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I. D’UNE ACTUALISATION RESONANTE DE LA MUSEALITE

1. LA MUSEOLOGIE COMME RELATION SPECIFIQUE DE L’HOMME A LA REALITE

1.3 LA RESONANCE

1.3.2 Vers un musée de la résonance

1.3.2.1 L’habilitation du sensible

Transposée au musée, la relation résonante avec le monde présente rapidement de fortes ressemblances avec la relation esthétique. On qualifie en effet d’ « esthétique », un objet ayant la capacité de générer des expériences vivaces111, ces dernières nécessitant pour être effectives : la concentration de l’attention sur l’objet, l’implication active dans sa découverte, le déplacement de l’affect, le sentiment d’intégration, ainsi que le détachement112. En ce dernier point réside l’élément divergent permettant de distinguer la résonance de l’esthétique telle qu’elle fut conçue par Baumgarten au XVIIIe siècle. Mis à part cet élément, les deux relations semblent communément appeler à la considération assidue et impliquante des objets du monde, ainsi qu’à l’émission et l’intégration d’une certaine forme d’émotion éprouvée pour et par eux. En cela, penser le musée au prisme de l’esthétique pourrait constituer un préliminaire nécessaire

110 ROSA Hartmut, Résonance, Une sociologie de la relation au monde, Op cit. p. 137.

111 BAUMGARTEN Alexander Gottlieb, L’invention de l’esthétique : Méditations philosophiques sur quelques

sujets se rapportant au poème, [1735], Presses Universitaires de France, Paris, 2017.

112 BEARDSLEY Monroe, Aesthetics: Problems in the philosophy of criticism, Hackett Publishing Compagny, Etats-Unis, 1758.

à la conception d’un musée de la résonance, et c’est en partie à cette réflexion que se livre Deloche dans le musée virtuel113. A l’heure de la modélisation numérique, l’auteur interroge la

nature de notre appréhension sensible du monde, ses moyens et ses possibles, « comme si les

photographies et les écrans avaient plus stimulé que remplacé notre besoin de présence en chair et en os »114. Sa réflexion s’ouvre sur le constat qu’au cours des deux derniers siècles,

notre pensée ne fut jamais capable de dépasser celle de Kant, et d’envisager la possibilité qu’indépendamment de l’entendement, le sensible pouvait constituer une modalité d’acquisition du savoir à part entière. Bien que l’étymologie du mot « esthétique » renvoie à la compréhension de la contribution du sensible dans la détermination de nos comportements et pensées, Kant refuse à cette discipline la possibilité de l’appréhender de manière concrète. Se dressant contre la radicalité de la philosophie, c’est donc à une habilitation de l’esthétique conçue comme modalité « d’exploration cognitive des processus intuitifs de médiation »115

qu’entend se prêter le musée virtuel, ne renvoyant donc pas ici à la réalité virtuelle des technologies numériques, mais au caractère de ce qui n’a pas encore été actualisé. Du fait que le musée a pour rôle essentiel de « mettre le public en relation sensible avec une chose

elle-même sensible »116, et donc de tendre vers l’actualisation de ses contenus par le biais de leur

interaction avec le visiteur, Deloche considère que « le vrai musée n’est probablement que

virtuel »117. Et si son ouvrage se limite strictement à la perception visuelle, l’avènement d’une

appréhension matérielle des objets du monde peut ici prendre son origine, puisque l’auteur considère qu’un musée esthétique « proposerait des expériences perceptives, s’intéresserait

aux effets exercés par le sensible […] et privilégierait une connaissance intuitive faisant accéder à la singularité des choses dans leur richesse même »118. En cela, il ne manquerait en

effet plus que l’implication corporelle et l’intentionnalité libidinale pour que l’institution puisse être actualisée par le visiteur sur une fréquence résonante. L’habilitation muséale qu’opère Deloche vis-à-vis de l’esthétique permet donc d’avancer vers un musée de la résonance en ce que par elle, les objets sensibles deviennent « montreurs d’affects » et le musée, un lieu d’expérimentation intuitive.

113 Également développé dans DEOTTE Jean-Louis, Le musée, l’origine de l’esthétique, Harmattan, Paris, 2004. 114 DEBRAY Régis, « Préface », DELOCHE Bernard, Le musée virtuel, Presses Universitaires de France, Paris, 2001, p.2.

115 DELOCHE Bernard, Le musée virtuel, Presses Universitaires Françaises, Paris, 2001, p.15. 116 Ibid. p. 8.

117 Ibid. p. 9. 118 Ibid. pp. 23-24.

Reprenant Deleuze, Deloche écrit qu’un artefact opérant par présentation du sensible est un montreur d’affects119 communiquant à l’intuition du visiteur par le biais de l’espace. Pour lui,

« tout objet irradie un espace spécifique »120 et pourrait être considéré comme « production de modèles expérimentaux d’organisation de notre rapport avec le monde »121. Pour penser un

musée de l’esthétique, l’auteur place donc la possibilité d’actualisation de l’institution par le visiteur, soit la résistance du musée virtuel, au sein des collections d’objets, réactivant ainsi le rôle central qui leur avait été originairement reconnu par Stránský à savoir, celui de nécessaires intermédiaires dans la relation de l’homme au monde. Deloche semble par ailleurs entrouvrir la voie de l’implication corporelle lorsqu’il écrit que les artefacts montreurs d’affects « ne

peuvent remplir la fonction d’incitation sensori-motrice que pour autant qu’ils interposent entre l’homme et le monde une sorte de support intermédiaire et malléable jouant simultanément le double rôle de projection de soi et d’élément du réel, quelque chose de comparable à l’objet transitionnel de Winnicott »122. L’appréhension sensible des objets

permettrait en cela d’accéder à « réalité fantasmatique par laquelle nous découvrons un monde

plus vrai que le monde de nos perceptions »123.

Appelant à l’actualisation, le musée virtuel réactive par ailleurs un autre paramètre de la muséalité de Stránský ayant été relayé au second plan par les nouveaux médias : la nécessité pour le visiteur d’aller au musée. Deloche insiste en effet sur la nature irremplaçable de l’appréhension intuitive des artefacts, arguant qu’« aucune description verbale et aucun

commentaire discursif ne révélera le particulier dans toute la richesse du concret »124, il ancre

dans la rencontre physique des objets, la modalité d’implication du visiteur nécessaire à leur découverte. Le musée virtuel s’actualiserait donc par l’appréhension intuitive, entendue comme

« appréhension sensible directe », des objets de la réalité, et offrirait au visiteur « vraiment réceptif » la possibilité de découvrir « autre chose ce qu’il était originairement venu chercher »125. De ce dernier aspect, l’auteur dégage ce qu’il nomme être la « fonction

119 DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Qu’est-ce que la philosophie ? Minuit, Paris, 1991, p. 166. 120 DELOCHE Bernard, Le musée virtuel, Op cit. p.52.

121 Ibid. p. 53. 122 Ibid. p. 66. 123 Ibid. p. 151. 124 Ibid. p. 109. 125 Ibid. p. 110.

« d’adhomination »126 du musée »127 soit, le fait que par lui, le sensible incarné dans les objets du monde s’adresse spécifiquement à moi. En défendant la capacité du sensible à générer une forme de savoir à part entière, en désignant la nature sensible des objets de la réalité, en faisant du musée le lieu où le sensible du monde m’est adressé par l’intermédiaire de ces objets, en actualisant la nécessité de m’impliquer intuitivement dans leur appréhension, et ce faisant, mettant à ma portée la découverte d’un monde insoupçonné, le musée virtuel actualise la muséalité de Stránský, et opère une avancée tout à fait signifiante vers celui de la résonance. Mais c’est au regard du détachement que ne cesse de nécessiter l’esthétique qu’il nous faut enfin y renoncer et poursuivre ailleurs la recherche du musée de la résonance. Car bien que l’expérience sensible « ne doive pas être confondue avec la très superficielle jouissance

esthétique désintéressée dont on nous rebat les oreilles depuis Kant »128, elle ne peut pour autant

être assimilée à une « sexologie de l’art »129, entendue comme une appréhension sensorielle et sensuelle des objets de collection, laquelle serait en effet davantage à chercher du côté du l’esthésie130. Entre autres, si le musée virtuel s’est attelé à l’habilitation du sensible, c’est au musée de la résonance qu’incombe la tâche d’œuvrer à celle du désir, grand refusé du plaisir esthétique131, mais nous le savons, ardent moteur de la relation résonante132. Hegel disait d’ailleurs que « rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion »133. Entre

126 Néologisme construit sur l’expression latine ad hominem, dirigé contre un homme, et par dérivation, s’adressant à lui, emprunté à BARTHES Roland, Mythologies, Seuil, Paris, 1957, p. 211.

127 DELOCHE Bernard, Le musée virtuel, Op cit. p. 110. 128 Ibid.

129 ABOUDRAR Bruno-Nassim, Nous n'irons plus au musée, Aubier, Paris, 1997, p. 109.

130 HEINICH Nathalie, « Ce que la sociologie fait au goût », Goûts à vendre, Essais sur la captation esthétique, Regard, Institut Français de la mode, Paris, 2007, p.118. « La définition kantienne du jugement esthétique –

désintéressé, universel, pur, nécessaire – est à l’exact opposé de l’appréciation esthésique – hédoniste, individualisée, corporelle, contingente. »

131 ABOUDRAR Bruno-Nassim, Nous n'irons plus au musée, Op cit. p. 14. « Aussi l'esthétique s'emploie-t-elle à

produire ce qui, considéré pour une fois d'un œil un peu critique, se révèle être une des constructions les plus étranges de la pensée occidentale : la notion d'un plaisir exempt de tout désir comme de tout attachement. Telle doit être la fameuse « émotion esthétique » : sauve de tout ce qui, de la curiosité à la concupiscence, peut émouvoir. »

132 VALERY Paul, Inscriptions sur les façades du Palais Chaillot, 1937. « Il dépend de celui qui passe que je sois

tombe ou trésor, que je parle ou me taise, ceci ne tient qu'à toi, ami, n'entre pas sans désir. »

autres, si le musée de l’esthétique s’est longtemps acquitté de déjouer le désir des objets en soustrayant le principe de possession des moyens permis de les entretenir134, celui de la résonance devra agir pour sa déstigmatisation et la négociation de sa possible réhabilitation.