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I. D’UNE ACTUALISATION RESONANTE DE LA MUSEALITE

1. LA MUSEOLOGIE COMME RELATION SPECIFIQUE DE L’HOMME A LA REALITE

1.3 LA RESONANCE

1.3.2 Vers un musée de la résonance

1.3.2.2 L’appel au tribal

S’il ne traite pas explicitement de l’habilitation du désir au musée, la mise en avant du concept de musée non-linéaire opérée par McLuhan et Harley reprend, paradoxalement, la notion d’appréhension intuitive instaurée par Deloche, et poursuit son raisonnement quant à la distance physique que nous entretenons avec la réalité muséale. Paradoxalement, puisque la conférence dont émane la publication Le musée non-linéaire, qui ne fut traduite par Mairesse et Deloche qu’en 2007, précède la parution du musée virtuel de plus de trente ans. Et si c’est autour de la perception visuelle que Deloche déployait son habilitation muséale de l’esthétique, c’est contre elle, que se dresse McLuhan, en partie influencé par les écrits d’Edward T. Hall135, pour dénoncer le détachement, celui-là même ayant enjoint la quête du musée de la résonance à dépasser la proposition du musée virtuel. Parce qu’elle seule parvient à générer des expériences indépendantes de l’implication du sujet136, c’est dans la vue que réside l’emblème de notre état civilisé137, l’étendard de nos sociétés et le particularisme de leur incarnation muséale. McLuhan, s’il ne fut ni le premier ni le dernier à dénoncer l’oculocentrisme du musée, fait du constat de son absolutisme, une invitation à comprendre autrement le détachement qu’il engendre. Ce

134 ABOUDRAR Bruno-Nassim, Nous n'irons plus au musée, Op cit. p. 35. « Le musée a charge de réunir les

conditions d'une émotion esthétique la plus pure qui soit – et pour ce faire de déjouer les tentatives du désir là où elles pourraient se manifester. A cet endroit, l'ordre inverse est d'ailleurs parfaitement possible : l'éviction du désir dans la définition de l'émotion esthétique, fin de l'art, est historiquement autant pensée pour évincer le désir de la configuration du plaisir. En tant qu'institution publique (y compris dans le cas des musées privés, dans la mesure où ils sont ouverts au public – sans quoi ce ne sont pas des musées, mais des collections) le musée s'acquitte donc assez bien de déjouer le désir d'art. Il instaure notamment une relation aux œuvres qui en exclut par principe la possession. »

135 HALL Edward, La dimension cachée, Seuil, Paris, 1966.

136 C’est ce que Baudrillard louait à propos de la photographie : sa capacité à rendre compte des objets tels qu’ils existent indépendamment de l’homme.

137 MCLUHAN Marshall, PARKER Harley, BARZUN Jacques, Le musée non linéaire, Exploration des méthodes,

moyens et valeurs de la communication avec le public par le musée, Aléas, Lyons, 2008, p. 51. « La vue seule donne le détachement, et la vue seule donne ce que nous considérons comme la principale qualité de la société civilisée, à savoir la continuité, la connexion, l’uniformité. »

dernier ne relèverait plus tant d’une incapacité affective de la perception visuelle, que de sa singulière aptitude à opérer hors de l’espace spécifique émanant des objets.

Par la vue, je peux faire le constat d’une chose sans nécessité de m’impliquer dans son périmètre d’interaction. Il m’est par exemple possible de constater de loin que quelque chose se dirige avec empressement dans ma direction. La vue me communique ainsi une information sur le monde qui ne m’implique pas encore, et dont il dépend de mon intention que je décide ou non d’y prendre part, selon qu’il s’agisse de mon meilleur ami, ou d’une émeute le premier jour des soldes. En sortant du Louvre, je peux dire avoir vu la Joconde sans m’être nécessairement baignée dans la cohue qu’elle génère, de même, l’appréhension visuelle d’une représentation photographique ou numérique d’un objet n’étant physiquement pas à ma portée, suffit à priori amplement à satisfaire l’intérêt qu’il générait en moi. La vue est donc opérante hors de l’espace spécifique des objets, sa portée étant de surcroit décuplée par les nouveaux médias et l’abolition qu’ils entrainent de la distance géographique, il semble finalement logique qu’elle ne puisse nous impliquer émotionnellement vis-à-vis de choses se trouvant si loin de nous. C’est pourquoi McLuhan invite au retour d’une culture « pré-visuelle » ou les productions contemporaines requerraient une appréhension sensorielle plus « primitive »138. Par-là, il n’appelle pas tant à la révocation de la vue qu’à la réduction de la distance physique qui nous éloigne des objets de la réalité, et rejoint ainsi Deloche sur l’active nécessité pour l’individu de venir au musée. Car dès que pénétré l’espace spécifique des objets, j’y suis irrémédiablement impliqué, et plus il m’est permis de réduire la distance qui m’en sépare, plus les sensorialités par lesquelles ils se donnent à moi relèvent de l’intime. Si la chose que je vois de loin se précipiter vers moi s’avère être mes enfants, je vais activement contribuer à réduire la distance qui me sépare d’eux et progressivement, je vais entendre leurs voix, les enlacer, sentir leurs odeurs dans mon étreinte, et le goût de leurs peaux sous mes baisers. Mais là, réside et revient le paradoxe du musée. Car tandis que je m’y présente avec la ferme intention de m’impliquer physiquement dans la découverte des objets du monde, marquages au sol et vitrines proscrivent tout espoir de les appréhender autrement que je ne le ferais de leur reproduction photographique. Je ne peux ni les flairer, ni les effleurer, tout au plus, tourner autour de leurs vitrines comme le ferait un poisson dans son bocal. Mais alors, quel peut bien être ce « monde plus vrai » dont parle Deloche, et qui s’ouvrirait au visiteur suffisamment impliqué dans la découverte des artefacts

sensibles, si ce n’est ce « bordel imaginaire »139 que serait devenu le monde depuis l’invention de la photographie ?

C’est alors par un détournement de La dimension cachée140 que McLuhan entreprend de sortir

le musée de l’impasse. Dans cet ouvrage, Hall aborde la manière dont les hommes perçoivent leur espace social et personnel en fonction de leur culture, et développe ce qu’il nomme une « proxémie comparée », soit une approche interculturelle de la distance qu’il convient de maintenir entre les individus141. Au sujet de l’entassement urbain, il vient à se demander

« jusqu’à quel niveau de frustration sensorielle il est autorisé de descendre pour parvenir à « caser » les humains »142, et fait progressivement émerger l’idée que, pour se donner l’illusion

d’un peu de confort, les hommes choisissent délibérément de ne pas être réceptifs à certaines dimensions de la réalité. Dans l’entassement urbain, l’anthropologue explique par exemple que la dimension olfactive est généralement la première à être occultée car les odeurs « rappellent

sans cesse la perméabilité des frontières, l’intrusion de l’autre et l’impossibilité d’être seul avec soi »143. Le détournement qu’opère McLuhan de cette observation consiste en ce qu’au

musée, la réalité qu’il nous est permis d’appréhender est également amputée d’une partie de ses dimensions. Nous pouvons interagir avec elle sur le plan visuel et auditif, mais sommes irrémédiablement taxés de fétichistes si nous avons l’initiative d’une approche tactile ou olfactive144. La solution au paradoxe du musée semble alors apparaitre avec évidence. Il ne

139 MCLUHAN Marshall, Pour comprendre les médias, Seuil, Paris, 1977, p. 220. « Le monde, depuis l’invention

de la photographie, est un « bordel imaginaire ». » L’expression « bordel imaginaire » est ici empruntée à la pièce

de théâtre Le Balcon écrite par Jean Genet et dont la première représentation eu lieu en 1957. 140 HALL Edward, La dimension cachée, Seuil, Paris, 1966.

141 MCLUHAN Marshall, PARKER Harley, BARZUN Jacques,Le musée non linéaire, Exploration des méthodes, moyens et valeurs de la communication avec le public par le musée, Op cit. p. 131. « Dans le monde arabe, il vous se tenir à une distance de 20 cm de son interlocuteur. Si vous ne pouvez pas sentir l’odeur de l’autre chaque fois que vous le voyez ou que vous lui parlez, il vous considère comme hostile. Là, le bon goût signifie sentir constamment la personne à laquelle vous parlez, pas seulement lui parler et lui serrer la main, mais sentir son odeur. »

142 HALL Edward, La dimension cachée, Op cit. p. 205.

143 JAQUET Chantal, Philosophie de l’odorat, Presses Universitaires de France, Paris, 2010, p. 54.

144 MCLUHAN Marshall, PARKER Harley, BARZUN Jacques, Le musée non linéaire, Exploration des méthodes,

moyens et valeurs de la communication avec le public par le musée, Op cit. p. 82. « Une fois que vous avez basculé du côté d’un organe sensoriel, vous dites que le reste est décadence, mais quand vous vous servez de tous vos sens, il ne peut pas y avoir de décadence. Comme nous revenons maintenant à une sensorialité totale avec l’ère

s’agirait nullement de fantasmer un « monde plus vrai » comme d’autres fantasment le paradis, mais simplement d’autoriser « l’apparition de nouvelles dimensions dans les perceptions

humaines »145 de la réalité muséale. Dès 1967, McLuhan appelle donc à l’avènement d’un

musée « tribal »146 dans lequel, rétrospectivement, le musée de la résonance rencontre sa projection la plus sincère.

électronique, nous appelons cela décadence parce qu’il s’agit d’un complet écart par rapport à la culture visuelle. »

145 Ibid. p. 131.

146 Dit autrement, McLuhan engage le musée, qui est un « média chaud » à devenir un « média froid ». DELOCHE Bernard, MAIRESSE François, « Vers une nouvelle génération de musées ? », Le musée non linéaire, Op cit. p. 11. « Il y a deux grandes catégories de médias : les médias considérés comme chauds, qui ne s’adressent qu’à un

seul de nos sens (généralement celui de la vue) en le captivant complètement et, d’autre part, les médias froids ou « cool », poly-sensoriels (mais d’essence tactile) et porteurs d’une information assez pauvre, qui réclament en contrepartie une participation active du sujet, destinée à combler les lacunes du message. »