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Chapitre 3 – L’enfant allophone à l’école

3.1 L’enfant allophone à l’école : les particularités du statut d’ « étranger »

3.1.3 Le prisme de l’incommunicabilité : la barrière de la langue

La diversité à l’école est souvent mentionnée en analogie avec l’acquisition de « la langue scolaire ». Le bilinguisme et l’apprentissage d’une seconde langue est donc au cœur de la problématique liée à la scolarisation des élèves allophones (Cummins, 1981 ; Deprez, 2008 ; Grosjean, 1982 ; Helot, 2007 ; Lüdi, 2007).

Depuis les premières vagues d’immigration, l’enseignement de la langue véhiculée par l’école tient une place centrale dans les programmes scolaires des pays qui accueillent des élèves migrants. La connaissance de la langue d’instruction est souvent présentée comme facteur clé de la réussite scolaire (Chilora et al., 2001). Nombreux sont les travaux en linguistique, en didactique des langues (enseignement du français langue étrangère) et en sciences de l’éducation qui présentent des méthodes et des

Chapitre 3 – L’enfant allophone à l’école

approches permettant aux élèves d’apprendre le plus vite possible la langue de l’école (Gieruc, 2007).

En Suisse, les approches sociolinguistiques et psycholinguistiques valorisent la diversité des langues à l’école (Mottet & Bolzman, 2009 ; Mottet, 2013 ; Perregaux, 2007 ; Perregaux et al., 2008) en proposant de découvrir différentes structures langagières et d’inciter ainsi à l’ouverture à la diversité linguistique. Pour les élèves allophones en école enfantine, l’apprentissage de la langue se fait par immersion.

Cette approche présume que les enfants apprennent rapidement la langue de l’école s’ils se trouvent dans un bain langagier.

Par immersion, les enfants arrivent à communiquer avec aisance dans la seconde langue à partir de six mois environ (Toppelberg et al., 2005). Les travaux sur le

« voicing » versus « silenting » ainsi que sur la « speechlessness », (Thomauske, 2015) montrent que si l’on interdit aux enfants de parler dans leur langue maternelle, ils se retrouvent face à l’incompréhension, renforçant leur frustration et leur sentiment d’impuissance. Or, si on les autorise à parler dans leur langue maternelle, ils risquent de rencontrer des lacunes dans l’apprentissage de la langue scolaire. Les enseignant-e-s redoutent aussi une perte de contrôle sur leurs pratiques. Le dilemme de l’école est donc d’autoriser ou d’interdire aux enfants de parler leur langue maternelle en classe.

Les enseignant-e-s qui rencontrent des difficultés à communiquer avec les enfants à cause de la barrière de la langue, baissent leurs attentes scolaires vis-à-vis d’eux (Gregg et al., 2012). La langue maternelle peut être perçue comme un obstacle à l’apprentissage de la langue de l’école, handicapante sur le plan cognitif et scolaire (Zirotti, 2006). Les enfants qui maitrisent une autre langue ne sont nullement valorisés dans leurs compétences. Les amalgames entre enfants « non-francophones »,

« allophones » et déviance scolaire fondée sur la barrière de la langue sont extrêmement dévalorisants et stigmatisants et difficiles à dépasser. Il n’est donc pas surprenant que les statistiques montrent que les élèves allophones sont quatre fois plus souvent orientés en classe spéciale que les enfants « autophones » (Gieruc, 2007) et que les enseignants dirigent aussi plus facilement les élèves en classe spéciale sur l’unique argument de leur insuffisante maitrise de la langue scolaire (Gremion-Bucher, 2012).

Il existe aussi des variations considérables dans les compétences langagières des enfants monolingues, puisque les familles transmettent différentes formes de langage à leur enfant (Brooker, 2008). Arrivés à l’école, ceux qui ne reconnaissent pas la forme de langage utilisée par l’enseignant peuvent rencontrer des difficultés dans la compréhension. Malgré ces variations dans les formes de langage, les enfants allophones restent les plus vulnérables face à l’incompréhension et ils risquent de se braquer au contact de cette incompréhension, voire même de devenir mutiques (Toppelberg et al., 2005).

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3.1.3.2 L’incommunicabilité à l’école : perspectives émotionnelles et relationnelles

Bien que les travaux de recherche soulèvent différents aspects liés à l’absence de la langue scolaire chez l’élève allophone, la perspective émotionnelle et relationnelle de cette problématique est très peu abordée. Que vivent ces enfants au contact de l’impénétrabilité de la langue ? Comment peuvent-ils communiquer ou comment l’absence de langue commune les enferme-t-elle dans une incommunicabilité ? Il existe une souffrance de la langue chez les personnes migrantes (Kaës, 1998). En situation de migration, la langue maternelle perd sa fonction apaisante, rassurante, contenante. Dans leur nouvel environnement, entourés par une langue qu’ils ne maitrisent pas, les migrants sont plus fragiles et plus vulnérables. Les compétences langagières à l’école sont directement liées à la santé mentale, à la communication des besoins et des désirs, à la compréhension des attentes et à la régulation émotionnelle des enfants (Collins et al., 2011). De ce point de vue, la non-maitrise de la langue à l’école pourrait causer des troubles anxieux chez les enfants.

Si leurs compétences dans leur langue maternelle ne sont pas reconnues à l’école, le sentiment d’insécurité se renforce chez les enfants étrangers. Rayna et Brougère (2010, p. 56) ajoute que :

L’insécurité linguistique des jeunes enfants produit par l’illégitimité de la langue familiale dans l’espace public est perçue comme le malaise produit par le conflit de loyauté ou la souffrance ressentie de la non-reconnaissance de leur singularité, de leur altérité

L’inconfort et l’insécurité de l’incommunicabilité se répercutent également sur les fonctions parentales et la relation parents/enseignants. Certains parents d’enfants plus jeunes ne s’autorisent pas (ou peu) à parler leur langue maternelle à leur progéniture, par peur de nuire à leur intégration future (Stork & Groud-Dahmane, 1993 cité par Gabai et al., 2013, p.287). L’absence de communication précoce peut nuire considérablement au bon développement cognitif et psychique de l’enfant et ne favorise aucunement l’acquisition de la langue véhiculée par l’environnement (et aussi par l’environnement scolaire).

Dans le contexte scolaire, sans langue commune, les échanges entre les enseignant-e-s et les parents peuvent être problématiques. Le sentiment d’impénétrabilité dans le monde de l’autre fragilise davantage le vécu de l’entrée à l’école (Dockett & Perry, 2007 ; Xu, 2006). Les professionnels estiment donc qu’il est important que les enseignant-e-s accueillent les familles immigrées à l’école avec empathie et bienveillance. Francine Rosenbaum (entretien de Forster, 2011, p. 33), orthophoniste ethnoclinicienne, explique comment aider la communication avec les familles migrantes :

Soigner l’accueil dès l’école enfantine, se mettre à la place des parents venus d’ailleurs, imaginer leurs difficultés, leurs craintes. Il faut prendre son temps, montrer le matériel scolaire, expliquer le déroulement des premières journées. L’école est un autre monde pour les familles immigrées ; elle ne ressemble pas à celle qu’elles ont connue. Les mères sont inquiètes, elles craignent de ne rien comprendre à ce qu’il se passe, elles redoutent le regard des autres. Elles se sentent souvent dépassées. Il faut les mettre à l’aise, leur expliquer les horaires […]. Ce sont ces attentions qui font la différence, la qualité des premiers contacts est primordiale.

Chapitre 3 – L’enfant allophone à l’école

En l’absence de langue commune, les parents et les enseignant-e-s sont tous deux renvoyés à la difficulté de se faire comprendre. L’étude sur les mères migrantes en soins périnataux (Gabai et al., 2013) montre que lorsque les mamans parlent couramment français, les professionnels ont tendance à dire qu’elles sont entièrement assimilées à la culture française. Elles sont considérées comme « pareilles » sur le critère de la langue, alors que sur un autre critère, par exemple culturel, social, émotionnel, elles se sentent différentes 38. Les perceptions faussées "du pareil"

peuvent tout autant brouiller la relation parents-professionnels que si les personnes n’ont pas de langue commune pour communiquer entre eux.

L’incommunicabilité représente bien entendu un défi dans la relation entre l’enfant et l’enseignant-e mais très peu d’études développent l’aspect émotionnel de l’incommunicabilité dans la relation d’apprentissage. Chez les enfants bilingues, « le contact œil à œil et les regards mutuels accompagnent le langage adressé à l’enfant dans un accordage affectif favorisant également la mise en place du langage » (Couëtoux-Jungman et al., 2010). D’autres travaux (Gergely & Watson, 1996 ; Walk &

Gibson, 1960 ; Tronick et al., 1978 ; Stern, 1985) présentés ultérieurement soulignent aussi que la communication à travers le regard est essentielle lorsqu’il n’y a pas encore de langue commune pour se faire comprendre.

La revue de ces particularités du vécu de la différence, de la migration et de la barrière de la langue permet de situer les principaux enjeux auxquels sont confrontés les familles migrantes. La question se pose de savoir quels sont les enjeux de l’enfant allophone lorsqu’il arrive à l’école enfantine.