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I. D’UNE ACTUALISATION RESONANTE DE LA MUSEALITE

2. LES SELECTION ET THESAURISATION DES ELEMENTS DE LA REALITE

2.1 LES COLLECTIONNEURS

En 1987, Pomian définit la collection comme étant un « ensemble d'objets naturels ou

artificiels, maintenus temporairement ou définitivement hors du circuit d'activités économiques, soumis à une protection spéciale dans un lieu clos aménagé à cet effet, et exposé au regard »200. Pearce ajoute que toute collection cohérente résulte d’un projet201, et Gob et Drouguet de distinguer les motivations du collectionnisme que sont la curiosité, le goût du passé, le sentiment religieux, la volonté de possession et de puissance, l’attrait de la spéculation, le sentiment d’ordre et de complétion202. Tout ceci relevant bien sûr de l’officiel puisque l’appropriation symbolique du monde demeure une des seules véritables motivations de la collection, Baudrillard lisait par ailleurs en elle l’expression d’une non-relation au monde :

« c’est parce qu’il se sent aliéné et volatilisé dans le discours social dont les règles lui échappent que le collectionneur cherche à reconstituer un discours qui lui soit transparent, puisqu’il en détient les signifiants et que le signifié dernier en est, au fond, lui-même »203. Une

contradiction réside ici en ce qu’un individu répondant à l’aliénation par le collectionnement n’est pas un homme vaincu, mais un homme qui résiste204. Or, de Baudrillard à Deloche, nous le verrons, cette légère nuance performe un remarquable effet papillon.

Parce que le secteur muséal ne considère pas la dimension olfactive des musealia205 ni les effets qu’elle est en mesure de produire, l’affection qui en découle, et qu’éprouvent à leur égard les

200 POMIAN Krzysztof, Collectionneurs, amateurs et curieux : Paris, Venise, XVIe-XVIIIe siècle, Gallimard, Paris, 1987.

201 PEARCE Susan, On collecting: an investigation into collecting in the European tradition, Routledge, Londres, 1999.

202 GOB André, DROUGUET Noémie, La Muséologie, Histoire, Développements, Enjeux actuels, Armand Colin, Paris, 2010, p. 19.

203 BAUDRILLARD Jean, Le système des objets, Gallimard, Paris, 1978, p. 149.

204 WINNICOTT W. Donald, Les objets transitionnels, Payot, Paris, 1951, p. 88. « Les symptômes antisociaux,

qui constituent autant de tentatives pour reprendre possession de l’environnement, sont des signes d’espoir. »

ROSA Hartmut, Résonance, Une sociologie de la relation au monde, Op cit. p. 265. « La tentative visant à faire

parler les artefacts du quotidien en les muséifiant semble être alors une réaction culturelle à cette expérience d’aliénation. »

205 DUBOIS Danièle, « Des catégories d’odorants à la sémantique des odeurs », Terrain, no 47 : Odeurs, Paris, ministère de la Culture, Maison des sciences de l’Homme, 2006, p. 90. « Ce sont les propriétés morphologiques

collectionneurs, se voit assimilée au pathologique206, et fit de ces derniers les spécimens d’analyses tout aussi abusives que la tare dont on les accuse. Dès les premières pages de son ouvrage, Muensterberger annonce que son intention vise l’étude « des conditions génératrices

de cet engouement si obsédant pour les objets » 207 en insistant sur « la valeur affective qui, chez les collectionneurs, prend automatiquement un aspect projectif et créatif tout en alimentant leur univers imaginaire »208. Je me concentrerai plus avant sur l’analyse de son travail car

contrairement à Cabanne, Rheims, ou Baudrillard, il reconnait que « la quête perpétuelle des

collectionneurs est une disposition qui provient d’un souvenir sensoriel »209, et si son exposé ne

parvient jamais aux abords de la dimension olfactive, il demeure pourtant celui qui l’avoisine le plus. L’acte de collectionner lui apparait par ailleurs comme le moyen déployé spontanément par un individu désireux de se « sauver lui-même »210 à l’aide d’objets qu’il reconnait dotés d’un

« pouvoir magique ». La théorie de Muensterberger consiste en ce que le collectionnisme, par l’acquisition répétée d’objets dont la présence opère de manière agréable sur l’état mental d’un individu, lui permet d’apaiser de manière temporaire le souvenir sensoriel d’une privation, d’une perte, ou d’une vulnérabilité. Reprenant Benjamin, l’auteur écrit que « la possession est

le lien le plus intime qu’un individu puisse avoir avec les objets, car ce n’est pas eux qui prennent vie en lui, mais lui qui vit en eux »211. Ce que permet véritablement la possession, c’est

d’abolir la distance physique qui me sépare de l’objet, ce qu’une nouvelle fois, des institutions telles que le musée n’autorisent pas. A nouveau, si la proximité physique, entendue comme sensorielle, des objets n’était pas publiquement instaurée comme relevant du privilège de certains, la perspective de leur possession serait sans doute bien moins sujette à l’obsession maniaque. Mais à l’heure actuelle, seule l’acquisition permet au collectionneur d’être aussi proche des objets qu’il le souhaite. C’est dans cette proximité que s’accomplit l’interpénétration de l’individu et de l’artefact mentionnée par Muensterberger, or, et c’est ici que le

perçues visuellement que les sciences de la nature [...] ont régulièrement privilégiées dans l’élaboration des connaissances, en ignorant les caractéristiques olfactives des objets. »

206 MUENSTERBERGER Werner, Le collectionneur : anatomie d’une passion, Payot, 1996, Paris, p. 44. Comme si tout ne se passait que dans leur tête : « L’imagination lui fournit ce que le monde extérieur ne peut pas lui

donner. » 207 Ibid. p. 19. 208 Ibid. p. 20. 209 Ibid. p. 15. 210 Ibid. p. 292. 211 Ibid. p. 30.

collectionneur ne mérite pas sa condamnation, les objets ne lui sont pas une fin, la preuve en est qu’il ne s’en contente jamais, mais bien un moyen d’accéder à autre chose. L’auteur évoque à plusieurs reprises que pour le collectionneur, les objets sont des substituts212, mais si tel était vraiment le cas, le processus de collectionnement cesserait dès qu’à chaque personne ou sentiment nécessitant d’être compensé aurait été trouvé l’objet adéquat. Or, il semble qu’un collectionneur le soit à vie, ce qui signifie bien qu’il n’amasse pas des substituts, mais des intermédiaires au travers desquels il tente de se connecter à autre chose.

« L’invisible de l’absence permet la confrontation avec une altérité qui ne peut être pleinement partagée puisque l’autre temps, l’autre lieu ou l’autre individu ayant été absorbé par l’objet renvoie finalement à ce que son gardien peut rapporter de sa propre histoire. L’invisible médiatisé par les objets, inatteignable physiquement, est secrété par le langage et prend ainsi diverses formes. Mais il s’incarne surtout en la personne grâce à l’expérience sensorielle que suppose le contact avec l’objet : une forme, une texture, voire une odeur qui pénètre celui qui est apte à en saisir un sens et une valeur inaccessible à autrui. »213

Dans la proximité physique des objets, le collectionneur cherche à atteindre une chose qui lui manque, qu’il s’agisse d’une personne particulière ou du monde en général, et parce que dans cette quête, il s’implique corporellement dans la découverte des artefacts en les éprouvant de manière physique, il finit par s’en éprendre. Mais, substitut insuffisant, faillible à la tâche de faire continuellement accéder à autre chose que lui-même, l’objet se révèle un intermédiaire consommable appelant la nécessité d’une succession. Or, si l’acquisition n’était pas la seule modalité permettant de consommer les objets sur un plan sensoriel, ceux que l’on appelle « collectionneurs » seraient pour ainsi dire, libres de ne plus l’être. Car si le musée permettait au visiteur d’accéder à la dimension physique des objets, il pourrait en effet atteindre une multitude « d’autres » au sein même des espaces d’exposition, et n’aurait plus pour ce faire à en cumuler les réceptacles dans sa cave ou son grenier. Car après tout, le collectionneur,

212 Ibid. p. 40. « La passion de collectionner est étroitement liée à un profond attachement à des objets qui servent

de substituts aux personnes, et même très souvent les supplantent. » p. 36. « Ces substituts sont la garantie d’un soutien affectif. »

213 DASSIE Véronique, « Les doudous d’enfants au prisme des objets d’affection des adultes » L’art

dénoncé et scruté, ne se contente-t-il pourtant pas simplement d’exprimer la muséalité de Stránský, en cherchant à se lier à la réalité par l’intermédiaire de ses objets ?

Muensterberger écrit par ailleurs que le collectionneur reconnait aux objets dont il fait l’acquisition la faculté d’un « pouvoir magique » tel qu’ils exerceraient une forte d’attraction

« intangible et invisible » 214, capable de « transformer la frustration ou le mécontentement en

un état de bien-être, voire de plaisir »215. Sont donc sélectionnés les objets ayant été capables

d’agir sur lui de manière positive, autrement dit, ceux étant parvenus à lui faire accéder à autre chose qu’eux-mêmes, et potentiellement, ceux par l’intermédiaire desquels a pu s’opérer un phénomène de résonance. Et si l’affection éprouvée à l’égard des objets peut en partie s’expliquer par l’appréhension de leur dimension physique, voire olfactive, la volonté de réitérer une connexion résonante au monde par leur intermédiaire justifie peut-être qu’on leur prodigue un « amour acharné et tout puissant »216. Après tout, a-t-on jamais su si, suite à

l’épisode de la madeleine, le narrateur de La Recherche ne se s’était pas mis à en consommer davantage ? Néanmoins, l’olfaction en angle mort et la résonance n’existant pas encore, c’est au recours du concept d’objet transitionnel que Muensterberger explicite plus avant le comportement des collectionneurs vis-à-vis des objets, il en va par ailleurs jusqu’à demander si « en définitive, les objets collectionnés sont autre chose que des jouets que les adultes

prennent au sérieux ? »217.

Le concept d’objet transitionnel fut développé par le pédopsychiatre Winnicott au début des années 1950 pour « désigner l’aire d’expérience intermédiaire entre le pouce et l’ours, entre

l’érotisme oral et la relation objectale vraie, entre l’activité créatrice primaire et la projection de ce qui a été introjecté, entre l’ignorance primaire de la dette et sa reconnaissance »218. La

nécessité pour certains enfants de recourir à un objet transitionnel se manifeste au cours des premiers mois lorsque ces derniers peinent à établir un lien entre leur réalité subjective, et la réalité partagée perçue objectivement. De cette rupture, l’épisode le plus couramment identifié est celui de l’assimilation par l’enfant que le sein qui le nourrit n’est pas attaché à son corps,

214 MUENSTERBERGER Werner, Le collectionneur : anatomie d’une passion, Op cit. p. 73. 215 Ibid. p. 39.

216 Ibid. p. 21. 217 Ibid. p. 47.

mais à celui de sa mère, et que son alimentation et sa survie dépendent donc d’un objet qui ne lui appartient pas, et sur lequel il n’exerce aucun pouvoir. Dans cette épreuve de la réalité, l’objet transitionnel intervient comme une projection subjective de l’enfant dans la réalité objective lui permettant de les distinguer l’une l’autre et plus avant, de favoriser le passage entre les deux. Or, c’est de nouveau par un subterfuge olfactif que l’enfant parvient à étendre sa personne à l’objet transitionnel, maximisant le potentiel d’action de ce dernier à lui faire assimiler la réalité objective219. Et si, du fait de l’accumulation des fluides corporels qu’ils y déposent à dessein, les doudous d’enfants peuvent rapidement sentir « mauvais », tout parent aguerri sait qu’il ne faut jamais s’aventurer à les laver, au risque que les enfants ne les reconnaissent plus comme des projections de leur réalité subjective dans la réalité objective, et qu’il ne soit en conséquence plus possible pour ces derniers de remplir leur rôle d’objets transitionnels. L’odeur n’est ici qu’un aspect évocateur permettant d’exemplifier que toute caractéristique afférente à l’objet transitionnel, aussi saugrenue ou inconvenante soit-elle, fait souvent l’objet d’une grande indulgence de la part des parents, qui savent y reconnaitre le processus sous-jacent d’apprentissage du monde qu’est en train d’accomplir leur enfant220. Mais cette indulgence, valable à l’égard des enfants, demeure une de leurs exclusivités. Car si «

l’acceptation de la réalité est une tâche inachevée et qu’aucun être humain n’est affranchi de la tension que suscite la mise en rapport de la réalité intérieure et de la réalité extérieure »221,

il est bien plus aisé d’admettre l’excentricité des enfants, que celle des adultes. En effet si l’un de ces derniers « exigeait de nous que nous acceptions comme objectifs ses phénomènes

subjectifs, nous y décèlerions la marque de la folie »222. Raison pour laquelle les individus d’âge

adulte rencontrant des difficultés dans l’appréhension la réalité, déploient leurs aires

219 HARRUS-REVIDI Gisèle, « Violence et douceur », Les objets transitionnels, Payot, Paris, 2010, pp. 15-16.

« Ce bon objet possède des caractéristiques auto-odorantes qui, parfois rapidement, pour l’entourage mais évidemment pas pour le bébé, le transforment en objet fécalisé, presque répugnant. Par ailleurs, cette « chose » ne doit pas évoluer autrement que selon le désir de l’enfant, ses pulsions. Parce que cette imprégnation, cet aspect imbibé est majoritairement constitué des liquides issus de son propres corps. Si l’on se réfère à la terminologie grecques, il est possible de décrire un mélange de liquides paradisiaques comme le lait ou le sang et de liquides infernaux comme l’urine, les fèces, la salive, la morve, la sueur- autrement dit, des substances extériorisables médiatrices d’interactions sociales. […] Barbouillé de morve, heureux dans son pipi chaud, voire ses fèces, imprégnant son doudou de ses odeurs et de ses excrétions, l’enfant baigne dans son aire transitionnelle, ne faisant qu’un avec son objet non-moi et pourtant si près du moi. »

220 WINNICOTT W. Donald, Les objets transitionnels, Payot, Paris, 1951, p. 59. 221 Ibid. p. 58.

d’expérience intermédiaire en des domaines tels que la religion, la philosophie, l’art, voire le collectionnisme, afin de reprendre possession de leur environnement et plus avant, transformer leurs « symptômes antisociaux » en « signes d’espoir »223. Ce qui apparait ici, c’est que la transposition des caractéristiques du concept d’objet transitionnel opérée par Muensterberger à la pratique du collectionnisme, infuse en réalité la muséalité toute entière, telle que relation spécifique de l’homme à la réalité par l’intermédiaire des éléments authentiques. Ainsi, loin de contribuer à la stigmatisation des collectionneurs, l’auteur participe au déploiement de leur dynamique à travers toute la muséalisation et ce faisant, à la conception du musée comme

« sinon une machine à fabriquer des célibataires, du moins un refuge pour les tempéraments refoulés […] une prothèse affective ou une béquille mentale »224.

223 Ibid. p. 88.