• Aucun résultat trouvé

Chapitre 8. Description des résultats selon les axes d’analyse choisis

8.1 Le vécu de la séparation pour les enfants allophones

Les tableaux 7 et 8 indiquent l’évolution des réactions des enfants à la séparation d'avec leurs parents, ainsi que les émotions qui accompagnent cette séparation. Ils ont été construits à partir des observations et des questionnaires remplis par les parents et sont présentés sur une échelle chronologique.

A

Chapitre 8. Description des résultats selon les axes d’analyse choisis

Tableau 7 : Les réactions des enfants à la séparation98

98Légende du tableau 7 séparation difficile *

séparation passive et retrait **

séparation facile***

* La difficulté à se séparer de leurs parents vient de la détresse de devoir les quitter, rendue visible soit par des réactions violentes (contestations, cris, coups de pieds, agrippement aux parents) soit par des pleurs et une profonde tristesse.

** Lorsque les enfants sont en retrait ou passifs, ils sont souvent seuls, ne montrent aucun intérêt aux jeux et aux personnes qui les entourent.

*** Les enfants se séparent facilement de leurs parents quand ils sont souriants, ouverts et à l’aise avec

T T+0.1 T+0.2 T+1 T+2 T+3 T+4 T+5

ENFANTS ALLOPHONES OBSERVES EN SUISSE ROMANDE Mira

Emir NON APPLIQUABLE

Nelly Alice

Parents

ENFANTS ALLOPHONES OBSERVES EN HONGRIE Beatrix

Zeno

Sami (T=Nov) Ivett Lucie Parents

Chapitre 8. Description des résultats selon les axes d’analyse choisis

Tableau 8 : Les émotions qui accompagnent la séparation99

8.1.1 Une séparation éprouvante

Parmi les neuf enfants allophones observés, six ont réagi de manière douloureuse à la séparation (tableau 7). Leur refus de l’école s’est manifesté essentiellement par une contestation active accompagnée d’agrippements aux parents, de coups de pieds violents aux enseignant-e-s, de pleurs, de cris et de hurlements ou par un retrait passif, indiquant une profonde détresse chez les enfants : ils étaient repliés sur eux-mêmes (tableau 8), isolés et renfermés. Alice et Mira dans le contexte Suisse romand et Beatrix, Zeno, Sami et Ivett en Hongrie manifestaient de la souffrance au cours des séparations d'avec leurs parents la première semaine d’école. Certains, comme Alice, Mira, Sami et Zeno étaient activement en refus, tandis que Beatrix et Ivett résistaient

99

Légende du tableau 8

en grande détresse : « pleurs », « triste », « inquiet » « s’agrippe », « perturbé »,

« angoissé », « anxieux », « révolté », « stressé »

en retrait ‐ désorienté: « contrarié », « perdu », « en retrait », « renfermé sur lui‐

même », « réservé », « incertain », « ambivalent »

curieux ‐ en confiance: « excité », « rassuré », « curieux », « fier », « content »,

« confiant », « satisfait », « joyeux », « heureux », « ravi », « motivé » T/ T+0,1/T+1 Temps 0: la rentrée/T+une semaine/T+un mois

 les attributs donnés par les parents tirés des questionnaires (cf. Partie 2. Terrain et méthodologie) et adoptés aux enfants allophones d’après les observations.

T T+0.1 T+0.2 T+1 T+2 T+3 T+4 T+5

ENFANTS ALLOPHONES EN SUISSE ROMANDE Mira

Emir NON APPLIQUABLE

Nelly

Alice

Parents

ENFANTS ALLOPHONES EN HONGRIE Beatrix

Zeno

Sami (T=Nov) Ivett

Lucie Parents

Chapitre 8. Description des résultats selon les axes d’analyse choisis

de manière passive. Lucie quant à elle ne montrait aucune réaction à la séparation, mais elle était fermée à toute interaction et restait proche de sa sœur ainée.

En comparant ce que nous avons observé des réactions des enfants allophones aux moments de séparation avec ce que les parents nous en ont dit dans les questionnaires, nous avons trouvé que dans les deux contextes au moment de la rentrée, un tiers des parents considérait que leur enfant avait rencontré des difficultés liées à la séparation (tableau 7) tandis que deux tiers des enfants allophones (six sur neuf soit le double) étaient en grande détresse dans ce même moment. Ses résultats suggèrent que les enfants allophones sont potentiellement plus susceptibles de vivre de manière douloureuse la séparation d'avec leurs parents et de trouver leur place dans la classe (mais ce n’est pas une règle).

8.1.2 Des angoisses de séparation retardées

D’autre part, tandis que chez certains enfants comme Alice et Beatrix, les inquiétudes liées à la séparation n’ont pas cessé jusqu’à 3-4 mois après la rentrée, chez d’autres, comme Zeno et Nelly ces inquiétudes ont réapparu après deux mois d’école (tableau 8). A ces moments-là, ils s’agrippaient à nouveau à leur maman et refusaient d’entrer dans la classe. Les parents disaient que les angoisses des enfants ne se manifestaient plus après quelques mois, ce qui va dans le sens contraire des réactions de Zeno et Nelly. On peut imaginer que les angoisses (ré)apparaissaient quand les enfants réalisaient que l’école n’était pas optionnelle, ni temporaire. Il se peut aussi que certains étaient dans une période de gel, où leurs angoisses étaient figées devant une réalité impensable. Nous avons trouvé des résultats similaires dans une étude antérieure (Franchi & Toth, 2014) et les enseignant-e-s ont eux aussi mentionné à plusieurs reprises dans les entretiens qu’après les vacances ou les coupures, les enfants étaient plus anxieux. Il faut alors se demander si ces enseignant-e-s percevaient tard les angoisses des enfants (après n'avoir d'abord pas voulu/pu les voir) ou si les enfants ne manifestaient d’angoisses que tardivement. Là encore les raisons pouvaient être multiples. Par exemple, les enfants allophones pouvaient être soucieux de protéger leurs parents de leurs propres angoisses, les sentant fragiles ou inquiets de la rentrée scolaire. Nous reviendrons plus longuement sur ce dernier élément après exposer des autres résultats.

En effet, tandis que les quatre enfants observés en Suisse étaient en grande détresse ou en retrait et désorientés face aux séparations aussi bien deux semaines après la rentrée (T+0,2) que deux mois plus tard (T+2) (tableau 7), selon leurs parents, seul un enfant sur trois manifestait des angoisses deux semaines après la rentrée et seul un enfant sur cinq souffrait d’angoisses de séparation deux mois plus tard. D’après les parents interrogés en Hongrie, les angoisses de séparation se manifestaient chez un enfant sur deux à deux semaines de la rentrée et chez un enfant sur quatre deux mois plus tard. Les résultats suggèrent que chez les enfants allophones l’inquiétude, l’anxiété, et le fait de se sentir perdu durent plus longtemps que chez leurs camarades autochtones.

Chapitre 8. Description des résultats selon les axes d’analyse choisis

8.1.3 Des angoisses de séparation difficiles à voir

Nous avons identifié des aspects cachés de la séparation rendus visibles grâce à la méthode d’observation attentive. Voici quelques exemples.

8.1.3.1 L’état « d’entre-deux »

La plupart des enfants observés présentaient des émotions mitigées pendant les deux premiers mois d’école : ils étaient souvent perdus en arrivant dans la classe et erraient entre les tables, cherchant leur place (tableau 8). Nous avons appelé ce phénomène

« un état d’entre-deux-mondes » (inspiré des travaux de Gabai et al., 2013). En comparant leurs réactions (tableau 6) et les émotions qui accompagnaient l’arrivée en classe (tableau 8), il nous semblait percevoir un décalage entre ce qu’ils montraient et ce qu’ils vivaient. Emir, Sami et Ivett par exemple, une semaine après la rentrée, ne s’opposaient plus à la séparation, et acceptaient de quitter leurs mamans (ou grand-mère, nounou). En classe, cependant, ils paraissaient inquiets, tristes et perdus. Nous pouvons penser qu’ils se sentaient pleins de l’absence de leurs parent ou «caregiver» , ou préoccupés par le sentiment d’avoir disparu dans la tête de celui ou de celle qui venait de les quitter et que leur esprit n’était pas libre pour se sentir présents à ce qu’ils vivaient en classe. De son côté, Lucie ne montrait aucune difficulté à se séparer de sa maman, elle entrait dans la classe avec aisance, sans contester le départ de sa maman. Son visage laissait toutefois transparaitre de l’inquiétude voir de l’effroi lorsqu’elle arrivait dans la classe (« en grande détresse » : tableau 8) pendant presque un mois après la rentrée. Ces résultats mettent en évidence que la réaction initiale à la séparation n’est pas nécessairement un indice fiable du vécu de l’enfant face aux séparations. Cependant, les parents semblent se fier dans un premier temps à ces manifestations pour répondre que leurs enfants étaient angoissés ou non aux moments des séparations.

8.1.3.2 Le déni de la séparation

Zeno, Ivett et Lucie ne montraient aucune crainte à laisser leurs parents en dehors de la classe, ils semblaient être à l’aise et contents d’arriver à l’école (tableau 7).

Toutefois, au moment de la séparation, ils entraient dans la classe sans dire au revoir, en tournant le dos à leurs parents. Cette réaction, que nous avons appelé le « déni de la séparation » montre que pour certains enfants, les « au revoirs » sont remplis d’angoisses et d’inquiétudes auxquels ils répondent en refusant de penser que leurs parents partent ou en leur tournant le dos et donc en partant avant qu’ils ne les quittent.

On peut imaginer que pour se défendre contre leurs angoisses de séparation, ils abandonnent leur parent plutôt que d’être abandonnés par celui-ci. Cette réaction pourrait refléter comment les enfants vivent la séparation, par exemple s’ils se sentent oubliés, négligés ou encore laissés en dehors et ils se cloisonnent de l’intérieur et n’entendent plus leur parent leur parler, ils font comme si le parent n’existait pas. Il se peut aussi qu’ils se sentent blessés par le parent qui ne les protège plus, qui les laisse tomber.

Chapitre 8. Description des résultats selon les axes d’analyse choisis

8.1.3.3 La régression d’Alice

Nous l’avons vu, Alice était parmi les enfants qui contestaient énormément la séparation en s’agrippant à sa maman. Elle était triste et angoissée pendant les trois premiers mois d’école. Après le départ de sa maman, Alice se comportait souvent comme un bébé. Par exemple, elle perdait toute autonomie, à tel point que c’est l’enseignante qui devait la chausser (cf. portrait d’Alice, Chapitre 7). Il est possible que la détresse d’Alice due à la séparation l’ait mise en contact avec des parties plus bébés d’elle-même et qu’elle se soit sentie dépourvue des capacités et des ressources internes qu’elle avait déjà développées. Dans cet état d’esprit elle se sent de nouveau un bébé qui a besoin de sa mère ou de son père pour faire ce qu’elle n’arrive pas à faire pour elle-même : la nourrir, la vêtir, la transporter d’un endroit à l’autre. La régression que manifeste Alice est un état complexe qui peut être suscité par un multitude de facteurs et peut avoir différents sens pour chaque enfant : certains enfants régressent par colère contre celui qui les laisse et refusent de s’occuper d’eux-mêmes, se négligeant pour ainsi dire là où ils se sentent négligés par le parent.

D’autres perdent leurs moyens lorsqu’ils ne sentent plus la présence du parent et n’arrivent pas à contenir les angoisses qui les envahissent. D’autres encore s’identifient à la peur que le parent a pour eux et manifestent ce que le parent leur communique inconsciemment au moment de partir. D’autres encore sentent leur parent trop fragile pour être seul sans eux, ou ont peur des relations conflictuelles entre leurs parents, et n’arrivent pas à s’autoriser à leur tourner le dos et trouver de nouveaux repères qui les excluent. Encore d’autres sentent le besoin du parent de se tourner vers ses propres activités d’adulte et ils n’arrivent pas à se défaire de la terreur de perdre leur place de bébé s’ils laissent leur parent sentir qu’ils arrivent à exister sans lui. Ce sont juste quelques cas de figure parmi d’autres qui illustrent que les hypothèses sont multiples lorsqu'un enfant présente des signes de régression à l'école.

8.1.4 Stratégies et appuis utilisés pour apaiser les angoisses de séparation

Le tableau ci-dessous regroupe les personnes et les activités sur lesquels les enfants ont pris appui dans les premiers mois passés à l’école.

Chapitre 8. Description des résultats selon les axes d’analyse choisis

Tableau 9 : Les appuis des enfants quand ils arrivent dans la classe100

Nous avons remarqué que les neuf enfants observés mettaient en œuvre divers moyens pour apaiser les angoisses générées par la séparation. Certains cherchaient appui et réconfort auprès des pairs et/ou des enseignant-e-s, ou en s'isolant dans une intériorité apaisante soutenue par l'autostimulation de son corps (caresses, pouce dans la bouche), d’autres se défendaient contre l'angoisse d’être seul sans ses parents en s’évadant, s’enfermant ou se distrayant dans/par une activité ou un jeu, d’autres encore faisaient appel à leurs objets internes (cf. Chapitre 4). Nous étions frappées par les divergences dans les moyens de trouver réconfort des enfants d’un pays à l’autre. Les enfants allophones en Suisse, à l’exception de Mira, allaient directement vers leurs camarades en arrivant dans la classe. En revanche, ceux observés en Hongrie, sauf Ivett et Lucie, recherchaient davantage la proximité avec leurs enseignantes au moment d’arriver. Seuls Zeno et Sami étaient ouverts à leurs camarades et seulement après deux mois passés à l’école.

100

Légende du tableau 9

les enseignant‐e‐s

les pairs

soi‐même et ses objets internes

l'observatrice

l'activité, le jeu

T/ T+0,1/T+1 Temps 0: la rentrée/T+une semaine/T+un mois

T T+0.1 T+1 T+2 T+3 T+4 T+5

ENFANTS ALLOPHONES EN SUISSE ROMANDE

Mira x

Emir NON APPLIQUABLE

Nelly Alice

ENFANTS ALLOPHONES EN HONGRIE Beatrix

Zeno x

Sami(T=Nov)

x

Ivett

Lucie x

Chapitre 8. Description des résultats selon les axes d’analyse choisis

Ivett m’a désignée comme son « appui ». Quand j’observais dans sa classe, elle venait directement vers moi et me sollicitait sans cesse. Elle semblait avoir besoin d’une relation exclusive et « un à un » qu’elle avait plus de chance de trouver auprès de moi qu’auprès de ses enseignantes. Son attitude fusionnelle avec moi rend peut-être compte d'un style d'attachement insécurisé qu'elle aurait avec ses parents. Après trois mois d’école, alors que les observations devenaient de plus en plus rares, Ivett s’est progressivement ouverte à la relation avec ses enseignantes. Ma présence ne déclenchait plus l’envie de me posséder pour elle toute seule. On peut imaginer qu’elle n’avait alors plus besoin d’un substitut pour sa mère.

Lucie quant à elle trouvait du réconfort auprès de sa sœur. Elle ne semblait pas être suffisamment en confiance pour aller vers ses camarades ou vers ses enseignantes.

Elle paraissait « enfermée » dans une relation fusionnelle avec sa sœur ou peut être qu’elle avait besoin de trouver appui, réconfort et sécurité auprès d’une ressource connue.

Les premiers jours, Nelly, Alice, Ivett et Beatrix se calmaient en se caressant le visage, les petits motifs sur leurs collants ou en suçant leurs doigts. Nelly par exemple, mettait souvent plusieurs doigts dans sa bouche, comme pour évoquer le ressenti apaisant du mamelon ou de la tétine dans sa bouche. Ivett se caressait le visage pendant qu’elle se regardait dans le miroir et Beatrix caressait son collant. Dans ces moments, les fillettes étaient probablement en contact avec la douceur de leurs relations intériorisées qui les aidaient à faire face à la séparation et la transition.

D’autres enfants allophones se calmaient dès qu’ils étaient pris dans une activité, un jeu, une occupation. Il se peut qu’ils fuyaient dans l’activité pour se tenir à l’écart, se protéger d’éventuelles interactions maladroites. D’autre part, le fait d’être en action, engagé dans une activité, leur permettait peut-être de se tenir ensemble et de contenir ainsi leurs angoisses101.

Enfin les regroupements pouvaient être des moments rassurants pour certains enfants. On pourrait penser que le groupe fournissait à ces moment-là une sorte de contenant des angoisses : les enfants pouvaient partager leur vécu ou projeter leurs ressentis dans d’autres, se sentant soulagés du poids d’être le seul ou seul à vivre ce qu’ils vivaient. Nous y reviendrons dans le dernier point de ce chapitre.

8.2 La construction de la relation entre les enfants allophones et leurs