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I. D’UNE ACTUALISATION RESONANTE DE LA MUSEALITE

2. LES SELECTION ET THESAURISATION DES ELEMENTS DE LA REALITE

2.2 LES CONSERVATEURS

Tandis que Winnicott évoque la possibilité pour l’objet transitionnel d’évoluer en objet fétiche, et de persister ainsi dans la vie sexuelle de l’adulte225, propos ayant été développés plus avant par Wulff226, Deloche, en partie influencé par les écrits de Baudrillard, reconnait dans la figure du conservateur l’évolution psychanalytique du collectionneur, ayant quitté le stade oral pour passer au stade anal227. Le conservateur serait donc un collectionneur ne collectionnant plus pour lui, mais en vue de la constitution d’un patrimoine collectif228, amassant dans son « harem » l’équivalent de femmes dont le musée lui interdit de prendre possession229, et faisant ainsi ses fétiches des objets de la réalité230. Car si le collectionneur tire son plaisir de l’acquisition répétée des artefacts231, le conservateur, parce que rattaché au musée, voit

225 WINNICOTT W. Donald, Les objets transitionnels, Op cit. p. 48.

226 WULFF Moshe, “Fetishism and object choice in early childhood”, Psychoanalytic Quaterly, n°15, 1946, pp. 450-471.

227 FREUD Sigmund, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, Paris, 1923. Dans cette publication, Freud expose ses théories relatives à la sexualité de l’enfant et distingue différents stades au travers desquels évoluent leurs pulsions sexuelles : le stade oral, le stade anal, le stade phallique, la période de latence et, finalement, le stade génital. Le stade oral renvoie au plaisir de l’incorporation, notamment par stimuli de la zone érogène de la bouche, tandis que le stade anal touche au plaisir résultant de la rétention des matières fécales.

228 DELOCHE Bernard, Museologica, Contradictions et logique du musée, MNES, Paris, 1989, p. 47. « Il est bien

sûr qu’aucun hasard ne préside à cette étroite parenté entre le conservateur et le collectionneur : la structure muséale, dans son principe, répète ce processus obsessionnel. »

229 Ibid. pp. 45-46. « Il y a chez le collectionneur quelque chose de comparable à ce qu’on trouve chez le séducteur,

ce collectionneur de femmes dont il est avéré qu’il doute de sa propre virilité. […] Pour tout dire, il y a là un parfum de harem, dont tout le charme est celui de la série dans l’intimité… Le conservateur est bien certes, à la tête d’un harem, mais d’un étrange harem dans lequel le sultan s’interdirait la possession des femmes qu’il s’approprie. »

230 BAUDRILLARD Jean, Le système des objets, Gallimard, Paris, 1978, p. 125. « Si la possession est faite de la

confusion des sens (de la main, de l’œil), d’intimité avec son objet privilégié, elle est faite tout autant de chercher, d’ordonner, de jouer et de réunir. Pour tout dire, il y a là un parfum de harem, dont tout le charme est celui de la série dans l’intimité et de l’intimité dans la série. »

DELOCHE Bernard, Le musée virtuel, Presses Universitaires de France, Paris, 2001, p.163. « La psychanalyse

nous a appris que le fétichisme est cette fixation morbide sur un objet abusivement privilégié, au détriment de sa véritable destination. »

231 DELOCHE Bernard, Museologica, Contradictions et logique du musée, Op cit.p. 49. « Sans doute des pulsions

également la possession soustraite des moyens qui lui sont permis d’entretenir les objets patrimoniaux, devenus, sous son influence, des musealia. Or, c’est de son assignation à la protection de biens ne lui appartenant pas, que Deloche voit émerger chez le conservateur une forme de régression opérant principalement par la rétention agressive des dits-objets. Il serait un « sadique-anal, non plus centré sur l’appropriation qui lui est légitimement refusée, mais

voué tout entier au soin de garder » 232, cet acte de rétention pouvant se traduire en dernier lieu

par « la mise en vitrine, l’isolement, voire sous sa forme la plus achevée, la mise en réserve »233.

Ainsi, ce serait parce que le conservateur s’est vu privé le premier de la possession des objets, que lors de leur présentation, il en priverait à son tour le visiteur, car comme chacun sait, c’est à lui qu’incombe originairement l’organisation des expositions. S’il ne peut donc totalement abolir la distance physique le séparant des objets, le conservateur s’applique à déployer plus avant celle imposée au visiteur et, animé de jalousie, tente ainsi de lutter contre la frustration en l’infligeant à son tour à d’autres234. Dès lors, les musealia sont séquestrées de telle sorte que lui seul soit en mesure d’en jouir, là réside son ambition, son privilège mais également, « tout

ce qui lui reste »235.

Au regard de ces « perversions multipliées », Deloche envisage alors que le musée traditionnel soit abandonné afin « d’écarter les processus pathologiques de projection et de

fétichisation »236, que soient uniquement conservées les traces des éléments authentiques, et que

les originaux soient successivement vendus. Ironiquement, c’est par le musée imaginaire qu’il entrevoit la possible thérapie des acteurs et plus avant, la perspective d’une salvation du musée237. Toutefois, la trop hâtive condamnation qu’il opère des conservateurs nous retire le

les objets pour les annexer à l’image de soi, d’où cette dimension passionnelle de la conquête et de la recherche éperdue. »

232 Ibid. 233 Ibid.

234 Ibid. p. 50. « Il est, à dire vrai, doublement castré : d’abord dans le renoncement à la possession de l’objet,

ensuite dans cette conservation névrotique qui, par l’isolement sacralisant le prémunit contre l’éventuelle perte de l’objet symbole de sa puissance. »

235 Ibid.

236 DELOCHE Bernard, Le musée virtuel, Op cit. p.108.

237 DELOCHE Bernard, Museologica, Contradictions et logique du musée, Op cit. p. 66. « La distance introduite

par la reproduction photographique opère la double fonction d’élever la possession à la dimension symbolique et de fonder une distance insurmontable entre le spectateur et l’œuvre. Ainsi peut-on dire que Malraux a réussi la thérapie du conservateur en opérant la sublimation des tendances appropriatives. »

loisir d’envisager l’éventualité que ces derniers puissent simplement trouver du plaisir dans une autre forme de possession que celle qui leur fut interdite238, et ce faisant, que le fétichisme dont on les accuse puisse soudainement se transformer en autre chose.

Le fétichisme était, à l’origine, un jugement ethnographique porté sur des pratiques de type animiste, accordant aux choses une âme similaire à celle de l’homme, et devint, sous l’action de Freud, un jugement psychanalytique visant à caractériser des perversions sexuelles à partir de 1905239. Pour le « sauvage », un fétiche est un objet doté de pouvoirs magiques, or dès le XIXe siècle en Occident, la nature d’une relation entretenue par un individu avec des artefacts devient le signe de son intégrité psychique, autrement dit, l’importation qu’opère Freud de la notion de fétichisme au début du XXe siècle ne pouvait que recouvrir l’idée d’une « anormalité névrotique »240. Jean Pouillon souligne en effet l’erreur d’attribution et l’absurdité que présuppose la définition du fétichisme : un objet inerte est considéré comme capable d’agir de la même manière que le ferait un être vivant241. Sont donc couramment qualifiés de fétichistes des individus crédules et niais qu’il serait tentant de dénoncer ou de tourner en ridicule, ce qui permet d’expliquer en quoi répond désormais à la plus ou moins grande affection éprouvée à l’égard d’un objet, un stigmate extrêmement féroce. Plus avant, ce phénomène entraine la minimisation ou le déni des relations vécues avec les objets242, tend à l’amputation de la

238 DASSIE Véronique, Objets d’affection, une ethnologie de l’intime, CTHS, Paris, 2010, p. 205. « Garder est

une forme d’agir immobile. […] Mais la conservation, aussi pétrifiée soit-elle, implique pourtant une tension extrême qui engage véritablement le corps […] Garder nécessite une attention régulière qui sollicite le regard, mais aussi le toucher ou parfois, l’odorat. »

ARCE ROSS German, « Destins de l’odeur », Cliniques méditerranéennes, n°75, 2007, p. 263. « Je peux avoir

une certaine angoisse à détenir l’objet de quelqu’un, comme une tresse ou un bouton qui ne m’appartiennent pas, tandis que l’odeur, je peux l’avoir sans qu’on me la donne. »

239 ASSOUN Paul-Laurent, Le fétichisme, Que sais-je ? Presses Universitaires de France, Paris, 2002. 240 DASSIE Véronique, Objets d’affection, une ethnologie de l’intime, CTHS, Paris, 2010, p. 103. 241 POUILLON Jean, Fétiches sans fétichisme, Maspero, Paris, 1975.

242 BAUDRILLARD Jean, Le système des objets, Gallimard, Paris, 1978, p. 124. « Les collectionneurs, tous sans

exception, lors même que n’intervient pas la perversion fétichiste, entretiennent autour de leur collection une ambiance de clandestinité, de séquestration, de secret et de mensonge qui offre toutes les caractéristiques d’une relation coupable. »

DASSIE Véronique, Objets d’affection, une ethnologie de l’intime, Op cit. pp. 105- 107. « Dans l’extrait ci-dessus,

Oscar réaffirme à plusieurs reprises ne pas être fétichiste. Il s’agit de justifier l’attachement des objets « qui peuvent paraîtres débiles », attachement qui rendrait leur présence absolument indispensable. » […] « Oscar

muséalité de Stránský et de fait, parce que refuse l’appréhension de ce qui se trouve au-delà de l’artefact, annihile toute perspective de relation résonante au monde par son intermédiaire. Pour devenir résonant, le musée doit donc pressentir ce qui se trouve au-delà des éléments authentiques, et par le biais de ces derniers, parvenir à s’y connecter, car si les objets sont le miroir de nos appétits243, leur incapacité à les contenter dans l’accumulation ne trahit pas tant une quelconque névrose de celui qui les chérit244, que le fait qu’ils n’en soient simplement pas la source. Témoins certifiants de notre élan libidinal qui, dans l’appropriation ou l’assimilation, attestent de notre propension à tendre vers quelque chose et ce faisant, rassurent notre capacité à l’atteindre, les artefacts marquent les étapes de notre quête sans jamais se substituer à son objet, cette immensité dont nous avons l’appétence245. Si l’on se collectionne toujours soi-même, c’est donc avant tout que l’on tâche de se reconnecter au monde. Ce faisant, je ne suis pas seul, car progressivement et par l’intermédiaire des objets, la communication se rétablie entre lui et moi. Ainsi, à l’interrogation formulée par Baudrillard, « l’homme peut-il instituer à

travers les objets un autre langage qu’un discours à soi-même ? »246 le concept de résonance

semble entamer l’esquisse d’un nouvel élément de réponse.

affirme ne pas être un fétichiste. L’insistance avec laquelle il minimise son affection apparait comme la réponse à une accusation latente du jugement ethnologique : être attaché à une chose sans valeur au point de la conserver sans raison rationnelle serait une dérive. » […] « Le surinvestissement affectif d’un objet apparait hors norme, il est considéré sous l’angle de la transgression : trop d’attachement, ne pas faire la différence entre l’objet et ce qu’il est supposé représenter, manquer de distance, c’est basculer dans la pathologie psychique. » […] « Pour nos gardiens d’objets, envisager le pouvoir des leurs ne peut désormais se faire qu’avec des détours car au fond, on sait bien que tout cela ne sert à rien. »

243 BAUDRILLARD Jean, Le système des objets, Gallimard, Paris, 1978, p. 126. « L’objet est bien au sens strict

un miroir : les images qu’il renvoie ne peuvent que se succéder sans se contredire. Et c’est un miroir parfait, puisqu’il ne renvoie pas les images réelles, mais les images désirées. »

244 Ibid. p. 127. « Sans doute les objets jouent un rôle régulateur de la vie quotidienne, en eux s’abolissent bien

des névroses, se recueillent bien des tensions et des énergies en deuil, c’est ce qui leur donne une âme, c’est ce qui les fait « nôtres » mais c’est aussi ce qui en fait le décor d’une mythologie tenace, le décor idéal d’un équilibre névrotique. »

245 Ce que Stránský indiquait déjà dans : STRANSKY Zbynĕk, « Muséologie. Introduction aux études, 1995 »,

Zbynĕk Z. Stránský et la muséologie : Une anthologie, Op cit. p. 56. « Si, dans le premier cas, les sciences s’intéressent aux éléments de la réalité comme à des sources de connaissance, dans le cas de la muséologie, les éléments de la réalité sont des témoins, des pièces à conviction de cette réalité. »