• Aucun résultat trouvé

I. D’UNE ACTUALISATION RESONANTE DE LA MUSEALITE

3. LA PRESENTATION DES ELEMENTS DE LA REALITE

3.5 LES PERSPECTIVES

En 1983, aidé de trois femmes et deux hommes Inuits, le couple d’ethnologues Robbe conduisit la restauration d’un umiakau sein même des espaces d’exposition du musée de l’Homme. Initiative au sujet de laquelle Bernadette Robbe évoque rétrospectivement qu’il s’agissait de la toute première occasion qu’avait le public de découvrir ce que pouvait véritablement sentir ce genre d’objets. Un umiak est une embarcation traditionnelle Inuit constituée d’une structure en bois recouverte de peaux de phoque dont la graisse ne fut pas retirée lors du dépeçage, particulièrement sujet au dessèchement causé par la chaleur, et nécessitant afin d’être restauré que soit mobilisé un savoir-faire relatif à la couture des peaux humides. Une importante quantité de peaux pourvues de graisse fut par conséquent importée du Groenland afin d’optimiser la restauration de cette barque, acheminées à Paris à la fin du mois d’Aout, elles embaumèrent les espaces d’exposition d’une odeur de graisse tiède durant toute la durée de l’opération, qui permit a priori de « faire revivre le musée »623. Ne relevant ni de l’exposition, ni de l’installation

623 Verbatim d’entretien réalisé avec Bernadette Robbe, le 9 février 2016. « Le temps où on a restauré cet umiak

c'était en 1983. Un umiak c'est une grande embarcation qu'utilisent les Inuits et que nous avons donc entièrement restauré et recousu avec trois femmes Inuits. […] Cet umiak qui avait été prêté en Hollande et qui avait été rendu dans un état très abimé, car effectivement on le constate aussi pour tous les vêtements confectionnés en peau, ils souffrent énormément de la chaleur, du dessèchement, et nous on connaissait des gens qui sur place, étaient capables d'effectuer un travail de restauration pour un tel objet. […] C'était un très gros travail, mais donc on a fait venir ces femmes à Paris pour qu'elles puissent nous aider à restaurer cet umiak de façon traditionnelle. […] On a donc pu faire venir cinq personnes, trois femmes et deux hommes, ces derniers ayant pour mission de réparer les parties en bois, tandis que les femmes et moi-même restaurerions la peau, venue directement du Groenland. Mon mari était parti au Groenland deux semaines avant parce qu'il fallait effectivement récupérer certains types de peau de phoque, en vérité des peaux sur lesquelles la couche de graisse a été laissée au moment du dépeçage de l'animal. Toutes ces peaux sont donc arrivées par bateau à Paris, et effectivement quand les caisses sont arrivées et qu'on les a ouvertes, je vous laisse imaginer l'odeur ! Fin Aout, début Septembre, c'était formidable ! On a commencé à travailler sur ces peaux à l'atelier de restauration, notamment moi expliquant aux autres femmes comment nous devions procéder au sein du musée et surtout pour rentabiliser au mieux le temps des gens qui allaient venir nous aider. […] Ça sentait donc très fort dans tout le musée, et donc on a recousu dans les salles publiques, dans l'espace consacré aux Inuits on a conçu un sol spécial en bois pour pouvoir directement travailler dessus. Donc simultanément la carcasse de bois était mise à nue par les hommes pour que chaque planche abimée soit remplacée par une nouvelle, et nous à même le sol, nous nous occupions des peaux. Nous les avons notamment mises sur cadre pour mieux pouvoir les traiter et donc tout le monde a pu profiter de ce moment et de ce travail, qui d'ordinaire ne s'effectue que dans les ateliers de restauration. Ça a fait revivre ce musée pour quelques temps. J'en reviens à l'odeur des peaux. Donc pour certains c'était une odeur qui était terrible. Le soir à la maison quand

artistique, ce transfert d’opération de l’espace des réserves à ceux de présentation, pouvant ainsi s’y faire performance, permet une idéale démonstration de ce que pourrait être la muséologie olfactive mais ce, sans parvenir pour autant à se soustraire à son statut d’exception. Pourrait-on en effet envisager que telle initiative soit aujourd’hui réitérée à pareille ampleur au sein d’un musée ? Stránský écrit qu’il est rare que les nouveaux savoirs fassent l’objet d’adaptations muséographiques624 et Cometti, que « les conditions actuelles de scénographie muséale

présentent ce regrettable défaut de se substituer à l'imagination et de faire du visiteur un « spectateur assisté » alors qu'il appartient à l'intelligence et à l'imagination d'induire, à partir de ce qui est perçu, la signification que l'objet est susceptible de prendre dans notre existence »625. Glicenstein évoque ainsi une analogie de la muséalie et de l’oracle, telle

qu’apparaissant initialement muette, le musée parviendrait à la faire parler en permanence et la plupart du temps, pour lui faire dire ce dont il a besoin, quand il en a besoin626. Servant cette même logique, les dispositifs olfactifs dont il peut par ailleurs s’aventurer à l’essai sabotent la rencontre du sujet avec l’espace spécifique des muséalia, au profit d’une immersion dans ce que les techniques du divertissement peuvent avoir de « violent »627 et ce, malgré que « le

véritable effet, le choc souvent, ne dépend pas tant de subterfuges inhérents aux dispositifs muséographiques qu’aux œuvres elles-mêmes, puissamment auratiques, aussi lumineuses que numineuses, étymologiquement animées »628 d’une suffisante énergie629 les rendant capables de

je rentrais, je devais faire une à deux lessives pour retirer l'odeur de nos vêtements. Cette odeur c'était une odeur de graisse ancienne. Cette graisse était de couleur marron du fait de sa vieillesse. Je reviens à nouveau à l'odeur, donc une odeur de graisse rance mais ce n'est pas n'importe quelle graisse puisqu'il s'agit de graisse phoque, c'est très particulier. La peau de phoque qui a encore la graisse ça a une texture molle, un peu spongieux du fait qu'elle est encore humide et la graisse du dessous fait un peu l'effet du lard mais en plus foncé. »

624 STRANSKY Zbynĕk, « Muséologie. Introduction aux études, 1995 », Zbynĕk Z. Stránský et la muséologie :

Une anthologie, Op cit. p. 66.

625 COMETTI Jean-Pierre, Conserver-Restaurer, L'œuvre d'art à l'époque de sa préservation technique, Gallimard, Paris, 2016, p.120.

626 GLICENSTEIN Jérôme, L’art : une histoire d’expositions, Presses Universitaires de France, Paris, 2016, p. 214 et 243.

627 ROSA Hartmut, Résonance, Une sociologie de la relation au monde, La Découverte, Paris, 2018, p. 338. 628 LARDELLIER Pascal, « Le regard au musée », Publics et Musées, n°16, Paris, 1999, p. 19.

629 STRANSKY Zbynĕk, « L’ontologie de la mémoire et la muséologie, 1997 », Zbynĕk Z. Stránský et la

muséologie : Une anthologie, Harmattan, Paris, 2019, p. 172. « Il a été démontré que la cognition constitue un échange d’informations basé sur le transfert d’énergie. En rapport avec ceci, Miroslav Kral écrit que la cognition provient « de l’intérieur, sous forme d’un dialogue entre l’homme et le monde où l’aspect de l’énergie ne peut être

parler leur propre langage, et justifiant qu’elles soient donc présentées comme telles, ce que Parker et McLuhan défendaient déjà en 1967630. Au cours de leur intervention au musée de la ville de New York, ils évoquent que pour peu que soient connus l’effet et l’affect que peut exercer sur le visiteur, une muséalie sortie de sa vitrine, et qu’il soit par ailleurs possible d’effectivement l’en extraire, l’immersion d’un sujet au sein de l’environnement qu’elle serait alors en mesure de déployer, le rendrait a priori capable de modalités relationnelles totalement nouvelles631. Telles qu’après plusieurs siècles d’espace visuel uniforme, « nous voulons

seulement sentir »632, « respirer et entendre de tout notre épiderme »633 avec « les sens dont

relèvent la plupart des artefacts du musée, ceux de ce que nous appellerions un pays très arriéré, où l’on ne se servirait pas des yeux mais de l’ensemble des sens […] de la peau de l’homme comme agent de perception intuitive » 634. Ce qui n’est pas sans rappeler les

sensorialités existentielles dans lesquelles Rosa ancre les possibles de la résonance, et suggèrerait plus avant la conception de dispositifs capables de « rendre compte du fait qu'un

nouveau rapport aux objets caractérise la société contemporaine, […] non plus basé sur le mode de l'instrumentation ou de l'aliénation, mais sur celui de la fréquentation, du contact ou

négligé ». C’est un élément d’information qui exige de prendre en considération l’effet énergétique d’un objet muséal pendant le processus de familiarisation, aussi bien de la part des chercheurs que des visiteurs. Je crois que c’est par ce biais également que nous pouvons donner une explication scientifique du phénomène de l’aura de l’objet muséal qui se présente comme un agent réel affectant la psyché humaine. Naturellement, ce savoir est très important pour la présentation muséale tout comme pour la composition des formes de présentation et, peut-être aussi – si les technologies le permettent – pour l’évaluation de l’impact de ces formes-là sur la psyché humaine. »

630 MCLUHAN Marshall, PARKER Harley, BARZUN Jacques, Le musée non linéaire, Exploration des méthodes,

moyens et valeurs de la communication avec le public par le musée, Aléas, Lyons, 2008, p. 61. « HP : Je pense qu’une des perspectives les plus intéressantes serait de reconstituer ainsi les espaces et la participation sensorielle qui se trouvent dans les objets. […] MCL : Il y a beaucoup d’autres espaces en dehors de l’espace visuel. Il y a les espaces acoustique, tactile, olfactif. […] Question : Je pense que ce qui peut être fait est ce que fait M. Parker, à savoir tenter de casser ce cercle visuel et de montrer les œuvres d’art comme si elles pouvaient parler leur propre langage. »

631 Ibid. pp. 34-35.

632 MCLUHAN Marshall, PARKER Harley, BARZUN Jacques, Le musée non linéaire, Op cit. p. 186. 633 MCLUHAN Marshall, Pour comprendre les médias, Seuil, Paris, 1977, p. 148.

même de l'expérience affectivo-corporelle, voire du jeu »635, par lesquels d’une muséalie, « le fragile effluve ouvre alors un horizon d’existence où le monde se fait parole »636.

635 PEETERS Hugues, CHARLIER Philippe, « Contributions à une théorie du dispositif », Hermès, La Revue, n°25, Mars 1999, p. 17.

636 FAIVRE Hélène, Odorat et humanité en crise à l’heure du déodorant parfumé : pour une reconnaissance de