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I. D’UNE ACTUALISATION RESONANTE DE LA MUSEALITE

1. LA MUSEOLOGIE COMME RELATION SPECIFIQUE DE L’HOMME A LA REALITE

1.4 LA RESONANCE ET SES PENCHANTS OLFACTIFS

Par l’invitation qu’exprime McLuhan au retour des « sensorialités primitives », nous revenons à la capacité d’assimilation des « sensorialités existentielles », reconnue par Rosa comme caractéristique spécifique de l’individu disposé à entretenir une relation résonante avec le monde. Or, des perceptions sensorielles dont est capable l’homme, la plus primitive de toutes, s’avère être l’odeur, dont Hélène Faivre considère qu’elle « symbolise la qualité de notre

relation au monde »147. Rosa en rend d’ailleurs régulièrement compte puisque le diagnostic

d’accélération qu’il fait de la société se manifeste en partie par une perte progressive de l’odeur des choses, des lieux, des autres et des objets, engendrant l’impossibilité pour l’individu de s’engager affectivement dans le monde, et menant graduellement à la fatalité de son aliénation. Inversement, et successivement à l’attention que l’auteur enjoint d’accorder à la respiration, la résonance semble faire miroiter l’effet d’une réhabilitation de l’odorat à s’approprier la réalité car « chacun sait, pour en avoir fait l’expérience, que la perception d’une odeur particulière

[…] peut faire surgir en un éclair une forme intense de relation au monde »148. Le premier

exemple que donne en effet Rosa pour illustrer le phénomène de résonance n’est autre que le célèbre épisode de La Recherche149, au cours duquel l’expérience rétro-olfactive150 faite en consommant un morceau de madeleine imbibé de thé, fait tressaillir chez le narrateur quelque chose que l’on désancre, qui se déplace, répand la rumeur des distances traversées, et ravive dans son surgissement la mémoire biographique, transformant le quelconque de l’instant en un éclat résonant.

147 FAIVRE Hélène, Odorat et humanité en crise à l’heure du déodorant parfumé : pour une reconnaissance de

l’intelligence du sentir, Harmattan, Paris, 2013, p. 51.

148 ROSA Hartmut, Résonance, Une sociologie de la relation au monde, La Découverte, Paris, 2018, p. 103. 149 PROUST Marcel, A la recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann, tome I, Gallimard, Paris, 1913. 150 La rétro-olfaction est un mécanisme physiologique permettant de percevoir les caractéristiques aromatiques des aliments contenus dans votre bouche, par l’intermédiaire du système olfactif. Lorsque vous consommez un aliment, les papilles gustatives présentes sur votre langue déterminent uniquement si la nature de cet aliment est sucrée, salée, acide ou amère. Mais le fait que vous soyez en mesure de reconnaitre « le gout de la viande » résulte d’un processus de rétro-olfaction au cours duquel les effluves émis par l’aliment, remontent par votre arrière gorge jusqu’à l’épithélium olfactif, qui se situe en haut de chaque cavité nasale, entre les yeux, et qui est en charge de la détection des molécules odorantes. On appelle olfaction orthonasale le fait de percevoir une odeur par le nez, et olfaction rétronasale, le fait de percevoir une odeur par l’arrière gorge.

« Mais à l’instant même où la gorgée mêlée de miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. »151

« La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté, peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents, peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé, les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »152

La singularité d’une perception odorante réside en ce que, lorsque l’épithélium olfactif réceptionne des molécules perçues par voie orthonasale ou rétronasale, ces informations ne sont pas acheminées vers le thalamus, qui s’occupe pourtant du filtrage des autres perceptions sensorielles et de leur transfert vers le cortex, mais vers le système limbique qui est en charge de la formation de la mémoire et de la gestion des émotions. Entre autres, s’il m’est impossible de percevoir une odeur sans l’encoder hédoniquement, c’est-à-dire, sans estimer le fait qu’elle me plaise ou non, c’est tout simplement parce que le traitement de l’information olfactive passe par l’amygdale qui s’occupe du plaisir, de la peur, de l’anxiété, mais également de la colère et de l’agressivité. D’autre part si, « les souvenirs olfactifs sont ceux qui sont le plus profondément

151 PROUST Marcel, A la recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann, Op cit. p. 65. 152 Ibid. p. 68.

gravés dans la mémoire personnelle, et qui ont pour propriété de faire revivre des épisodes passés avec toutes leurs qualités visuelles, auditives, tactiles et émotionnelles »153 c’est que

l’information olfactive passe également par l’hippocampe qui s’occupe de la formation de la mémoire à long terme.

L’olfaction est donc la seule modalité sensorielle qui soit métaboliquement liée aux souvenirs biographiques et à l’encodage émotionnel servant à l’articulation du phénomène de résonance. Mais plus avant, et plus que tout, c’est en elle que réside l’instinct primitif de l’homme154. C’est notamment dans le mouvement de redressement qu’ont opéré nos ancêtres pour cesser de marcher à quatre pattes, ayant eu pour effet l’atrophie des perceptions du nez et le déploiement de celles des yeux, que Freud date le début de la civilisation. Bachelard écrit que les odeurs sont le premier témoignage de notre fusion au monde155, Lavelle, que « l’odeur est une onde

temporelle par laquelle notre vie organique réalise une communion émue avec l’essence des choses »156, Minkowski, que c’est en l’odeur que réside le paradigme d’une communion

primitive à la réalité157, et Jaquet, que « l’odorat est le premier mode de contact entre le sauvage

et le milieu extérieur »158. C’est enfin par ce même instinct primitif que l’odeur parvient à dépasser l’intuition prônée par Deloche, car de lui nait et surgit l’élan libidinal si cher à la résonance159. Le système limbique où se voit traitée l’information olfactive, est en effet

153 ROSA Hartmut, Résonance, Une sociologie de la relation au monde, La Découverte, Paris, 2018, p. 105. 154 JAQUET Chantal, Philosophie de l’odorat, Presses Universitaires de France, Paris, 2010, p. 30. « La prétendue

infériorité naturelle de la capacité olfactive masque en réalité une infériorité culturelle qui lui est imputée à cause des représentations négatives que les hommes se font de leur nez, dans les sociétés occidentales en particulier […] le nez trahit et exhibe ce que l’on aimerait cacher, et en tout premier lieu son animalité. L’odorat fait figure de résidu archaïque de la bête en l’homme. »

155 BACHELARD Gaston, La poétique de la rêverie, Presses Universitaires de France, Paris, 1989, p. 118. 156 LAVELLE Louis, La dialectique du monde sensible, Presses Universitaires de France, Paris, 1954, p. 148. 157 MINKOWSKI Eugène, Le temps vécu, Presses Universitaires de France, Paris, 1968, p. 43.

158 JAQUET Chantal, Philosophie de l’odorat, Op cit. p. 34.

159 FAIVRE Hélène, Odorat et humanité en crise à l’heure du déodorant parfumé : pour une reconnaissance de

l’intelligence du sentir, Harmattan, Paris, 2013, p. 205. « Le désir, s’il englobe aussi cette pulsion libidinale et plus largement, l’énergie vitale, est ce creux dynamique qui appelle l’homme à exister encore, à s’ouvrir à chaque instant à une rencontre nouvelle avec le sensible, émerveillé et assoiffé par la rencontre précédente sur laquelle s’enracine son élan. »

également à l’origine des phénomènes d’appétit et d’addiction influençant notamment le comportement sexuel. Lorsqu’un autre m’embrasse, ce n’est pas du degré de perfection du baiser que découle l’interaction érotique, voire l’acte sexuel, mais bien de la sensation d’appétit qu’éveille en moi l’odeur de l’autre160. De même qu’elle parvient à me donner faim du corps d’autrui, l’odeur possède donc le pouvoir de me donner faim du monde161. Parce qu’elle est une sensorialité primitive, l’olfaction fut longtemps considérée comme l’ennemie de la civilisation162, mais ironiquement, c’est bien parce que le traitement de son information est métaboliquement relié aux zones du cerveau responsables des émotions, de la mémoire et de l’appétit qu’elle apparait comme la sensorialité privilégiée de la résonance163.

HENNION Antoine, « Ce que ne disent pas les chiffres… Vers une pragmatique du goût », Goûts à vendre, Essais

sur la captation esthétique, Regard, Institut Français de la mode, Paris, 2007, p.105. « Les belles choses ne se donnent qu’à ceux qui se donnent à elles. »

160 CHAUMIER Serge, « L’odeur du baiser », À fleur de peau. Corps, odeurs et parfums, Belin, Paris, 2003, p. 78. 161 GIDE André, Les nourritures terrestres, Gallimard, Paris, 1927, p. 204. « Mon bonheur venait de ce que chaque

source me révélait une soif. »

SPINOZA, « Définition des passions », Œuvres, tome III, Éthique, Gallimard, Paris, 1861, p. 166. « Le désir est

l’appétit avec la conscience de l’appétit. »

162 JAQUET Chantal, Philosophie de l’odorat, Op cit. p. 47. « L’odorat semble le sens insociable par excellence,

il ne favorise guère la communication en raison du dégoût que suscitent les odeurs de l’autre, son haleine, ses mictions. Il est un sens ingrat, car s’il est aisément possible de détourner la vue, il n’est guère possible de se boucher longuement le nez sous peine de suffoquer. L’odeur étend sa mainmise sur le monde et pénètre de manière indésirable dans notre intimité. […] L’absorption parait d’autant plus contraignante et insidieuse qu’elle s’effectue sans le consentement du sujet. La prolifération de l’odeur s’apparente à un viol de l’intimité d’autant plus cruel qu’il n’y a pas d’effraction ni de résistance possible. […] On ne peut expulser une odeur de soi, une fois que les molécules ont pénétré dans les poumons. L’odeur subite est subie. […] L’anosmie ne se décrète pas. »

163 CABANIS Pierre-Jean-George, Rapports du physique et du moral de l’homme, Firmin Didot, Paris, 1828, tome I, p.218. « Les odeurs agissent fortement par elles-mêmes sur tout le système nerveux : elles le disposent à toutes

les sensations de plaisir, elles lui communiquent ce léger degré de trouble qui semble en être inséparable ; et tout cela, parce que qu’elles exercent une action spéciale sur les organes où prennent leur source les plaisirs les plus vifs accordés à la nature sensible. »