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Chapitre 7. Les études de cas : neuf portraits d’enfants allophones

7.1 Portraits des enfants observés à l'école genevoise

7.1.4 Portrait d’Alice

Alice est une petite fille kosovare de 4 ans. Elle est née en Suisse. Son père vit en Suisse depuis plusieurs années et sa mère, sa deuxième épouse est arrivée avant la naissance d’Alice. Elle n’a pas été en crèche. Son enseignante connaît sa famille puisqu’elle a enseigné un-e de son/sa demi-frère/sœur aîné-e. Elle est grande de taille, élancée, au visage angélique. Ses cheveux blonds sont coiffés avec des tresses et des fleurs. Elle a une allure soignée. Elle porte souvent des belles robes et des coiffures extraordinaires. Elle est discrète renfermée, passive et désintéressée, parfois orgueilleuse, surtout au début de l’année. Elle est aussi complice avec deux autres fillettes kosovares, Nelly et Sofia (cf. portrait de Nelly) avec qui elle parle dans leur langue maternelle entre elles.

Ses moments de séparation

Alice manière extrêmement violentes et douloureuses au départ de sa maman : elle pleure, conteste, se débat, essaye de la retarder. Une fois la maman partie, elle reste dans un état de tristesse profond durant toute la matinée, en relation avec l’absence et fermée au monde qui l’entoure.

La maman d’Alice part en dernier. La fillette pleure, alors la maman lui refait un câlin. Elle me regarde comme si elle cherchait de l’aide […].Je ne sais pas comment la maman réussit à partir sans qu’un adulte n’ait à retenir physiquement sa fille, qui pleure mais semble comprendre qu’elle doit rester là.

(Observation matinale du 3ème jour d’école, 28 Aout 2014) Le sixième jour d’école, les angoisses d’Alice à se séparer de sa maman ne s’atténuent pas. Elles partagent beaucoup de douceur et de complicité. La maman attend que la cloche sonne pour partir, comme si elle redoutait de laisser sa fille à l’école.70

Alice se balade main dans la main avec sa maman, qui ne semble pas vouloir partir. La maman lui parle tout bas, j’imagine qu’elle lui propose des jeux ou des enfants avec qui jouer mais rien ne semble l’intéresser, elle colle son visage à la main de la maman et se caresse la joue de cette manière.

(Observation matinale du 6ème jour d’école, 2 Septembre 2014) La détresse d’Alice ne diminue pas. Deux semaines après la rentrée, elle conteste le départ de sa maman, pleure, essaye de s’agripper à elle comme un bébé.

Son visage est crispé, son regard est fermé et elle garde la tête baissée. Elles avancent lentement dans la classe. La maman lui parle dans sa langue maternelle, on dirait qu’elle propose de jouer dans différents coins de jeu mais Alice refuse de regarder et enfouit son visage contre elle. […] Quand la cloche sonne, les enfants s’installent sur les bancs, sa maman la soulève et la pose comme un paquet ou plutôt comme un bébé sur le banc. La fillette conteste, grogne, gémit avec le visage déformé. […] La maman reste derrière elle, puis quand la maitresse distribue les ballerines, la maman enfile celles de sa fille. Elle la chausse comme si elle était encore bébé.

Soudain, la maman s’avance vers la porte quand la maitresse lui dit que c’est bon elle peut y aller. La fillette gémit et répète quelques fois « Ma, Ma » en levant le bras vers le plafond comme si elle était un bébé demandant à être pris dans les bras. La maitresse s’agenouille devant Alice et l’aide à mettre ses ballerines. La maitresse à genoux est plus petite que A. assise sur le banc.

70 Les craintes, les doutes, les peurs et les appréhensions des parents peuvent être perçues par les enfants (cf. chapitres théoriques).

Chapitre 7. Les études de cas : neuf portraits d’enfants allophones

Elle est si grande de taille pourtant son comportement est comme celui d’un tout petit de quelques mois.

(Observation matinale du 13ème jour d’école, 15 Septembre 2014) Environ un mois après la rentrée, elle est moins angoissée quand elle arrive dans la classe, mais elle reste timide et réservée. Son visage fermé et le fait de fixer le sol de manière détachée montrent qu’elle est toujours affectée par la séparation. Six semaines après la rentrée, elle commence à sourire quand elle arrive à l’école. Les séparations restent des moments douloureux et fragiles : parfois, elle erre dans la classe, cherche sa place, comme si elle était perdue entre-deux-mondes, à d’autres moments, elle se désorganise très rapidement après le départ de sa maman et son sourire s’efface et elle regarde de manière inquiète, perdue et impassible. Les fillettes kosovares cherchent à la rassurer.

Alice arrive dans la classe quand la cloche sonne. Elle s’arrête dans la porte et se retourne vers sa maman en lui faisant un énorme sourire. Elle est rayonnante. Ses cheveux longs sont détachés et seules quelques mèches sont fixées par une petite barrette. Sa coiffure et son visage détendu et souriant lui donnent une allure douce et sereine. Que c’est agréable de la voir ainsi. Elle fait un dernier bisou à la maman qui part aussitôt et Sofia prend sa main et la guide vers sa place.

(Observation matinale du 7 Octobre 2014) Au mois de novembre, elle est calme, détendue, confiante lorsqu’elle arrive à l’école71. La cloche sonne et les enfants commencent à se lever, ranger leurs dessins. L’ambiance est agitée. Le groupe s’installe progressivement sur les bancs lorsqu’Alice arrive dans la classe. Elle reste à côté de la porte, regarde les enfants, semble être fatiguée. Je lui souris et la salue. Elle me fait un sourire très chaleureux. C’est agréable de voir que c’est possible de se saluer tendrement. Son visage est lisse, reposé contrairement aux traits crispés qu’elle avait au début de l’année72.

(Observation matinale du 25 Novembre 2014) Ses relations en construction

Au début de l’année, Alice est affectée par la détresse. Elle est fermée, n’interagit avec personne. Elle est aussi distante et ne réagit pas à ma présence73. Elle est peu impliquée et désintéressée dans ses relations avec son enseignante et l’enseignante en soutien (ECSP). Elle commence à interagir d’abord avec la maitresse de soutien qu’elle semble apprécier74.

71 On peut se demander pourquoi certains enfants réagissent comme Alice à l’incompréhension.

Pourquoi certains se ferment et se blottissent de l’intérieure jusqu’à ce qu’ils ne soient pas suffisamment en confiance pour s’exprimer. Quelles autres raisons conduisent à des réactions violentes à la séparation ?

72 Parfois elle reste figée, elle fixe le sol, semble être happée dans ses pensées sans pour autant paraître inquiète ou désorganisée comme auparavant. Elle donne l’impression d’être tenue par quelque chose de l’intérieure, peut-être est-elle rassurée par la langue qu’elle maitrise de mieux en mieux.

73 Le rapport entre les enfants observés en Suisse et moi est plutôt distant et froid tandis qu’en Hongrie, certains enfants me considéraient comme leur personne de référence et cherchaient constamment que je m’occupe d’eux. Quelle serait à l’origine de cette différence ? L’absence d’affectivité en Suisse ? L’âge des enfants ? Sont-ils suffisamment contenus par leurs pairs ? Par les enseignants, par leurs objets internes ?

Chapitre 7. Les études de cas : neuf portraits d’enfants allophones

Quand la maitresse d’appui salue les enfants un par un, Alice lui fait un immense sourire. La maitresse lui dit qu’elle a appris que sa sœur rentrait dans 3 jours de l’hôpital. Alice sourit et acquiesce timidement. La maitresse lui répète qu’elle rentre bientôt.

(Observation matinale du 3 Février 2015) Avec son enseignante, Alice reste très discrète et réservée. Vers le mois de décembre, elle commence à être plus ouverte, néanmoins leurs échanges restent minimes et sont réduits aux consignes. L’enseignante mentionne sa difficulté à se faire comprendre et à les comprendre le ‘trio albanais’ lorsqu’elle dit : « c’est difficile quand il y a 3 enfants qui ne parlent pas du tout, et quand je ne comprends pas la quatrième » En même temps, l’enseignante essaye d’anticiper les besoins des fillettes et de les aider à trouver leurs repères dans la classe.

Dans le jeu de « poule-canard », la maitresse donne les consignes. Quand c’est le tour des fillettes allophones, elle va vers elles et les pousse pour les inciter à courir. Elle est attentive et intentionnée avec tous les enfants et j’ai l’impression qu’elle est consciente de leurs difficultés.

Elle les aide en leur montrant par des gestes ce qu’il faut faire.

(Observation matinale du 26 Septembre 2014) Ainsi, l’attitude plutôt réservée et effacée d’Alice semble bouleverser l’enseignante.

Toutefois, cela semble à d’autres moments l’« arranger » puisqu’il lui reste plus de disponibilité à s’occuper des autres75. Si l’enseignante ne va pas la chercher, ne l’invite pas à participer, Alice reste seule dans sa bulle.

La maitresse n’interroge pas les trois fillettes que j’ai l’habitude d’observer, ni les autres enfants

« allophones ». Ces enfants sont calmes, inactifs. Je me demande ce qu’ils comprennent de ce que les autres disent. On dirait qu’ils sont dans un état figé, en mode pause, en attendant que ça passe. Je ne les trouve pas très enthousiastes, aucun ne lève le doigt pour prendre la parole. En même temps je me dis aussi que leur inactivité doit bien arranger la maitresse qui semble être débordée à essayer de donner la place à chacun. Eux au moins, ils n’en prennent pas. Tant mieux !

(Observation matinale du 3 Février 2015) L’absence d’intérêt à entrer en relation caractérise également son comportement avec ses camarades Elle refuse de les regarder et d’interagir avec eux. Elle fuit le contact.

Environ un mois et demi après la rentrée, tandis que Sofia tente plusieurs fois à établir le contact avec elle, Alice accepte enfin son rapprochement et lui prend la main. Dans le ‘trio albanais’, Alice est la plus réservée. Les fillettes prennent appui les unes sur les autres en cours de rythmique, quand elles sont perdues et ne comprennent pas les consignes de l’enseignante.

On quitte la classe en précipitation. Alice prend la main de Nelly et elles se font un sourire complice. Je me dis qu’elles n’ont pas besoin d’être tous le temps ensemble, mais semblent savoir qu’elles peuvent compter l’une sur l’autre.

(Observation matinale du 3 Février 2015)

75 Alice est souvent inanimée, désintéressée pendant les moments de regroupement. Nous posons l’hypothèse qu’elle se sent invisible indépendamment de sa participation. Elle s’active, me sourit quand nos regards se croisent.

Chapitre 7. Les études de cas : neuf portraits d’enfants allophones

Pour la fin de l’année scolaire, Alice est souriante et ouverte à ses camarades, mais elle reste par moments renfermée sur elle-même. Parfois elle paraît hautaine et orgueilleuse, comme si elle se renfermait sur elle-même par mépris des autres76. Ses communications et incommunications

Recroquevillée sur elle-même, Alice refuse toute communication, verbale et non-verbale pendant les premières semaines d’école. Elle s’arrange pour ne pas devoir interagir. Par exemple, lorsqu’elle colorie, elle choisit les feutres qui sont disponibles ou elle attend que quelqu’un dépose le feutre dont elle a besoin.

Alice et Nelly gardent le regard fixé sur leur feuille et elles n’interagissent pas avec les camarades.

Pour changer de couleur, Alice attend que l’enfant asseye à sa droite tourne le visage pour piocher dans la boite à crayon à côté de lui. Il n’y a aucune communication entre eux.

(Observation matinale du 6ème jour d’école, 2 Septembre 2014) Elle n’initie pas d’interaction avec les enfants et les adultes de son entourage. Un mois environ après la rentrée, elle commence à s’ouvrir d’abord aux fillettes avec qui elle partage la même langue maternelle77 avec qui elle parle essentiellement en dehors de la salle de classe. Ensuite, elle parle à l’enseignante de soutien, qui l’incite avec douceur et patience à parler. Les effectifs réduits et l’approche bienveillante de cette enseignante sont probablement aidant pour qu’elle ose se présenter en français.

D’un jour à l’autre, après trois mois d’école, elle vient vers moi et me pose des questions en français. Le changement est radical : tandis qu’elle était muette, elle s’exprime d’un jour à l’autre parfaitement en français. Alice fait probablement partie des enfants qui n’osent pas parler dans une seconde langue tant qu’ils ne la maitrisent pas parfaitement78. Vers la fin de l’année, Alice parle délibérément en français. Elle semble apprécier le fait de connaître les bons mots et d’être écoutée.

Alice raconte une petite histoire autour des légumes qu'elle a mangés la veille. Elle parle avec aisance et semble apprécier de pouvoir partager son expérience. […] Alice commente les photos et images accrochées sur le placard. Elle dit « des petits chats », « regarde des sorcières ». Elle est à l'aise dans ses interactions.

(Observation matinale du 24 Mars 2015) Ses jeux, ses occupations et ses activités

La souffrance d’être séparée de sa maman et l’absence d’intérêt à l’école conduit Alice à choisir des activités où elle se renferme sur elle-même : elle dessine, colorie, dessine sur les feuilles d’exercice (probablement parce qu’elle ne comprend pas les consignes).

Alice et Nelly ne touchent pas leurs ardoises pendant longtemps. Sofia quant à elle dessine un tas de choses, surtout des spirales qui remplissent la totalité de l’ardoise. […] Alice est statique,

76 D’ailleurs Nelly est très semblable. Se sentent-elles vraiment supérieures aux autres ? Est-ce une forme de défense contre l’angoisse qui se traduit par une attitude hautaine ?

77 D’ailleurs c’est étrange que les fillettes kosovares parlent entre elles dans leur langue maternelle tandis que les enfants portugais ne s’expriment pas dans leur langue maternelle à l’école, pourtant plusieurs parmi eux pourraient le faire avec leurs camarades de classe

Chapitre 7. Les études de cas : neuf portraits d’enfants allophones

elle n’a pas de stylo mais n’en demande pas. […]la maitresse montre comment dessiner un canard à partir du chiffre « 2 ». Elle invite les enfants à faire comme elle. Nelly et Alice se mettent alors à dessiner des bonhommes, des soleils. Je ne sais plus ce qu’elles dessinent mais on dirait que le dessin de la maitresse leur donne envie de dessiner librement. Je suis étonnée que la maitresse ne leur réexplique pas ce qu’il faut faire.

(Observation matinale du 07 Octobre 2014) Alice utilise le dessin et le coloriage tout au long de l’année pour se tenir ensemble, s’apaiser, s’évader dans un autre monde. Quand elle dessine, elle est souriante, contenue par l’activité. Elle semble apprécier le calme et le bien-être que cela lui procure. D’ailleurs, elle ne conteste pas quand l’enseignante propose d’autres activités monotones, comme le poinçonnage. Elle est persévérante79.

Alice est assise toute seule à une table. Elle colorie. Elle est tranquille, paisible. Je m’installe à côté d’elle, elle ne réagit pas, continue à faire son coloriage. Je la salue et l’appelle par son prénom. Elle me regarde avec un visage ouvert, un grand sourire et me dit « Bonjour ». Son visage est angélique. Elle est très mignonne. Je réalise qu’elle était déjà comme ça, souriante, positive avant les vacances. La petite fille renfermée, triste, vexée a disparue depuis longtemps.

Elle colorie minutieusement son dessin. Elle est extrêmement contenue, calme. L’environnement est pourtant agité mais ne semble pas la déranger. Elle est dans un autre monde, dans une bulle, ailleurs.

(Observation matinale du 3 Février 2015) En salle de rythmique, comme les autres enfants allophones, Alice est passive, figée, perdue. Elle essaye d’imiter ses camarades mais elle est en décalage. Le fait de bouger semble être libérateur et une source de plaisir.

Les trois fillettes mettent longtemps à participer. Elles regardent les deux maitresses pour suivre les mouvements. Elles semblent être perdues. Sofia regarde ses copines comme si elle essayait de se repérer mais elles sont très statiques et perdues comme elle. Elles semblent prendre confiance et imitent les autres après un certain temps. J’ai l’impression qu’elles ont besoin de se décongeler. Vers la fin de l’activité, quand les enfants sont autorisés à courir dans la salle, je crois apercevoir un léger sourire sur les lèvres de Alice.80 Puis à la fin de l’activité, quand les enfants se remettent en cortège, elle baisse son regard.

(Observation matinale du 3ème jour d’école, 28 Aout 2014) Pendant le regroupement, elle est aussi, passive, immobile, statique, inanimée. Elle regarde devant elle avec le visage impassible. Après quelques mois d’école, alors qu’elle comprend de mieux en mieux ce qui est demandé, elle continue à être passive, ennuyée et désintéressée pendant le regroupement.

Pendant le regroupement, aucune mimique n’apparait sur son visage, elle est là comme une poupée de marbre qui n’a aucune émotion. D’ailleurs comme elle est statique et presque immobile, c’est difficile de l’observer.

(Observation matinale du 10 Octobre 2014) Quand c’est à Alice de répondre, elle se retourne seulement quand la maitresse l’appelle, puis elle donne la bonne réponse. Elle semble se désintéresser complètement. […] Elle regarde la maitresse, puis le tableau. Son visage est impassible, elle a peu de mimiques […].

(Observation matinale du 3 Février 2015)

79 Sa manière de fuir dans le dessin et le coloriage est-elle en lien avec l’incompréhension et la barrière de la langue ?

80 On dirait que la liberté de bouger est une source de plaisir.

Chapitre 7. Les études de cas : neuf portraits d’enfants allophones

7.2 Portraits des enfants observés à l'école budapestoise