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I. D’UNE ACTUALISATION RESONANTE DE LA MUSEALITE

3. LA PRESENTATION DES ELEMENTS DE LA REALITE

3.3 LES DISPOSITIFS

3.3.3 Leur pouvoir

Ce faisant, et avant de poursuivre, une dernière caractéristique afférente aux dispositifs olfactifs actifs ayant pour source odorante un jus composé semble mériter ici que l’on s’y attarde : la contribution des odeurs de synthèse à l’amplification de leur pouvoir, ainsi que le ménagement d’une éthique de leur exercice en contexte muséal. Stránský indique que, contribuant aux mutations de la société par son agissement sur la conscience des sujets, la fonction de présentation du musée implique une responsabilité d’ordre moral quant à la mesure de son impact542, ainsi, malgré la fortune que la technicisation de nos environnements octroie aux dispositifs depuis plusieurs décennies543, il conviendrait de ménager à leur égard une certaine marge de réserve. Si la paternité de la pensée afférente au pouvoir des dispositifs revient évidemment à Foucault544, Agamben écrit que c’est parce qu’il est « une machine à produire

des subjectivisations que le dispositif est aussi une machine de gouvernement »545, amenant

ainsi la nuance d’un pouvoir insidieux, n’opérant pas par asservissement mais par

541 SALESSE Roland, DOMISSECK Sophie, « Technique d’odorisation dans les arts vivants », L’Art olfactif

contemporain, Op cit. p.82.

542 STRANSKY Zbynĕk, « Muséologie. Introduction aux études, 1995 », Zbynĕk Z. Stránský et la muséologie :

Une anthologie, Op cit. p. 61.

543 LEBLANC Gérard, « Du déplacement des modalités de contrôle », Hermès, La Revue, n°25, 1999, p. 233. 544 FOUCAULT Michel, Surveiller et punir : naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975.

coopération546, voire par évidente adhésion547, et à l’assise duquel les odeurs, dont l’assimilation procède par intuition et non par raisonnement, peuvent de fait, aisément contribuer. Faivre écrit quant à ces dernières, que la liberté du sujet sentant dépend de la conscience qu’il a de sentir548, autrement dit, un sujet demeurant non informé de l’effectivité d’une dimension olfactive intentionnelle de l’atmosphère dans laquelle il évolue, est bien plus susceptible de se livrer aux aléas et périls de son pouvoir, qu’un sujet en ayant été au préalable notifié549. Cela en raison du fait que « nous n’appréhendons jamais une odeur comme étant fausse »550, mais également, que

la composition olfactive tire en partie son extase d’une usurpation toujours plus aboutie de la réalité, ne cherchant plus simplement la juste imitation des éléments de la nature, mais également la production simulée des effets qu’ils ont d’ordinaire sur nous551. Pour peu que son appréciation demeure consciente, là réside la magie du parfum, l’ambivalence de son usage n’existant qu’en sa dissimulation à l’égard de ceux qui l’appréhendent, et donc, dans l’activation de son action subliminale552, favorisant l’immédiate adhésion à la réalité qu’il

546 Ibid. p. 49. « L’ontologie du commandement a pris la place de l’ontologie de l’assertion non sous la forme

claire d’un impératif, mais sous celle, plus insidieuse, du conseil, de l’invite, de l’avertissement donnés au nom de la sécurité, de sorte que l’obéissance à un ordre prend la forme d’une coopération et, souvent, celle d’un commandement à soi-même. »

547 HUYGHE Pierre-Damien, « Exposer ou exploiter l’art », Le jeu de l’exposition, Harmattan, Paris, 2016, p. 106.

« Un pouvoir fort ne se montre pas comme tel, ne se manifeste pas comme force. Peut-être même ne force-t-il pas. En fait, il fait adhérer ceux qu’il met dans l’obligation. »

548 FAIVRE Hélène, Odorat et humanité en crise à l’heure du déodorant parfumé : pour une reconnaissance de

l’intelligence du sentir, Harmattan, Paris, 2013, p. 192.

549 KELLER Andreas, « The Scented Museum », The multisensory museum: cross-disciplinary perspectives on

touch, sound, smell, memory and space, AltaMira Press, U.S, 2014, p.170. “Headline-making studies have shown that releasing a specific odor among the slot machines on the casino floor of the Las Vegas Hilton increased the amount of money gambled in that area. However, this effect was seen only in the participants that were not consciously aware of the odors. No effect was seen in subjects that were aware of smelling an odor. In this study odors only had an effect when they were not perceived consciously. This suggests that with odors, less actually is more.”

550 Ibid. p.172.

551 L’Heure perdue, parfum composé par Mathilde Laurent en 2015, avait notamment pour ambition de créer le

sentiment d’une odeur familière à partir de matières premières synthétiques, n’ayant pour la plupart, jamais été senties par un néophyte.

552 BALEZ Suzel, Ambiances olfactives dans l’espace construit : perception des usagers et dispositifs techniques et architecturaux pour la maîtrise des ambiances olfactives dans des espaces de type tertiaire, Op cit. p. 278. « C’est

véhicule, et contribuant ce faisant à le transformer en outil de manipulation institutionnelle553. Keller pose par conséquent la question : un musée étant sur le point de présenter une exposition dont la vocation serait d’être en partie olfactive, doit-il ou non faire part de cette intention au public ? Comme précédemment indiqué, envisagée à long terme, l’action d’indexer la nature odorante d’une présentation muséale contribuerait à la pleine reconnaissance de son propos, ainsi qu’à la progressive écriture de l’histoire des expositions olfactives, mais, envisagée à court terme, elle soulèverait des impératifs davantage relatifs à la performance que se doit d’assurer une présentation ayant été annoncée comme olfactive, ainsi qu’à la génération de coûts supplémentaires et nécessaires à l’optimisation de ses chances de réussite, mais insuffisants à sa garantie554. De fait, un musée annonçant une exposition olfactive amplifierait lui-même le risque qu’il court de décevoir son visiteur, sans moyen de successivement s’en prémunir et ce, malgré l’ampleur des sommes pouvant être investies dans le développement de nouveaux dispositifs555. Ainsi, et par souci d’économie de moyens, Keller semble pencher en faveur du non-dit, lequel relève pour lui davantage de l’omission que de la dissimulation, et serait par conséquent sans impact réel quant à la réception de la présentation. Sa principale crainte consiste en ce que dans l’exposition ayant été annoncée comme olfactive, le visiteur ne sente

l’odeur est interprétée comme une vérité, peut-elle être comme un panneau en trompe-l’œil disant « marbre » ou « bois » là où il n’y a que plâtre ? Le trompe-l’œil visuel, aussi parfait soit-il, finit toujours par être démasqué. Comme il s’agit d’un art très ancien, sa mystification, intégrée dans notre culture, est objet d’admiration. Un excellent « trompe-nez » au contraire, peut très bien ne jamais se révéler en tant que tel. »

553 CASTEL Mathilde, « Odorama : l’instinct olfactif de la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Les

dispositifs olfactifs au musée, Op cit. p. 256. « Le spectacle Parfum visible proposé par Abdul Alafrez et Norbert Aboudarham a retenu mon attention par sa volonté de mettre le parfum au service de la manipulation qu’opère un magicien de son public. Or cette influence, connue et consentie par l’assemblée venue assister au spectacle de magie, soulève de profondes questions d’éthique dès lors qu’il est question d’un médium invisible qu’on ne peut anticiper, contre lequel on ne peut se prémunir, et qui agit parfois totalement à notre insu. Ces réflexions, s’appliquant activement à la pensée du marketing sensoriel, trouveraient également et amplement de quoi se déployer dans la considération du pouvoir des dispositifs expographiques olfactifs. Si « un panorama historique et raisonné de la manipulation des foules par le parfum reste à écrire » Alafrez et Aboudarham s’étaient proposés, le temps d’une soirée, de déjouer cette « arme du crime idéal » en rendant visibles les parfums employés au cours de leur numéro de magie. »

554 KELLER Andreas, « The Scented Museum », The multisensory museum: cross-disciplinary perspectives on

touch, sound, smell, memory and space, AltaMira Press, U.S, 2014, p.171. “On the other hand, advertising the fact that smell is part of an exhibit creates pressure to use very high concentrations to avoid disappointing those visitors with a bad sense of smell.”

rien au point de rejeter la proposition par frustration, inversement, Drobnick redoute une contrariété encore plus grande chez un visiteur ayant compris qu’au sein d’une exposition, des odeurs sont diffusées à son insu, pareille initiative pouvant être assimilée aux manipulations du marketing sensoriel556 dont les méthodes sont désormais relativement connues et redoutées du grand public557. Ce à quoi il ajoute qu’une « intervention olfactive désignée oriente l’utilisation

du parfum vers une intention artistique plutôt que vers une intention instrumentale, ce qui permet d’éviter les problèmes d’éthique liés à l’odorisation ambiante »558. Ainsi, et comme

l’évoquait Stránský, le musée a la responsabilité morale d’annoncer comme telle, une exposition désireuse de s’exprimer en partie par la production d’une dimension olfactive. Car si de l’expression de cette intention découle évidemment le recours à des dispositifs olfactifs que l’on souhaite performants, réside également en elle, la possibilité de déjouer le pouvoir qu’ils auraient exercé sur un public non averti, ainsi que la perspective successive d’élever leur performance au rang d’expérimentations artistiques.

556 DAUCE Bruno, RIEUNIER Sophie, « Le marketing sensoriel du point de vente », Recherche et applications

en marketing, vol. 17, n°4, 2002, p. 46. « Le marketing sensoriel peut être défini comme le fait d’utiliser les facteurs d’atmosphère du point de vente afin de susciter, chez le consommateur, des réactions affectives, cognitives ou comportementales favorables à l’acte d’achat. »

557 DROBNICK Jim, « The Museum as Smellscape », The multisensory museum: cross-disciplinary perspectives

on touch, sound, smell, memory and space, AltaMira Press, U.S, 2014, p.193. “Audiences tend to be suspicious of and annoyed at smells they cannot readily identify, especially if they are anonymously introduced. As well, ethical issues and the feeling of manipulation may arise when the purpose of the scent is not evident. Environmental fragrancing is a popular technique by retailers, corporations, and institutions to influence behavior, such as to increase shopping by consumers, regulate factory workers’ production levels, or keep prisoners calm. Critics consider these functions to be instrumental, especially when they are anonymously diffused into the indoor atmosphere.”

DAUCE Bruno, RIEUNIER Sophie, « Le marketing sensoriel du point de vente », Recherche et applications en

marketing, Op cit. p. 58. « Certains distributeurs appréhendent les critiques sur l’éthique d’une telle démarche et préfèrent ne pas s’engager sur ces éléments de marketing du point de vente. Il est en effet totalement interdit de diffuser des odeurs artificielles de fruits mûrs pour faire croire à une qualité supérieure du produit, ou comme l’a fait récemment un parc d’attraction, de diffuser du gaz hilarant pour créer une euphorie non justifiée chez le visiteur. Ces utilisations sont totalement irresponsables et peuvent être punies par la loi puisqu’il s’agit alors de tromper le consommateur ou de l’influencer à son insu sans qu’il ait la capacité de se défendre. »

558 DROBNICK Jim, « The Museum as Smellscape », The multisensory museum: cross-disciplinary perspectives

on touch, sound, smell, memory and space, AltaMira Press, U.S, 2014, p.193. “However, with “named” olfactory interventions, the purpose of scent can be inferred to be artistic, rather than instrumental, and thus the ethical issues of environmental fragrancing can be avoided.”

Images à suivre, de haut en bas, de gauche à droite :

OSNI. 1 Le nuage parfumé, Cartier, Parvis du Palais de Tokyo, Paris, 2017 Exposition Reconstruction, Christophe Laudamiel, Galerie Mianki, Berlin, 2015 Exposition Wildscreens, Julie C. Fortier, Galerie Florence Loewy, Paris, 2014

The Smoke cloud, Peter de Cupere, The importance of being, Musée national des beaux-arts, Argentine, 2013 Dead body bullet, Peter de Cupere, The smell of war, Chateau de Lovie, Belgique, 2015