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Chapitre 7. Les études de cas : neuf portraits d’enfants allophones

7.1 Portraits des enfants observés à l'école genevoise

7.1.2 Portrait d’Emir

Emir est un garçon kosovar de 4 ans grand de taille, à la posture décontractée. Il est né en Suisse. Il est allé en crèche avant de commencer l’école. Il est l’aîné d’une fratrie de trois enfants, il a des petits frères jumeaux d’environ un an. Le premier jour d’école, il se fait piqué par une guêpe et reste à la maison pendant deux semaines. C’est un enfant curieux, ouvert, intéressé. Il est captivé par la nouveauté des lieux, des jouets, des relations en construction. Il est vif, de bonne humeur, dynamique. Il apprécie le mouvement et aime courir dans la cour de récréation. Il a le contact facile avec les adultes et les enfants mais joue souvent seul. Il suit facilement les règles et apprécie les jeux et les activités proposés.

Ses moments de séparation et de transition

Quand Emir revient à l’école deux semaines après la rentrée, il accepte sans crainte ni contestation, le départ de sa maman.

Il arrive dans la classe, accompagné de sa maman, une femme très douce d’apparence. Elle se baisse pour l’embrasser, lui parle dans sa langue maternelle. Il s’avance vers la classe, s’arrête, se retourne, regarde sa maman qui lui fait un signe de main pour l’encourager à s’avancer davantage. Il la regarde en souriant et continue à avancer, puis s’arrête à côté des enfants, les regarde fixement et se retourne une dernière fois vers la porte. Sa maman lui fait un dernier signe de la main avant de partir. Il agite sa main et se retourne vers le groupe des garçons. Il reste un court instant à les regarder, puis il s’assoit et continue à les regarde avec des grands yeux, curieux, intéressé, comme s’il essayait de comprendre leur jeu en les observant attentivement. Il se tient droit, immobile, concentré pendant plusieurs secondes.

(Observation matinale de classe, le 8ème jour d’école, 3 Septembre 2014) Après un mois, il se retourne craintivement plusieurs fois vers la porte pour vérifier que sa maman est bien partie. Par moments, ses mouvements sont saccadés et rapides, il cherche sa place « nerveusement » notamment quand il y a un changement d’activité (transition horizontale). Il semble être anxieux, même s’il ne le montre pas.

Sa maman se baisse pour lui faire un bisou et part très vite. Emir court vers le tapis de construction, se retourne et lance des regards cachés en direction de la porte. Il a des mouvements de tête rapides, il ne semble pas s’immobiliser une seule seconde. Il a le regard alarmé pourtant dans sa manière d’agir, il est très à l’aise, en interaction avec les enfants. Je me demande s’il discute en français.

(Observation matinale de classe, le 22 Septembre 2014) Deux mois après la rentrée, il va directement vers l’enseignante quand il arrive dans la classe. Si elle n’est pas disponible pour s’occuper de lui, il tâtonne, trépigne, erre entre les tables. Il semble être perdu.

Il arrive les bras ballants dans la classe. Il va directement vers la maitresse qui le salue dès qu’il franchie la porte. Elle lui demande comment il va mais il ne réagit pas. Son regard est ouvert mais fatigué et j’ai l’impression qu’il a besoin d’un petit moment pour comprendre où il est et ce qu’il faut faire.

(Observation matinale de classe, le 13 Octobre 2014) Après les vacances de la Toussaint, quand les enfants arrivent seuls dans la classe puisque les parents ne sont plus autorisés à entrer dans le bâtiment, Emir cherche alors le contact visuel avec son enseignante et/ou ses camarades. Il semble être seul

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et abandonné lorsqu’il n’est pas accueilli. Il reste hésitant et perdu lorsqu’il arrive à l’école jusqu’à la fin de l’année.61

Emir apparait dans la porte. Il attend, regarde en direction de la maitresse, qui ne semble pas le remarquer. Il regarde vers la classe, je lui souris mais il ne réagit pas. Personne ne remarque son arrivée dans la classe. […] Il range délicatement sa fourre et se dirige comme par automatisme vers son casier, prend une boite et une feuille et s’installe à une table tout seul. Je me dis que c’est triste d’arriver ainsi, sans être accueilli par ses camarades ou la maitresse.

(Observation matinale de classe, 24 Février 2015) Ses relations en construction

Dès les premiers jours d’école, Emir cherche le contact visuel avec l’enseignante. Il cherche à comprendre, à décoder ses attentes par le regard. Il la regarde aussi avec fascination.

Emir regarde souvent en direction de la maitresse, comme s’il cherchait un point d’appui ou un point de repère. Son regard est ouvert : on dirait qu’il capte les choses avec le regard.

(Observation matinale de classe, le 8ème jour d’école, 3 Septembre 2014) Emir est coopératif avec l’enseignante dès les premiers jours d’école. Il y a une forme de familiarité et une bonne entente entre eux. Il va vers elle pour demander de l’aide dans les exercices qu’il fait et elle répond avec douceur et dévouement à ses demandes. Il a besoin d’être en lien constamment avec elle62.

Emir colorie un premier animal, se lève immédiatement et va montrer sa feuille à son enseignante.

Il procède de la même manière pour chaque animal, comme s’il avait besoin qu’elle approuve chacune des étapes de l’activité. A chaque fois, elle le félicite et lui demande de poursuivre avec la prochaine étape.

(Observation matinale de classe, 24 Février 2014) Quand l’enseignante ne s’occupe pas de lui, Emir est peu autonome, et se sent abandonné seul, délaissé.

L’enseignante demande aux enfants de prendre leurs trousses. Il se lève énergiquement parmi les premiers, prend ses affaires du casier, il hésite, reste longtemps en face du placard, regarde autour de lui. […] Il semble être dispersé quand la maitresse ne s’occupe pas de lui. […] Il travaille seul, dos aux autres enfants, dans une position inconfortable appuyé à moitié sur le banc, agenouillé par terre.

(Observation matinale de classe, 5 Mai 2015) Avec les autres adultes, notamment avec la dame de la chorale, Emir est aussi coopératif, curieux, intéressé par les activités proposées.

Dès la première observation, il est curieux, ouvert à ses camarades et trouve sa place facilement au sein du groupe. Il cherche à entrer en contact, s’immisce dans les jeux collectifs. Très vite, il commence à attirer l’attention sur lui en faisant le clown c’est-à-dire en divertissant ses copains. On peut penser que les imitations, les grimaces, les

61 D’ailleurs, il n’est pas le seul à être perdu et à la recherche d’attention lorsqu’il arrive à l’école.

62 On fait l’hypothèse qu’il cherche une présence extérieure sur laquelle s’appuyer. C’est comme s’il était à une phase précoce du développement, quand le bébé a besoin de retourner vers la maman pour

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bruitages rigolos, les chatouilles sont des moyens pour lui de pouvoir interagir, partager sa joie en l’absence de langue commune.

Il s’avance vers un groupe de trois enfants, tapote l’épaule de l’un et quand le garçonnet se tourne vers lui il agite des bras sur le côté et fait des grimaces. […] Son camarade rigole et l’imite. La communication semble être facile entre les deux garçons, même s’ils ne parlent pas.

(Observation matinale de classe, le 8ème jour d’école, 3 Septembre 2014) Emir fait des grimaces à ses voisins, notamment à une petite fille qu’il fait beaucoup rire. Soudain, il se penche en arrière, pose ses mains à plat au sol, s’étire, en baissant la tête vers le sol et revient en position assise normale et refait des grimaces. On dirait qu’il communique avec elle en faisant le clown. Ses mimiques sont exagérées, son sourire forcé. Il tire la langue, émet des petits bruits, des onomatopées pour accompagner ses grimaces. On dirait qu’il amplifie, exagère ses expressions.

(Observation matinale de classe, le 30 Octobre 2014) Parfois ses « clowneries » font peur à ses copains. Il semble se débarrasse de ses peurs et ses frustrations en les propulsant sur ses camarades.

Dans le couloir avant de sortir, Emir lève les mains au niveau du torse et attrape brusquement les épaules d’une de ses camarades en criant férocement « Aaaaaahhh ». Il essaye de lui faire peur. La fillette sursaute et sourit timidement. Elle ne semble pas apprécier ce jeu. Dans le cortège, Emir continue à faire le clown : il émet des petits bruits, fait des grimaces, s’agite dans tous les sens en regardant ses camarades qui n’entrent pas dans son jeu. On dirait qu’il est dans son monde.

(Observation matinale de classe, le 30 Octobre 2014) Cet extrait pose une autre hypothèse : fait-il des « clowneries » pour se divertir lui-même ? Il peut partager des moments complices, joyeux, rigolos avec ses camarades, mais leurs interactions sont courtes. Emir ne crée pas des liens d’amitié qui durent plus que le temps d’une rigolade. Il est souvent assis seul pendant les ateliers de dos au groupe (et à moi aussi). Il lui arrive aussi de recevoir des réflexions peu sympathiques de ses camarades (bullying).

Emir écrit son prénom. Il forme les lettres en miroir, ce qui m’interpelle. Il écrit de manière appliquée, fixe le papier, lève très peu les yeux. Un garçon assis à côté de lui dit qu’Emir n’est pas son copain. Il ne dit rien, il se penche sur sa feuille. Son dos rond me fait penser à une carapace de tortue. J’ai l’impression que la réflexion du camarade le blesse mais il ne réagit pas.

Ensuite il regarde la maitresse, l’appelle d’une toute petite voix mais elle ne l’entend pas. On dirait qu’il ne veut pas trop la déranger, alors il lui tapote doucement la cuisse avec un doigt.

(Observation matinale de classe, le 11 Décembre 2014) Ses communications et incommunications

Nous avons vu qu’Emir est à l’aise dans les échanges avec les adultes et les enfants dès les premiers jours dans la classe. Il essaye de discuter dans sa langue maternelle avec ses camarades, sans être dérangée par le fait qu’on ne le comprenne pas. Très vite, il place des mots en français par-ci par-là. La maitresse le corrige, le reprend systématiquement et lui demande de répéter. Ses échanges sont surtout de nature non-verbale avec ses camarades. Il cherche à interagir avec eux. Il fait le clown, fait rire mais quand il se fait bousculer ou quand il a besoin de quelque chose, il ne dit rien, n’exprime pas son dérangement.

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Emir s’approche du banc et regarde plusieurs fois derrière le dos de la fillette qui mange ses bâtonnets. J’ai l’impression qu’il cherche quelque chose. Il part et revient en regardant à nouveau mais il ne s’approche pas et ne fouille pas. J’attrape sa bouteille d’eau cachée par une boite et la lui tend en demandant si c’est ce qu’il cherchait. Il la prend timidement et court rejoindre ses copains.

(Observation matinale de classe, le 2 Octobre 2014) Il ne parle pas albanais avec les deux ou trois enfants (filles) de sa classe, en revanche, dans la cour, il discute avec des garçons albanais d’autres classes. Durant le regroupement, il lève le doigt, parle quand il a la parole, sans se soucier de la justesse de ce qu’il dit.

Emir ne lève pas le doigt sauf une fois, quand il s’étire vers le plafond et regarde fixement la maitresse. Elle l’interroge, lui demande de se lever pour montrer dans quelque chose dans le texte. Il s’approche, pointe une image et dit papa et maman et le prénom du personnage. Il parle tout doucement, c’est difficile de comprendre ce qu’il dit. Alors la maitresse lui dit qu’il a bien décrit l’image mais ce n’est pas ce qui était demandé et lui demande de se rassoir. Il repart à sa place avec un sourire coquin, fier de sa participation.

(Observation matinale de classe, le 13 Octobre 2014) Quatre mois après la rentrée, il réfléchit avant de lever le doigt pour répondre, contrairement aux fois d’avant, quand il levait le doigt par automatisme.

Quand la maitresse l’interroge, je crains qu’il ne puisse pas répondre, qu’il soit interrogé pour rien. Il s’accroupie devant le feuille, reste immobile pendant quelques secondes, puis il donne la bonne réponse. Je suis impressionnée. On dirait qu’il y a eu un déclic depuis la dernière fois que je l’ai vu.

(Observation matinale de classe, le 2 Décembre 2014) Après six mois d’école, ses communications sont toujours fluides, avec un contenu en français plus important. Il comprend et se fait comprendre facilement.

Pendant que les enfants s’installent, il discute avec ses camarades sur le banc. Il est communicatif. Je me demande de quoi ils parlent. Il sourit. […] Il lève le doigt et la maitresse lui donne la parole. Il donne la bonne réponse. Il semble comprendre et répond avec aisance »

(Observation matinale de classe, 24 Fevrier 2014) Pour la fin de l’année, il est confiant dans ses capacités à communiquer en français. Il devient l’un des chefs du groupe.

Emir me dit bonjour en me faisant un grand sourire. Il continue son jeu où il dit qui est le prochain à jouer. C'est le chef, le manager du jeu. Il s'exprime de manière fluide en français.

(Observation matinale de classe, le 5 Mai 2015) Ses jeux, ses occupations et ses activités

Emir est en décalage et en rivalité dans les jeux et interactions avec ses camarades.

Il est souvent exclu des jeux.

Il s’installe timidement sur le tapis de construction, à côté de deux garçons qui construisent avec des DUPLO® […] Emir rit et fait rire les autres. Il attrape une pièce, la met sous le bras et la serre contre lui. Les garçons essayent de la récupérer, il se défend et rigole. Après les garçons continuent à construire. Emir reste à côté d’eux, continue à serrer la pièce contre lui, comme un doudou. Il la pose ensuite par terre et la cogne brusquement contre les constructions des garçons.

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Comme pour se venger, les garçons déplacent brusquement leurs constructions vers celle d’Emir et les pièces se cognent. Cette scène me fait penser à une bataille navale dans laquelle deux grands bateaux se battent contre une petite barque (celle d’Emir). Emir rigole en émettant un petit son aigue et les garçons sourient. Ils semblent être contents, j’ai pourtant un sentiment de tristesse, d’abandon, de discordance. »

(Observation matinale de classe, le 11 Décembre 2014) Au début de l’année, pendant le regroupement, il est calme, silencieux, concentré. Il ne bouge pas beaucoup. Après environ deux mois d’école, il s’agite et distrait ses camardes et redevient calme vers le mois de février.

Pendant tout le long du regroupement, il reste presque immobile, les mains jointes placées entre ses genoux. Son buste légèrement courbé, sa tête légèrement inclinée vers le plafond en direction de la maitresse. On dirait qu’il bouge moins qu’avant. […] Il se fond au groupe.

(Observation matinale de classe, 24 Février 2014) Au cours des activités, dans un premier temps, il est persévérant et concentré et prend très au sérieux le « travail » et se donne beaucoup pour bien réussir. Il recherche aussi constamment le contact avec l’enseignante, comme s’il avait besoin d’être accompagné, félicité et reconnu dans ce qu’il fait.

Il se penche sur sa feuille et commence à écrire. Il semble être calme et concentré, ne lève presque pas les yeux. Il est tout seul à cette table mais ne semble pas être inquiet de l’être. Il se retourne pour voir ses camarades qui jouent au parcours de voiture derrière lui. Son regard est neutre. […] Il essaye de démarrer le trait. Il est immobile, ne respire presque pas.

(Observation matinale de classe, le 13 Octobre 2014) Son rapport au "travail" change considérablement au fil du temps. Tandis qu’il semblait apprécier les exercices au début de l’année, il fuit dans l’activité pour se tenir à l’écart (se tenir ensemble ?) des autres. Aussi, alors qu’il progressait, il commence à faire des erreurs improbables, comme pour attirer l’attention sur lui ou captiver l’attention de l’enseignante.

L’enseignante lui dit qu’il a écrit la lettre S à l’envers et elle lui propose de corriger. J’ai l’impression qu’il est conscient qu’il a écrit cette lettre à l’envers mais c’est comme si c’était sa touche personnelle, comme s’il faisait exprès pour qu’elle le remarque.

(Observation matinale de classe, 24 Fevrier 2014) Son enthousiasme du début disparaît après trois-quatre mois d’école. Il colle, découpe machinalement sans trouver du sens à ce qu’il fait et exprime parfois son désintéressement notamment pendant le poinçonnage.

Il s’installe et commence à piquer de manière concentrée. Il lève les yeux, soupire, enlève ses cheveux du visage et replonge la tête sur la feuille. Puis il relève la tête, me fait un sourire, regarde autour de lui. On dirait qu’il est vraiment embêté par cette activité. Je pense à Jean Valjean en train de délacer les blocks de pierre au bagne. Je suis saisie par la monotonie et la difficulté de cette activité. Il me regarde d’un air de chien battu, dit « J’ai mal » en montrant son doigt. [..] Puis il pique, enfonce le poinçon dans le tapis, soulève le tout en tenant seulement le poinçon et sourit quand le tapis se lève aussi. Plus tard il lève le tapis, le retourne et regarde en dessous et sourit en regardant le poinçon resté accroché au tapis. J’ai l’impression qu’il est content de sa découverte.

(Observation matinale de classe, le 11 Décembre 2014)

Chapitre 7. Les études de cas : neuf portraits d’enfants allophones

Son absence d’intérêt et de sens aux activités scolaires reste visible jusqu’à la fin de l’année. Ses travaux sont chaotiques et désorganisés.

Les fenêtres du bâtiment qu’il dessine ne sont pas alignées. Son dessin est chaotique, peu soigné. Il choisit des couleurs sombres, du gris, du noir. Il n’a pas l’air d’être tendu ou crispé dans sa manière d’être là, mais son dessin m’attriste. J’ai l’impression qu’il se tient ensemble, fait ce qu’on lui demande de faire, mais je le sens isolé, seul, peu en forme.

(Observation matinale de classe, le 5 Mai 2015) Dans la cour de récréation, Emir est toujours actif, vif et joyeux.

Remarques

Les observations d’Emir étaient éprouvantes puisque je percevais peu d’émotions. Au cours des discussions d’observations, nous avons interrogé si Emir était à un stade de latence précoce, dépourvue d’émotions. Aussi les séances d’observations paraissaient longues et les récits étaient étalées, tirées, remplies de mots mais sans contenu, sans émotions. Nous nous demandions si ces éléments étaient en lien avec le sentiment de suspension, de flottement que pouvait avoir Emir par moments.

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