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Chapitre 7. Les études de cas : neuf portraits d’enfants allophones

7.2 Portraits des enfants observés à l'école budapestoise

7.2.3 Portrait de Sami

Sami est un petit garçon irakien. Sa situation familiale et les conditions de son arrivée en Hongrie ne sont pas connues. Il commence l’école après les vacances de la Toussaint, début novembre86. Il a été en crèche avant d’aller à l’école. Il a des traits fins, des cheveux et des yeux noirs, une peau un peu matte. Il est grand de taille. Le plus souvent, il est vêtu d’un pantalon et d’un t-shirt en coton, qui ressemble à un pyjama. Il a une démarche déterminée, des gestes toniques et une apparence de petit garçon costaud. Il a un petit air coquin. Il est plutôt timide quand il arrive à l’école, mais en quelques jours il s’ouvre et il s’impose de plus en plus et un caractère fort s’affirme.

Il est ouvert et intéressé par les activités et les personnes qui l’entourent.

Ses moments de séparation

Le premier jour, Sami est accompagné à l’école par sa maman et sa grand-mère. Les deux femmes se tournent vers lui avec douceur et amour. Malgré cela, Sami est très inquiet : il enfouie son visage dans les habits de sa maman. Il s’agrippe à elle et refuse de participer au jeu proposé par l’enseignante. Sa détresse et ses angoisses sont d’autant plus visibles que c’est le seul qui fait sa rentrée à ce moment-là. Malgré la particularité de sa situation, Sami trouve facilement ses repères et arrive à dépasser rapidement ses angoisses.

Sami, sa maman et sa grand-mère entrent dans la classe. Il reste dans le bras de sa maman.

Son buste et sa tête sont collés à la poitrine de la maman. Elle essaye de le décoller, lui parle sans arrêt, mais il ne semble pas l’écouter. Il enfouit ses oreilles dans les habits de maman. Les dames lui parlent en pointant les enfants qui forment un demi-cercle autour d’eux, mais il détourne le regard, comme s’il faisait exprès de ne pas regarder. Son visage se déforme. Puis quand il reste quelques instants tranquille, son visage se lisse, mais dès que la maman lui fait changer de position, lui parle ou essaye de le convaincre d’aller dans les bras de sa grand-mère, son visage se déforme et se crispe à nouveau. [...] L’enseignante initie un jeu de ronde accompagné de chants. Elle rassemble les enfants. […] L’enseignante s’avance vers lui et propose de les rejoindre. Sami s’agrippe fortement à sa grand-mère, enfouit son visage dans sa poitrine et se coupe du monde. Quand personne ne s’occupe de lui, son visage se défroisse et son regard se tourne vers les enfants qu’il regarde bouche bée. [..] Ensuite l’enseignante et les enfants chantent une chanson. Ils tapent de plus en plus fort des pieds. Sami sourit à ses camarades qui tapent des pieds.

(Observation matinale à Budapest au moment du jeu libre. 4 Novembre 2013) Après ce premier jour rempli d’angoisses et d’inquiétudes, au cours de la prochaine observation, je suis surprise de voir qu’il accepte d’entrer dans la classe sans constater. Il est triste, il pleurniche un peu, semble être envahi par l’absence, mais il ne résiste pas.

Il entre dans la classe, se met en face de l’enseignante, il la regarde droit dans les yeux d’un air triste, sa bouche se déforme et il répète « Mama » plusieurs fois. Agota lui dit que sa maman va arriver bientôt, après manger et après dormir. Elle mime « dormir » et « manger ». Ensuite elle caresse la joue de l’enfant et se rassoit à sa place. L’enfant se rapproche d’elle toujours les lèvres orientées vers le bas, et il répète encore « Mama » sur un ton plus doux mais sans donner l’impression qu’il va pleurer. L’enseignante répète ce qu’elle a dit tout à l’heure manière accélérée. Il y a beaucoup d’humour dans sa manière de mimer rapidement. C’est comme si elle

86 Dans le système scolaire hongrois, seul les enfants de 3 ans peuvent aller à l’école. Sami a

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voulait dédramatiser la longueur du temps restant. Il la regarde de manière concentrée, puis un petit sourire apparait sur sa bouche et son visage s’illumine, ses lèvres s’étirent jusqu’aux oreilles.

Il y a beaucoup de tendresses entre eux. Elle se tourne vers moi, me fait un sourire coquin, comme si elle me communiquait son plaisir à être en présence de l’enfant.

(Observation matinale à Budapest au moment du jeu libre. 18 Novembre 2013) Comme cet extrait le montre, il y a beaucoup de tendresse et de complicité dans la relation entre Sami et Agota. Toutefois, les imprévus, les changements brusques, l’entrée d’une nouvelle personne ou encore le fait d’entendre son prénom fragilisent Sami et il replonge très rapidement dans la détresse générée par l’absence de sa maman.

Agota enroule la bande de papier autour de Sami, pour jouer qu’elle l’attache avec une corde.

Sami rit au début, puis essaye de se libérer outrepassant à travers la bande mais il n’y arrive pas et il se met à pleurnicher en la regardant et dit sur un ton désespéré : ‘Mama’. Elle le ‘libère’ et lui dit la même chose que tout à l’heure, que d’abord ils vont manger, puis dormir et sa maman va arriver ensuite. Elle mime ces mots et ajoute « Jo ? Jo lesz ? » (C’est d’accord ? Ok?) La bouche de l’enfant continue à être déformé. Alors elle mime encore ces actions en accélérant ses mouvements. Elle lui sourit tout le long de sa « clownerie ». Un sourire apparait aussi sur le visage de Sami et il la regarde à nouveau avec émerveillement.

(Observation matinale à Budapest au moment du jeu libre. 18 Novembre 2013) La dame de service entre dans la classe en poussant le chariot du petit déjeuner. Elle salue tout de suite Sami en l’appelant par son prénom. Sami se lève, s’agrippe à son pantalon et lui dit :

« Mama, Mama » sur un ton inquiet. (Il n’a pas appelé sa maman ce matin comme les fois précédentes). Il a une petite voix cassée, il est presque en train de pleurer. Elle lui dit que sa maman va venir après le dodo. Elle mime ‘dodo’ en mettant ses deux mains assemblées d’un côté de sa joue. Sami hoche la tête pendant qu’elle parle, comme s’il disait ‘je sais qu’elle vient après dormir, mais j’avais besoin de le dire’. Elle l’accompagne jusqu’à sa place et Sami s’assoit tranquillement.

(Observation matinale à Budapest au moment du jeu libre. 25 Novembre 2013) Sami est capable de canaliser et contenir et de transformer ses inquiétudes dans le jeu. Sa persévérance et l’intérêt qu’il porte à vouloir assembler les pièces du puzzle font penser à l’effort qu’il fait pour créer des liens à l’école. Ses expériences de séparation et d’intégration apparaissent dans son jeu.

Il fait glisser les puzzles sans les soulever et essaye de les emboiter de cette manière, mais il n’y arrive pas. Il pousse deux pièces l’une contre l’autre, force, fronce les sourcils, comme s’il pensait que la force allait unir les pièces. Je me demande s’il a déjà fait des puzzles dans sa vie. Il semble découvrir ce jeu. Il y a une grande persévérance dans sa manière d’essayer et de réessayer à faire unir les pièces en les faisant glisser l’une contre l’autre. […] Il pioche une autre pièce qu’il essaye de placer dans le mauvais sens et au mauvais endroit. J’ai l’impression que c’est un réel défi pour lui assembler ces pièces. On dirait aussi que l’union des deux pièces occupe tout son esprit et il ne voit pas que la finalité de constituer une image.

(Observation matinale à Budapest au moment du jeu libre. 25 Novembre 2013) Ses relations en construction

Très vite, après 3 ou 4 jours, Sami accepte de se séparer de sa maman (ou de sa grand-mère) et d’être à l’école grâce à la relation fusionnelle qu’il crée avec Agota.

Dès son arrivée dans la classe, il va directement vers elle et la suit partout. Il est comme un petit poussin qui suit sa maman. Il y a une bonne entente entre Sami et Agota, l’enseignante est douce et joyeuse en sa compagnie. Dans leur union, la relation aimante de Sami avec sa maman semble se transposer dans la relation avec

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l’enseignante, créant ainsi une base sécurisante, une enveloppe émotionnelle rassurante pour lui. L’enseignante est elle aussi très impliquée dans la dyade avec l’enfant, elle est douce et rayonnante en compagnie de l’enfant, ce qui laisse penser qu’elle est en lien avec quelque chose de bon en présence de l’enfant.

Avec Andrea, l’autre enseignante, Sami est moins en lien. Les premières semaines d’école, Sami est très content quand il voit Agota. Par contre il est neutre avec Andrea.

Cependant, il va vers elle quand il a besoin d’aide. Pour Sami, l’enseignante remplie sa fonction d’adulte mais il n’y a pas de lien affectif entre eux.

Il est timide avec moi les premiers jours d’école. Il évite et détourne mon regard. Il ne s’intéresse pas à moi (ni à personne d’autre à part Agota).

Sami, joue avec une sorte de toupie assit à la table proche de la porte. Il me regarde avec des yeux de petit oisillon blessé et se fait tout petit. [...] J’hésite un moment puis décide de m’installer à sa table. Il ne réagit pas à ma présence, me regarde timidement les yeux baissés et continue à lancer sa toupie.

(Observation matinale à Budapest au moment du jeu libre. 18 Novembre 2013) Il est touché cependant par mon départ. Alors il me regarde avec un air triste, comme si ce départ le renvoyait à l’absence de sa maman. Il laisse paraitre la relation qu’il a avec moi seulement quand je pars87.

« Je salue l’enseignante et les enfants et plus particulièrement Sami. Il me regarde avec des grands yeux, la lèvre inférieure retournée. Il semble triste. Je lui souris et dit à la semaine prochaine. Il me regarde longuement dans les yeux. »

(Observation matinale à Budapest au moment du jeu libre. 25 Novembre 2013) Avec ses camarades de classe, il est très peu en lien les premières semaines d’école.

Il les observe de loin, joue en parallèle sur le tapis ou le coin cuisine mais il ne va pas vers eux. Par moments, il rit avec Zeno et les autres petits de la classe, mais ces moments de divertissements ne durent que quelques instants. Il commence à s’intéresser à ses camarades après environ un mois d’école.

Ses communications et incommunications

Dès les premiers jours à l’école, Sami communique par des gestes et des mimiques avec les enseignantes. Il exprime aussi verbalement sa tristesse d’être séparé de sa maman lorsqu’il répète « Mama ». Même s’il ne lui parle pas, il est rassuré et joyeux en présence d’Agota. La langue ne semble pas inhiber la communication entre eux.88 Même si son vocabulaire se réduit à quelques mots, Sami partage ses expériences avec les enseignantes, et plus tard avec moi aussi. Il est aussi capable de crier ou dire

« non » quand quelque chose lui déplait. Il semble être suffisamment à l’aise pour ne

87On peut se demander pourquoi il n’ose pas s’investir dans la relation avec moi. Appréhende-t-il de trahir sa maman en créant des relations avec des adultes ? Est-ce qu’au contact des adultes, l’absence de la maman se renforce et il se détourne du sentiment d’abandon ?

88 Lorsque Sami arrive à l’école, comme pour les deux autres enfants observés dans sa classe, je ne sais pas s’il parle et/ou s’il comprend le hongrois. Ce n’est qu’après quelques semaines d’observation que les enseignantes et moi-même remarquons qu’il comprend beaucoup de choses,

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pas être envahi par l’incompréhension. Après 3 mois passés à l’école, il est confiant quand il s’agit de parler en hongrois.

Il lance le dé à nouveau sans nommer la couleur bleue et il pioche. Il crie quelque chose mais je ne comprends pas ce qu’il dit. Il répète plusieurs fois jusqu’à ce que j’arrive à reconnaitre

« szamàr » (âne). J’acquiesce et dit « Igen, szamàr » (Oui, c’est un âne). Je me sens soulagée de le comprendre. Il regarde l’image en se penchant dessus et il cache différentes parties de l’animal. Il pointe les oreilles sur l’image et attrape son oreille droit en disant « Ez ez » (C’est ça).

Je souris en acquiesçant. Je me sens rassurée que nous arrivons à nous faire comprendre même si les mots nous manquent.

(Observation matinale à Budapest au moment du jeu libre. 10 Février 2014) Ses jeux, ses occupations et ses activités

Après quelques jours à l’école, il métabolise l’absence de sa maman dans son jeu.

Il s’assoit sur le tapis à côté des petits garçons. Il se relève aussitôt, prend deux petits camions et une barque, se rassoit et les fait rouler devant lui. Il regarde ses camarades à côté de lui puis regarde à nouveau ses camions. Il prend ensuite un triangle en bois. Eugène s’avance vers lui et lui arrache des mains en disant que c’est le sien. Sami tire sur le triangle en criant ‘Enyém’ (le mien). Les deux garçons se regardent en se fronçant les sourcils. Je crains qu’ils se bagarrent, puis Eugène lâche le triangle et dit qu’il le laisse à Sami. Il prend prudemment le triangle, continue à regarder son camarade, puis le pose par terre devant lui et fait rouler les camions par-dessus.

C’est comme si le camion traversait une petite montagne. Il fait passer le premier camion, puis le second et enfin il fait glisser la barque, puis tout de suite après, il met la barque dans sa bouche et lèche la partie lisse du jouet.

(Observation matinale à Budapest au moment du jeu libre. 25 Novembre 2013) Il prend le risque d’être en rivalité avec son camarade, comme s’il se battait pour avoir

« le sein » représenté par le triangle. On dirait qu’il travaille fantasmatiquement l’absence de sa maman. Ensuite, dans la même observation, il montre son besoin que l’on s’occupe de ses parties infantiles dans sa manière de s’occuper d’une poupée. Il semble retrouver la relation aimante avec sa mère lorsqu’il attrape le guidon de la poussette. Puis, il secoue, remue la poussette, comme s’il traduisait son sentiment d’être secoué de l’intérieure en l’absence de sa maman.

Il s’approche doucement vers une poussette délaissée, pose lentement ses mains sur le guidon et avance doucement en slalomant entre les tables. Il sourit et il regarde fièrement autour de lui.

Il s’arrête soudainement, lâche la poussette, fait un pas en arrière et reprend le guidon et le secoue à petite amplitude avec les deux mains, comme s’il y avait un bébé dans la poussette et que petit tremblement pourrait le réveiller ou le bercer.

(Observation matinale à Budapest au moment du jeu libre. 25 Novembre 2013) Après environ un mois passé à l’école, il commence à aller vers ses camarades. Les premiers contacts sont remplis d’envie et de rivalité. Il semble se faire une place en initiant des rapports de force avec son camarade.

Sami et Peter se tiennent debout l'un en face de l'autre. Ils rapprochent leur buste et se cognent au niveau de la poitrine. Ils me font penser à des paons males qui rivalisent pour les charmes d’une femelle. Leur visage est fier, leur tête est légèrement penchée vers l'arrière. Ils se cognent le buste plusieurs fois. Ils ont l’air sérieux, je crains qu’ils se bagarrent. Ensuite ils rigolent.

(Observation matinale à Budapest au moment du jeu libre. 16 Décembre 2013) Sami s'assoit à côté de Zeno sur le tapis et lui prend des blocks de son château. Zeno lui crie dessus. Il a l’air dérangé, son visage est ferme, ses sourcils sont froncés et il cherche

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désespérément l’enseignante du regard. [...] Sami reste assit à côté de lui. Il ne bouge pas, reste calme et rigole. Il rit en émettant le bruit « haha ». On dirait qu’il fait exprès de détruire la construction de Zeno et que cela l’amuse. C’est un petit coquin.

(Observation matinale à Budapest au moment du jeu libre. 16 Décembre 2013) Il commence à être à l’aise quand il s’agit de rivaliser ou d’embêter les enfants. Avec d’autres enfants, il est moins confiant. Avec le groupe des petites filles, il est maladroit, ne sait pas comment créer le lien, comment entrer en relation avec elles, pourtant il semble en avoir envie.

Tout à coup, les fillettes commencent à courir après Sami. Il court derrière elles, rit, fait des grimaces et crie quand il réussit presque à les attraper. Il essaye d’être « menaçant », et je me demande si les filles ont réellement peur. Elles courent vers l’enseignante et à l’instant qu’elles arrivent à côté d’elle, Elsa lui demande si elles peuvent jouer à « papa-maman-bébé ». J’ai l’impression que Elsa veut intégrer Sami dans le jeu mais finalement elle choisit les poupées et l’exclut du jeu commun. Sami a l’air déçu : il se balade dans la classe avec la tête baissée.

(Observation matinale à Budapest au moment du jeu libre. 10 Février 2014)

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