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La perception sensible de la véritable odeur des choses

I. D’UNE ACTUALISATION RESONANTE DE LA MUSEALITE

2. LES SELECTION ET THESAURISATION DES ELEMENTS DE LA REALITE

2.3 L’ODEUR ET LA RELATION D’OBJET

2.3.4 La perception sensible de la véritable odeur des choses

Mais si, à terme, il y a perception odorante, en quoi peut-il être finalement si important de favoriser l’appréhension de la véritable odeur des musealia au détriment de l’actualisation de nos souvenirs olfactifs ? La réponse réside dans le choix du cadre d’expérience, qui est ici celui du musée. La réalité du musée n’est pas celle du monde, et la fonction de la muséologie, si tant est qu’elle soit « d’étudier et d’expliquer les moyens concrets grâce auxquels on peut réaliser

l’appropriation spécifique de la réalité »315 n’a pas vocation à limiter les possibles de cette

relation à la réalité culturelle du musée, mais bien à permettre successivement au sujet de les

« appliquer concrètement dans la société »316, car c’est en cela que le musée peut être utile à

l’homme moderne317. L’expérience qu’il autorise de la réalité culturelle ne doit par conséquent pas être close sur elle-même, mais permettre d’entrevoir l’appréhension d’une réalité plus grande encore. Ainsi, l’actualisation résonante de la muséologie de Stránský opérée par le prisme de l’odorat, à laquelle je ferai plus avant référence via l’appellation de muséologie

olfactive, ne peut consister en l’expérience d’un sujet clos sur lui-même, ressassant ses

souvenirs odorants afin de se prémunir contre l’appréhension de la véritable odeur des choses laquelle, tiraillée par les préceptes hygiénistes et le marketing olfactif, peut effectivement s’avérer décevante. Car un musée résonant est bien cet endroit où le monde se soulève avec ma poitrine tandis que je respire plus fort, flaire avec enthousiasme, et perçois avec tolérance, la véritable odeur des choses.

Un deuxième élément consiste par ailleurs en ce que nous nous fourvoyons lorsque nous projetons nos souvenirs odorants sur les musealia, car ces premiers relèvent de la réalité objective, et ces dernières de la réalité culturelle, autrement dit, les référentiels n’étant pas les mêmes, nous faisons systématiquement erreur en présumant de l’odeur d’une muséalie, et

315 STRANSKY Zbynĕk, « Muséologie. Introduction aux études, 1995 », Zbynĕk Z. Stránský et la muséologie :

Une anthologie, Op cit. p. 62.

316 Ibid.

317 STRANSKY Zbynĕk, « Aurons-nous encore besoin de musées au XXIe siècle ? 1993 », Zbynĕk Z. Stránský et

la muséologie : Une anthologie, Op cit. p. 256. « Mais qu’en est-il des musées ? Les musées sont des musées et demeureront des musées, aussi longtemps qu’ils fourniront quelque chose dont l’homme et la société ont besoin, et continueront d’en avoir besoin dans le futur. »

manquons de surcroit sa réalité objective en y projetant une odeur ayant pour effet de trahir nos préjugés. Un exemple particulièrement éloquent est ici celui des momies au sujet desquelles Lattuati-Derieux écrit que « les odeurs associées aux restes humains font couramment l'objet,

lors de leur présentation au public ou au cours d'interventions de restauration, d'appréhensions qui sont principalement véhiculées par l'imaginaire »318. L’actualisation de souvenirs olfactifs

quant à la perception odorante d’une momie confrontée dans un musée, nous dit, de même que Veuillot le fit à propos des toiles de Courbet et Gautier à propos de celles de Valdès Leal, que son odeur est abjecte, fleurant la charogne et la putréfaction. Cette appréhension se voit de surcroit confortée par les outils de présentation, puisqu’en cas d’exposition temporaire, « divers

absorbants (polymères synthétiques et naturels, textiles, cartons, zéolithes etc) sont utilisés pour capter les COV319 émis par les œuvres, pallier les effets négatifs d'un environnement confiné […] et réduire la gêne générée par les collections de momies »320. Or, et notamment du

fait des pratiques relatives à l’embaumement321, une momie n’exhale la plupart du temps que l’odeur des produits aromatiques ayant été employés lors de sa préparation322, lesquels servaient

318 LATTUATI-DERIEUX Agnès, Les matériaux organiques du patrimoine culturel : Identification,

compréhension de processus d'altération et propositions de procédés de préservation, HDR, Clermont Ferrand,

2015, p. 136.

319 Composés organiques volatiles.

320 LATTUATI-DERIEUX Agnès, Les matériaux organiques du patrimoine culturel : Identification,

compréhension de processus d'altération et propositions de procédés de préservation, Op cit. p. 136.

321 HERODOTE, Histoires II : L’Égypte, Les belles lettres, Paris, 1997, p. 86. « Tout d'abord à l'aide d'un crochet

de fer, ils retirent le cerveau par les narines ; ils en extraient une partie par ce moyen, et le reste en injectant certaines drogues dans le crâne. Puis avec une lame tranchante en pierre d'Éthiopie, ils font une incision le long du flanc, retirent les viscères, nettoient l'abdomen et le purifient avec du vin de palme et, de nouveau, avec des aromates broyés. Ensuite, ils remplissent le ventre de myrrhe pure broyée, de cannelle et de toutes les substances aromatiques qu'ils connaissent, sauf l'encens, et le recousent. Après quoi, ils salent le corps en le couvrant de natron pendant soixante-dix jours ; ce temps ne doit pas être dépassé. Les soixante-dix jours écoulés, ils lavent le corps et l'enveloppent tout entier de bandes découpées dans un tissu de lin très fin et enduites de la gomme dont les Égyptiens se servent d'ordinaire au lieu de colle. »

322 LATTUATI-DERIEUX Agnès, Les matériaux organiques du patrimoine culturel : Identification,

compréhension de processus d'altération et propositions de procédés de préservation, Op cit. p. 135. « Ces odeurs, plus ou moins fortes, sont souvent liées à la préparation même de ces corps, à l'instar des momies égyptiennes pour lesquelles des études antérieures ont montré l'emploi de divers baumes et produits d'embaumement reconnus pour être odoriférants tels que la cire, la myrrhe, des huiles, des onguents, des produits aromatiques et des résines. »

également à la confection des parfums dans l’Égypte antique323 et peuvent donc, a priori, être dits dotés d’une nature olfactive plutôt agréable. Ainsi, me rendant totalement hermétique au monde, l’actualisation des souvenirs olfactifs me maintient pourtant dans l’illusion que j’interagis avec lui, que je le connais et le maitrise. Et tandis que je me satisfais de croire qu’une momie sent la mort, je pars à la dérive, m’éloignant de plus en plus de la perspective d’une relation résonante. Il appartient donc au musée de ne pas alimenter les fantasmes des subjectivités, et de ménager à l’égard du visiteur un espace bienveillant où le monde objectif peut de nouveau se donner à l’appréhension par l’intermédiaire de ses objets, dévoiler sa réalité et pourquoi pas, ses surprises.

Surprises qui peuvent également l’être dans l’autre sens, c’est ce que rapporte Anaïs Raynaud, actuellement régisseuse des collections au musée de la Grande Guerre de Meaux, lors d’un entretien de 2016324. Elle évoque en premier le chantier des collections mis en place de février à octobre 2012 quant au déménagement du Mucem à Marseille. A cette occasion, elle occupait un poste dit « de prélèvement », son travail consistait donc à prélever des objets au sein des réserves afin de vérifier la conformité de leur état à l’inventaire, puis de les transmettre au chantier de récolement où s’opéraient successivement leur dépoussiérage, récolement, marquage, photographie et emballage. Lors de sa mission, Anaïs évoque avoir rencontré des difficultés vis-à-vis de deux éléments : l’unité écologique du buron de Chavestras-bas et la collection des œufs peints. On qualifie d’unité écologique, un ensemble d’objets ayant été prélevés puis réexposés à l’identique, elle fut notamment une caractéristique saillante de la muséologie de George-Henri Rivière. Un buron est par ailleurs une ferme où se fabrique le fromage, et celui de Chavestras-bas fut prélevé dans la commune de Saint-Urcize dans le Cantal, afin d’être reconstitué dans les salles du musée des Arts et Traditions populaires. Anaïs raconte que deux grands cartons contenant une partie des objets de l’unité écologique attendaient d’être traités, mais qu’en les ouvrant, elle découvrit de « grandes feuilles beige,

molles, caoutchouteuses »325 et fut assaillie par une « forte odeur de ferments lactiques, acide et âcre »326, laquelle lui fut si insupportable qu’elle entreprit à son tour de laisser ces cartons de côté. Les œufs peints proviennent quant à eux de la région de Bucovine, en Roumanie, et

323 LE GUERER Annick, Le parfum : des origines à nos jours, Odile Jacob, Paris, 2005. 324 Verbatim d’entretien réalisé avec Anaïs Raynaud le 22 février 2016.

325 Ibid. 326 Ibid.

relèvent d’une tradition orthodoxe de la fête de Pâques, à l’occasion de laquelle ils sont percés d’un petit trou pour qu’en soit extrait le contenu, puis décorés en vue de contribuer au jeu commençant le matin de Pâques et se poursuivant tout au long de la semaine. Ce dernier consiste à frapper son œuf peint contre celui de son voisin en disant « Christ est ressuscité ! » l’autre répond « il est vraiment ressuscité ! », et c’est l’œuf qui ne se casse pas qui désigne le vainqueur, tout en devenant un signe de chance. Ce que révèle Anaïs, c’est que le trou percé afin d’extraire le contenu des œufs ne permet généralement pas de laisser passer le jaune, lequel reste souvent à l’intérieur, se calcine et finit par dégager « une odeur de pourri »327 dont les

émanations causaient a priori des maux de tête et imposaient au personnel de ne pas traiter ces pièces durant plus de quelques heures. Quant au musée de la Grande Guerre, elle raconte que les équipes y reçoivent beaucoup de dons de nature textile, des objets ayant couramment appartenus aux aïeuls du déposant, ayant été conservé plusieurs années dans des greniers ou des caves avant d’être apportés au musée, et fleurant en conséquence, cette caractéristique

« odeur de vieux ». Anaïs explique qu’une « odeur de vieux, ça veut dire une odeur d’humidité prégnante dans le vêtement, mêlée à une odeur d’antimite qui ressemble presque à du parfum »,

mais qui, malgré les variations de son intensité, demeure pour elle une chose avec laquelle « elle

a du mal ». Ce faisant, c’est parce que cette odeur permet de « dire l’authenticité de l’objet, son aspect privé, humble et simple » qu’elle parvient à en dépasser son aversion. Ici, c’est donc bien

parce que la perception de la véritable odeur des objets permet de rendre compte de la réalité dont ils proviennent, et d’ainsi forger leur authenticité, que la dimension olfactive objective se voit volontairement appréhendée par le sujet et ce, même lorsque sa valence hédoniste se révèle négative. Le témoignage d’Anaïs permet ainsi de rendre compte du degré d’ouverture et de tolérance nécessaire à la perspective d’une relation résonante au monde par l’intermédiaire de l’odeur de ses objets328.

327 Ibid.

328 ROSA Hartmut, Résonance, Une sociologie de la relation au monde, Op cit. p. 218. « La dialectique de la

résonance et de l’aliénation signifie donc qu’il n’est pas de résonance possible qu’en présence d’un Autre qui demeure étranger et muet, mais elle signifie aussi, en retour, que l’encore-muet ne peut se laisser assimiler ou toucher que sur la base d’une confiance dispositionnelle, première et profonde, en la résonance, sur laquelle se fondent l’espoir et la conviction de pouvoir faire parler les choses. En ce sens, une résonance profonde, un « être porté » fondamental, sont la condition nécessaire à l’instauration d’un rapport d’assimilation – et non d’appropriation – avec ce qui apparait d’abord muet et répulsif. »