rougir de honte, par exemple –, l’expression par la forme signifiante est intuitive et instinctive, elle est directe, sans médiation nécessaire du concept propositionnel. Comme le langage, la forme signifiante semble avoir une présence idéalisée par l’activité créatrice de l’artiste qui désigne un domaine spirituel et culturel ; comme les symptômes, la saisie d’un contenu par la forme signifiante s’appuie sur la perception par les sens, une activité dont la nature est si proche de la chair et de la pure matérialité. Autant elle manifeste une certaine idéalité propre à l’esprit, autant sa nature sensuelle perceptible semble inscrite profondément

dans la pure matérialité de la chair. Ce sont justement ses ressemblances aux symptômes qui le distancient du langage. La forme signifiante semble dès lors se situer entre langage et symptôme, entre idéalité de l’esprit et réalité de la matière : elle leur ressemble, mais elle n’est ni l’un ni l’autre. Entre forme sémantique et forme symptomatique, la position de la forme signifiante est parfois embarrassante et son statut ontologique semble incertain, difficile à justifier.

Outline

Documents relatifs