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UNE ACTUALISATION RESONANTE DE LA MUSEALITE DE STRANSKY

I. D’UNE ACTUALISATION RESONANTE DE LA MUSEALITE

1. LA MUSEOLOGIE COMME RELATION SPECIFIQUE DE L’HOMME A LA REALITE

1.5 UNE ACTUALISATION RESONANTE DE LA MUSEALITE DE STRANSKY

A l’interrogation soulevée par Mairesse en 1999 : « faut-il attendre que l’homme ait totalement

épuisé l’environnement pour changer son rapport à la nature ? […] et notre notion de relation spécifique ?» le principe de résonance formulé par Rosa semble donc répondre par la

perspective d’une régression primitive des modalités relationnelles de l’homme au monde. Ainsi la muséalité, telle qu’elle fut conçue par Stránský pour être l’objet de la muséologie, ne doit pas être fatalement perçue comme « le témoignage d’une époque révolue »164 du fait de l’importance qu’elle accorde aux objets de la réalité, et du peu de considération désormais octroyée à la matérialité des choses dans une dynamique d’accélération sociale. Si la pensée de Stránský ne peut en effet survivre dans son ensemble au regard des actuels impératifs de l’institution muséale, la notion de relation spécifique peut, pour sa part, entrevoir dans l’actualisation résonante de la muséalité, une possible prospérité. Car si l’homme est enjoint de se lier à nouveau au monde par le biais d’une implication corporelle, intentionnelle, libidinale et primitive, les objets de la réalité semblent lui redevenir indispensables. Deloche écrit que

« la muséologie décide du mode d’approche des musealia » soit les objets sensibles ayant été

collectés par le musée, en évoquant la possibilité pour ces derniers d’être « visuels ou sonores,

mais aussi – pourquoi pas ? – tactiles, olfactifs et même gustatifs »165. Il souligne par ailleurs

que le musée, par le culte qu’il a de tout temps voué aux perceptions de l’œil, n’est que trop peu capable de rendre compte des autres dimensions sensibles diffusées par les objets dans la propagation de leur espace spécifique. Il évoque à ce sujet un « problème d’extension du

champ », précisant que « n’avons-nous pas à nous demander ce qu’est la muséologie, nous devons nous dire qu’elle ne sera que ce que nous la ferons »166. Loin de chercher à remplacer

la notion de relation spécifique, il devient alors possible d’envisager l’actualisation d’une muséalité résonante, rendant compte d’une interaction de l’homme et du monde basée sur l’assimilation affective, l’implication corporelle, l’intentionnalité répondante, l’élan libidinal, et exercée dans le cadre de la réalité culturelle, à l’égard des objets de collection. Dans cette actualisation résonante de la muséalité de Stránský, il ne sera toutefois plus question de s’approprier la réalité par rétention des éléments authentiques, mais de l’assimiler par

164 MAIRESSE François, « Introduction », Zbynĕk Z. Stránský et la muséologie : Une anthologie, Harmattan, Paris, 2019, p. 24.

165 DELOCHE Bernard, Le musée virtuel, Presses Universitaires de France, Paris, 2001, p.138. 166 Ibid. p. 137.

imprégnation corporelle et affective des dimensions sensorielles exhalées par ces éléments au sein de leurs espaces spécifiques. Du fait des affinités lui ayant été précédemment reconnues avec le phénomène de résonance, je retiendrai ici l’olfaction comme sensorialité privilégiée de l’assimilation par imprégnation des objets de la réalité. Par son intermédiaire, et sur la base du système de sélection, thésaurisation, présentation, je tacherai plus avant de développer une actualisation résonante de la relation spécifique de Stránský, idéalement plus modérée que les extrêmes de rétention totale et d’expulsion totale qui furent envisagés par Mairesse il y a de cela vingt ans167.

Dans la muséologie théorique de Stránský se trouve donc la muséalité dont découle le processus de muséalisation des objets de la réalité. Ce processus se découpe en trois phases qui sont la sélection, la thésaurisation et la présentation168. La phase de sélection vise à identifier les objets porteurs de muséalité soit, des objets indiciels de la relation qu’entretient l’homme avec le monde, puis à les extraire de leur environnement d’origine. La phase de thésaurisation concerne

« l’apprentissage des lois de composition des collections en tant que témoins authentiques et premiers de la réalité »169. La phase de présentation de ces collections au visiteur permet enfin

une « rétroaction de la réalité muséalisée vers la conscience sociale »170. Bien que le processus de muséalisation, par l’appropriation et la rétention physique qu’il opère des éléments authentiques, ne puisse relever de la résonance, son initiative résulte pourtant d’une forme d’implication de l’homme dans le monde. Stránský écrit qu’« il s’est toujours agi de la façon

dont l’homme se réfléchit dans la réalité, et dont il se l’approprie en fonction de ses besoins culturels et sociaux »171. Il semble alors paradoxal de considérer que les objets rendent la

muséalité obsolète, alors que leur présence au musée résulte elle-même d’un effort intentionnel de l’homme dans le monde, d’un désir exprimé, d’un appétit temporairement assouvi et donc, d’une dynamique résonante. Aussi, si l’importance accordée aux objets de collection fut

167 MAIRESSE François, « La relation spécifique », ICOFOM Study Series, Muséologie et Philosophie, n°31, 1999, p. 66.

168 STRANSKY Zbynĕk, « Muséologie. Introduction aux études, 1995 », Zbynĕk Z. Stránský et la muséologie :

Une anthologie, Harmattan, Paris, 2019, p. 53.

169 STRANSKY Zbynĕk, « La muséologie comme science (une thèse), 1980 », Zbynĕk Z. Stránský et la

muséologie : Une anthologie, Op cit. p. 132.

170 STRANSKY Zbynĕk, « Muséologie. Introduction aux études, 1995 », Zbynĕk Z. Stránský et la muséologie :

Une anthologie, Op cit. p. 53.

dénoncée et démentie, ce n’est pas tant parce qu’elle rendait la muséalité de Stránský absconse, que parce qu’elle trahissait une réalité « bien moins avouable », qui est que par essence, le musée résulte du primitif. Mais à l’heure de la résonance, ce secret parfaitement gardé porte en lui une révélation qui le dépasse : il n’existe pas un musée de la résonance, car tous les musées détenteurs de collections se révèlent être des caisses de résonance en puissance. Parce que chaque muséalie fit l’objet d’une élection relativement primitive, j’y reviendrai172, par un collectionneur puis par un conservateur173, chaque collection opère une mise en abyme des résonances ayant opérées par les objets qu’elle rassemble, ne serait-ce que vis-à-vis de ceux qui la constituent, car comme le souligne Desvallées, « une muséalie n’est pas seulement un

document donnant de l’information, elle est également un objet sensible »174 et Hennion, « les objets sont des entités qui s’éprouvent »175.

Or s’il y a bien une chose que la présentation des musealia n’autorise pas, c’est que le visiteur soit en mesure de les éprouver. Deloche écrit en effet qu’au musée, « les objets sont là, mais

intangibles et inaccessibles. […] Car toucher n’est-il pas en quelque sorte s’approprier l’objet fictivement ? […] Et justement, ce qu’interdit le musée porte bien sur cette prise de possession symbolique. […] Le musée est l’école de la répression, il invite son visiteur a la contrainte ascèse de la contemplation visuelle »176. Stránský conçoit pourtant bien que la finalité du

processus de muséalisation consiste en un agissement sur la conscience sociale, par le biais des éléments sélectionnés et thésaurisés, pour la modifier177. Or, comment les objets de la réalité sont-ils supposés pouvoir agir sur nous si leur espace spécifique se voit encapsulé dans une vitrine ? De l’ensemble de leurs dimensions ne demeure que le visuel, ramené à plat sous

172 Voir chapitre 2.

173 DESVALLEES André, MAIRESSE François, Dictionnaire encyclopédique de Muséologie, Armand Colin, Paris, 2011, pp. 60 - 63.

174 DESVALLÉES André, « Muséologie comme champ disciplinaire : trajectoires », Artigos, 2015, p. 340. 175 HENNION Antoine, « Ce que ne disent pas les chiffres… Vers une pragmatique du goût », Goûts à vendre,

Essais sur la captation esthétique, Regard, Institut Français de la mode, Paris, 2007, p.107.

176 DELOCHE Bernard, Museologica, Contradictions et logique du musée, MNES, Paris, 1989, p. 44.

177 STRANSKY Zbynĕk, « Muséologie. Introduction aux études, 1995 », Zbynĕk Z. Stránský et la muséologie :

Une anthologie, Op cit. p. 58. « La muséologie théorique accomplit donc son dessein gnoséologique et axiologique en expliquant quel impact les représentants des valeurs muséales peuvent avoir sur la conscience sociale. Il faut tenir compte du fait que la valeur n’est pas donnée par l’objet lui-même, mais par la relation objet-sujet. Si le processus de muséalisation n’était pas couronné de présentation, les muséalies perdraient leur valeur. »

chaque face de verre, qu’une représentation d’objets capables d’exister sans moi, bref, qu’une série de photographies en puissance178. La matérialité des objets est soustraite à l’appréhension qu’il m’est permis d’en avoir : la vitrine rend impossible leur assimilation par imprégnation des dimensions sensorielles qu’ils diffusent. De fait lorsque je visite une exposition, même si je le voulais, je ne pourrais pas assimiler les objets de la réalité. La vitrine me contraint à une forme d’appropriation dominante, la plupart du temps exprimée par le fait de photographier l’objet, déjà abaissé par ses soins, au rang de sa propre représentation visuelle. La vitrine est donc un obstacle à la résonance. Stránský indique pourtant que pour que la communication puisse remplir sa mission, « il faut choisir les formes qui permettent un contact immédiat entre les

sujets et les représentants des valeurs culturelles qui ont été thésaurisées, car c’est seulement par une communication directe que l’on peut assurer une appropriation globale des valeurs culturelles »179. Il précise que « c’est aussi le niveau idéal où l’on peut agir sur la conscience sociale non seulement par les informations mais aussi par l’énergie, l’aura »180. Le concept

d’aura des musealia fut précédemment évoqué quant à l’expression photographique du musée imaginaire. Dans le cas d’une actualisation résonante de la muséalité par le biais privilégié de la sensorialité olfactive, une interrogation point : l’aura des objets de la réalité, telle que conçue par Benjamin181, est-elle odorante ? Et si tel est le cas, une présentation résonante ne devrait-elle pas avoir pour objectif de faire accéder le visiteur à la dimension olfactive des expôts, plutôt que de diffuser à loisir des odeurs anecdotiques ? Le choix a bien entendu toute son importance

178 DELOCHE Bernard, Le musée virtuel, Presses Universitaires de France, Paris, 2001, p.183. « Par le jeu de

l’espace de présentation et de ses instruments l’objet est défonctionnalisé, converti en image, et donné à voir. »

179 STRANSKY Zbynĕk, « Muséologie. Introduction aux études, 1995 », Zbynĕk Z. Stránský et la muséologie :

Une anthologie, Op cit. p. 59.

180 Ibid.

181 BENJAMIN Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia, Paris, 1939, p. 13-15.

« A la plus parfaite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’œuvre d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve. C’est cette existence unique pourtant, et elle seule, qui, aussi longtemps qu’elle dure, subit le travail de l’histoire. Nous entendons par là aussi bien les altérations subies par sa structure matérielle que ses possesseurs successifs. La trace des altérations matérielles n’est décelable que grâce à des analyses physico-chimiques, impossibles sur une reproduction […] Ce qui fait l’authenticité d’une chose est tout ce qu’elle contient de transmissible de par con origine, de sa durée matérielle à son pouvoir de témoignage historique. […] Tous ces caractères se résument dans la notion d’aura, et on pourrait dire, à l’époque de la reproductibilité technique, ce qui dépérit dans l’œuvre d’art, c’est son aura. »

puisque « quel que soit le médium choisi, il s’agit toujours d’un moyen par lequel on agit sur

la conscience des sujets »182.

La perspective d’une actualisation résonante de la muséalité et de la muséalisation de Stránský nous révèle ainsi deux choses : d’une part, tout musée détenteur d’une collection d’objets est, a priori, un musée résonant en puissance, d’autre part, les outils de présentation traditionnels ne permettent actuellement pas à l’aura des objets d’agir sur la conscience sociale du visiteur. Ainsi, aussi surprenant que cela puisse paraitre, l’avènement de moyens favorisant l’accessibilité du visiteur à la dimension olfactive des expôts, et ce faisant, son interaction avec les objets de la réalité dans un rapport d’assimilation, semble constituer la seule étape nous séparant encore de l’introduction d’une véritable muséologie olfactive.

182 STRANSKY Zbynĕk, « Muséologie. Introduction aux études, 1995 », Zbynĕk Z. Stránský et la muséologie :