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Chapitre 3 – L’enfant allophone à l’école

3.2 Le vécu de l’entrée à l’école des enfants allophones

3.2.1 Postures et comportements des enfants

Quelles sont les réactions, les comportements spécifiques à l’expérience d’être allophone à l’entrée à l’école ? Quelles stratégies trouvent les enfants pour avoir une place ? Quels moyens trouvent-ils pour entrer en relation avec les adultes et les enfants ?

38 Mon expérience personnelle témoigne de nombreuses situations similaires. De par mon bilinguisme, j’ai souvent entendue la remarque « Mais tu es française » signifiant, tu es comme nous, il n’y a pas de différences, puis ces mêmes personnes étaient sidérées quand ils ont appris que je ne connaissais pas telle ou telle chanson ‘culte’ ou le nom des ustensiles de cuisine (d’ailleurs j’ai appris le mot « ustensile » dans ma vingtaine). La question qui m’intrigue depuis toujours est cette fragilité du rapport qu’on a à la différence, à survaloriser ou à sous-estimer les personnes « étrangères » et cette entrave qui empêche de les voir dans leur singularité.

Chapitre 3 – L’enfant allophone à l’école

Deux études sur les enfants allophones pris en charge par des services d’éducation précoce (crèche et école enfantine) abordent ces questions 39 et 40. Picchio et son équipe (2014) explorent à travers des observations et des vidéos, l’expérience de deux enfants albanaises, Anna et Julie, dans une crèche de la ville de Parme et Picchio et Mayer (2016) étudient l’entrée en crèche de sept enfants allophones entre 19 mois et 34 mois dans la ville de Pistoia (ibid., 2016). Voyons d’abord le vécu détaillé de ces enfants. Les encadrés ci-dessous présentent en détail leurs résultats.

ENCADRE 1. Anna (31 mois)

Anna fréquente la crèche depuis sept mois. Elle est calme et coopérative quand elle arrive en crèche, ne manifeste aucune difficulté à se séparer de sa maman41. Dans les activités, elle est plutôt passive, peu impliquée. Il est nécessaire de l’inviter dans l’activité (Picchio et al., 2014, p.127) :

Anna montre un vif intérêt pour l’activité proposée mais, dans la plupart des cas, elle reste dans une position d’observation participante. Elle n’intervient pas dans l’action mais son expression et sa posture indiquent qu’elle est impliquée dans la situation et y prend plaisir […]

Quand les éducatrices ne l’impliquent pas dans les activités de jeu, Anna ne se propose pas de participer au jeu d’autres enfants, sauf quand Maria (une camarade) se charge de solliciter sa participation et l’invite explicitement ou favorise son entrée dans le jeu, lui faisant de la place auprès d’elle.

Anna est enthousiaste et souhaite participer à l’activité mais elle a besoin que les adultes ou sa camarade la tirent dans la relation. Elle reste impliquée et persévère dans l’activité si elle est soutenue par sa camarade ou un adulte. Elle arrive à rester concentrée dans la durée lorsqu’elle joue seule. Elle ne communique pas ses besoins et ses désirs aux éducatrices, attend qu’elles s’en aperçoivent. Selon les éducatrices, elle comprend l’italien (langue de l’école), mais elle ne parle pas. Lorsqu’elle joue seule, Anna chuchote en italien, comme pour s’entrainer en cachette. Cherche-t-elle à se perfectionner en italien avant d’oser parler ?

39 Titre original du projet : « Bambini e famiglie di qui e d’altrove: promuovere l'accoglienza e la partecipazione dei bambini e delle famiglie appartenenti a diverse culture nei servizi per l'infanzia ».

40 Colloque international organisé par le Laboratoire EXPERICE (Université Paris 13) et le CNAM intitulé

« Petite enfance : Socialisation et transitions », Paris 13-14 Novembre 2015.

https://hal-univ-paris13.archives-ouvertes.fr/PETITE-ENFANCE/hal-01260072

41Contrairement à Julia qui pleure et s’agrippe à sa maman. Hypothèse : en sept mois, Anna a eu suffisamment de temps à s’habituer au nouveau milieu, tandis que Julie est en train de gérer la

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ENCADRE 2. Julia (34 mois)

Julia fréquente la crèche depuis 3 mois, et de façon irrégulière. Elle est prudente et passive. Elle essaie de s’agripper à sa maman lorsqu’elle part, elle est triste et trouve du réconfort dans les bras de l’éducatrice. Elle est anxieuse lorsqu’il s’agit d’aller vers les autres et se faire une place au sein du groupe (Picchio et al., 2014, p.129) : Julia paraît toujours vigilante à tout ce qui se passe autour d’elle, elle observe attentivement les activités.

[…] Elle semble être mal à l’aise et ne trouve pas facilement sa place […] préférant souvent rester à observer les autres un peu à l’écart.

Elle choisit des jeux moteurs qu’elle fait avec intelligence et efficacité. Lorsqu’elle est invitée dans les activités animées par les adultes, elle arrive aussi à rester concentrée et active. Sa timidité, sa réserve, son mutisme font qu’elle reste souvent inaperçue, invisible aux yeux de ses camarades. Elle est angoissée et déstabilisée dans les moments de changement, pendant les repas ou lorsqu’elle se retrouve entourée d’autres enfants. Elle communique de façon non-verbale : malgré sa bonne compréhension de l’italien, elle utilise exclusivement des gestes et des hochements de tête pour communiquer (Picchio et al., 2014, p.130) :

Lorsqu’ils (les enfants) veulent la soutenir en lui suggérant la bonne expression verbale […]

Julia réagit toujours par une attitude de renfermement sur elle-même en baissant les yeux et en s’enfonçant la tête dans les épaules.

Le mutisme de Julia interroge ses camarades : ils se demandent si Julia a une voix ou si elle est capable de parler. Par moments, comme Anna, elle chuchote en italien pendant son jeu solitaire ou répète des expressions apprises en crèche.

A travers l’exemple de ces deux petites filles, Picchio et son équipe relèvent cinq éléments essentiels qui définissent le vécu "enfants de parents migrants" dans une institution préscolaire. Ces enfants :

 peuvent rencontrer des difficultés à trouver leur place en crèche

 suivent facilement les règles, les modalités, les activités, la routine de la classe, et ils prennent aussi plaisir à les suivre (fonction de repérage et de contenance ?)

 choisissent des jeux solitaires à travers lesquels ils exercent leur capacité à s’exprimer en italien

 sont silencieux

 ont une communication dans laquelle prédominent les modalités non-verbales Picchio et Mayer (2016) présentent également l’expérience de l’entrée en crèche de quatre enfants de parents migrants (traduit de l’anglais « children of migrant parents »), ainsi que des pratiques facilitatrices pour une transition en douceur.

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ENCADRE 3. Marcus (27 mois)

Marcus a commencé à fréquenter la crèche quelques matinées avant le recueil de données. Lorsque sa maman part, il s’agrippe à elle, il crie et il pleure. Il accepte de prendre son petit-déjeuner quand les éducatrices le sollicitent. Il mange calmement pendant le petit-déjeuner. Les changements d’activité au cours de la journée ravivent son sentiment d’inconfort qui se manifeste sous forme de cris et de pleurs.

ENCADRE 4. Isaac (30 mois)

Isaac se sépare facilement de sa maman mais il reste énervé, tendu, parfois perdu, ailleurs durant toute la journée. A plusieurs reprises, il cherche à s’échapper de la crèche. Il n’initie pas d’activité, mais il est coopératif et accepte de jouer quand les éducatrices vont le chercher. Il est capable d’aller vers les adultes pour se faire consoler.

ENCADRE 5. Jordan (26 mois)

Jordan est perdu, confus quand il arrive en crèche. Il erre toute la journée dans la pièce. Il joue seul. Quand il essaie d’aller vers ses camarades, il se fait agressé et ils l’excluent. Tout comme Marcus, dans les changements d’activité ou encore quand il y a trop de bruit, il est perturbé, abattu. Alors il pleure, se cache sous la table et se bouche les oreilles.

ENCADRE 6. James (21 mois)

James est attentif et intéressé par ce qui se passe autour de lui. Il observe ses camarades d’une certaine distance, comme s’il étudiait les règles, les coutumes, les manières de faire des enfants et des adultes. Il est silencieux et « invisible » ; les adultes ont tendance à l’oublier.

Picchio et ses collègues soulignent les modalités non-verbales comme les gestes, les expressions faciales et corporelles adoptées par les enfants allophones. Ils proposent de penser leur vécu de la transition à travers une vision double : certains réagissent de manière active, intense, douloureuse par des pleurs, des cris, des contestations et des tentatives d’évasion (Julia, Marcus, Isaac, Jordan). D’autres, comme James, sont moins réactifs, ils digèrent l’expérience de manière passive. Ce n’est pas parce qu’ils ne montrent pas de souffrance à l’entrée en crèche, qu’ils n’ont pas besoin, eux aussi, d’être accompagnés et épaulés dans les épreuves qu’ils traversent. Cela rappelle la tension d’être « entre-deux » mondes (Gabai et al., 2013), qui caractérise le vécu de la migration. Les enfants allophones en transition sont vulnérables et ne savent pas toujours comment exprimer leurs besoins. Ils sont perdus entre-deux-mondes (la maison et l’école / la langue maternelle et la langue scolaire / dans les activités et en-dehors des activités, etc).

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