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I. D’UNE ACTUALISATION RESONANTE DE LA MUSEALITE

1. LA MUSEOLOGIE COMME RELATION SPECIFIQUE DE L’HOMME A LA REALITE

1.3 LA RESONANCE

1.3.1 L’aspiration

Pour Rosa, la résonance ne prend pas son ancrage dans le champ des intérêts, mais dans celui des sensibilités existentielles93. C’est pourquoi lorsqu’il établit les dispositions dans lesquelles devrait idéalement se trouver un sujet afin d’être disponible pour une relation résonante, il consacre un intérêt tout particulier à la réhabilitation du corps, de la peau et de la respiration. Alfred Schütz dit que c’est par notre corps que nous sommes constamment engagés dans le monde et capables d’y agir ou d’en être affectés94, car c’est par l’action qu’exerce sur lui la pesanteur et le fonctionnement de ses organes sensoriels, que l’étendue d’une réalité sensible nous apparait pour la première fois. « Le corps et le monde s’entretissent dès le départ »95 or nous l’avons vu, l’homme moderne s’est désinvesti de son corps à mesure qu’il ne parvenait plus à suivre le rythme de l’accélération et de la surenchère sociale, mais également à mesure que le monde médiatique se substituait au monde réel, ne requérant plus d’implication sensorielle de la part du sujet puisque ses images, ses sons et ses odeurs de synthèse étaient d’emblée projetés sur lui. Dans l’accélération, la dégénérescence sociale rencontre la limite du corps qui, bien qu’alors perçue comme étant une faiblesse, incarnerait pourtant la perspective

92 Ibid. p. 200.

93 Le concept de « sensibilités existentielles » peut être ici rapproché de celui de « racines existentielles » dont Hélène Faivre considère que sa carence chez l’homme moderne découle d’une relation pathologique aux odeurs de la réalité, engendrant un manque d’élan du sujet vers le monde sensible. FAIVRE Hélène, Odorat et humanité

en crise à l’heure du déodorant parfumé : pour une reconnaissance de l’intelligence du sentir, Op cit. p. 192.

94 SCHUTZ Alfred, “Symbol, reality and society”, Collected papers, vol. 1, 1962, p.242. 95 ROSA Hartmut, Résonance, Une sociologie de la relation au monde, Op cit, p. 48.

de salvation du sujet aliéné96. Car c’est par la limite du corps que certains se révèlent incapables de poursuivre la course, et par elle également que s’exprime l’instinct de survie nous faisant remonter à la surface. En conséquence, Rosa analyse les manières proprement physiques que nous avons de nous rapporter à la réalité, comme le nécessaire prélude d’une relation résonante. Son premier constat consiste en ce que, dans notre appréhension du monde, nous ne sollicitons plus notre corps comme outil, mais comme une ressource, la différence résidant dans notre intentionnalité. Si je désire m’investir dans le monde, mon corps va en effet me permettre d’effectuer et d’éprouver des actions. Admettons que j’habite près de l’océan et que voyant le jour tomber, j’éprouve soudain l’envie de voir le soleil se coucher sur la mer. Sans calculer les probabilités que j’ai d’arriver à temps, mon corps va se mettre à courir en direction de la plage, mû par une intentionnalité si enthousiaste que sans le réaliser, je serais en train de courir bien plus vite que je ne suis d’ordinaire capable de le faire. Et tandis qu’arrivée j’éprouverais, le souffle court, la contraction de mes muscles et la sensation d’un point de côté, les derniers morceaux de lumière sur les rides de l’eau, l’odeur des embruns, le bruit des vagues, la sensation du sable sous mes pieds et celle du vent sur mon visage, m’exprimeront l’intensité avec laquelle mon corps est en effet capable de me lier au monde. A l’inverse, si je ne suis animée d’aucun désir, mon corps, par sa limite, sera une ressource me permettant d’effectuer les gestes nécessaires à ma préservation vitale : me lever, manger, boire, me couvrir, aller d’un point A à un point B, rentrer et dormir. Phénomène plus généralement connu sous la formule de Pierre Béarn : « métro, boulot, dodo ». Bien que nous ayons régulièrement la possibilité d’expérimenter ces deux modalités de sollicitation de notre corps, force est de constater que la seconde relève souvent de l’habitude, et la première de l’exception.

Mais bien avant que le corps ne déploie ses instruments interactifs, c’est par l’interface de la peau que s’opère notre connexion physique au monde. La peau, si elle se présente premièrement comme une frontière séparant l’extérieur de l’intérieur, s’avère en effet être une « membrane

semi-perméable » rendant possible l’interpénétration du sujet et du monde.

96 Ibid. p 112. « La logique d’accroissement de la société moderne, qui repose sur une croissance permanente,

une accélération continue et une densification de l’innovation, a des incidences sensibles sur le corps humain et trouve en lui une de ses limites. Cette limite s’observe partout où le corps humain est devenu trop lent pour effectuer des opérations techniquement possibles. Elle se fait jour aussi à travers la contrainte qu’elle impose régulièrement aux sujets de décélérer et de marquer une pause dans leur vie. Nous avons tendance à exploiter à l’excès nos ressources corporelles et ne nous arrêtons que lorsque notre corps nous l’impose. »

« La peau réagit immédiatement au monde, par exemple lorsqu’elle se contracte en chair de poule sous l’effet du froid ou rougit et se hâle au contact du soleil. Mais la chair de poule peut être aussi bien la conséquence d’un mouvement psychique par lequel le sujet réagit à un état ou à un évènement perçu dans le monde, de même que le rougissement ou le pâlissement soudain du visage peut être motivé de l’intérieur, c’est-à-dire causé par des événements psychiques »97.

Par les mutations de son état, ma peau signifie la nature de ma relation au monde bien avant que cette dernière ne soit perceptible par ma conscience. Lors d’un concert, la pilosité de mes avant-bras peut se hérisser bien avant que je ne me sente saisie par la musique, lorsque qu’une personne me prend par la main, mes joues peuvent rougir bien avant que je ne comprenne que cette personne me plait, lorsque je prends froid, mon visage blêmit bien avant que j’assimile le fait de tomber malade. Par sa teneur indicielle, la peau devient donc un « organe de résonance

sensible sur ses deux faces, littéralement respirant et répondant »98 par lequel s’atteste ma réceptivité et se manifeste mon intention vis-à-vis du monde.

Mais encore une fois, bien avant que ma peau n’offre son interface d’expression à l’interaction que j’entretiens avec le monde, c’est par l’intermédiaire de mon nez et de ma respiration que ce dernier peut me traverser régulièrement. Depuis mon premier souffle, ma survie dépend de la répétition de ce mouvement par lequel j’attire à moi le monde, puis le repousse avant de l’appeler à nouveau, et ainsi de suite. Jean-Baptiste Chaumier rappelle à cet égard qu’au nord de l’actuel Burkina Faso, dans la langue Moré, « le mot « Nyöré », qui veut dire nez, possède

comme sens figuré le contenu que nous donnons au mot vie. « Dieu te donne vie » se dit « Dieu te donne nez », « enlever la vie, perdre la vie » se traduit littéralement par « enlever le nez, perdre le nez » »99. La démonstration qu’offre le processus métabolique élémentaire de la

respiration a le mérite de se passer de commentaire : si nous refusons toute forme d’interaction avec la réalité, et que nous cessons en conséquence de faire passer le monde à travers nous en respirant, c’est la mort. Mais au-delà de ce prosaïsme s’invite l’idée d’une respiration qui, principalement parce que je ne la contrôle pas, ne serait pas uniquement mienne, mais le

97 ROSA Hartmut, Résonance, Une sociologie de la relation au monde, Op cit. p. 61. 98 Ibid. p. 62.

véhicule d’un souffle cycliquement partagé entre le monde, mon corps et ma conscience. Par ce biais, Rosa conçoit que « l’analyse des diverses façons dont nous respirons le monde peut

éclairer le rapport élémentaire et situationnel que nous entretenons avec lui »100 et rejoint en cela le concept d’aspiration de Minkowski. Ce dernier évoque en effet que l’action d’aspirer contribue à nous impliquer plus intensément dans la réalité : « Aspirer me parait être avant tout

la traduction active de ce qui m’est donné d’une façon très générale par se répandre ou pénétrer dans. Je puis laisser pénétrer en moi l’atmosphère par tous les pores de mon être, mais je puis aussi, pour renforcer son action, pour la rendre plus intense et plus pénétrante, l’aspirer de toutes mes forces sans que cet aspirer soit forcément un mouvement respiratoire plus ample »101. L’aspiration résulterait donc d’une activité mentale consciente, d’une

intentionnalité du sujet, d’un « phénomène du moi actif, destiné à rendre encore plus vivants

certains phénomènes essentiels de la vie »102. Ainsi, si ma respiration ne semble pas soumise à

mon seul ascendant, mon existence dépend tout entière de son maintien, et tandis que je me concentre sur « la diversité des sensations dont les fines oscillations et balancements emplissent

ma poitrine […] elle devient l’élément corporel résonant par excellence »103.

Bien que réhabilitant le corps et ses possibles dans la perspective d’une relation résonante à la réalité, Rosa insiste sur le fait que cette dernière n’est pas uniquement physique dans un premier temps, puis interprétée sur le plan affectif dans un second temps, car « notre expérience du

monde relève toujours d’un amalgame de corps et de sens »104. Plus avant, notre appréhension

physique du monde, et donc notre subjectivité, serait un perpétuel entrelacement de dispositions corporelles, de souvenirs biographiques, d’instincts motivés par le désir ou la peur, ainsi que des intentionnalités qui en résultent.

Lorsque j’interagis avec la réalité par l’intermédiaire des sensorialités existentielles, qu’il s’agisse de ma respiration, de la tactilité de ma peau, de mes muscles ou de mes organes sensoriels, chaque émotion perçue, dès lors que saisie par ma conscience, est appréciée par comparaison avec celles que je connais déjà, et qui sont archivées dans ma mémoire. Par

100 ROSA Hartmut, Résonance, Une sociologie de la relation au monde, Op cit. p. 65. 101 MINKOWSKI Eugène, Vers une cosmologie, Payot, Paris, 1936, p. 118.

102 Ibid.

103 ROSA Hartmut, Résonance, Une sociologie de la relation au monde, Op cit. p. 65. 104 Ibid. p. 103.

l’opération d’actualisation d’un souvenir émotionnel correspondant à la perception que je suis en train d’éprouver, je peux lui donner un sens, l’inscrire dans la continuité cohérente de mes interactions avec le monde, et émettre une réponse qui lui soit adaptée. Cela explique que nous fassions généralement preuve de maladresse lorsque nous réalisons quelque chose pour la première fois. A défaut de souvenir émotionnel correspondant à ce que nous sommes en train de vivre, et que nous pourrions actualiser pour y répondre convenablement, notre réplique peut parfois s’avérer saugrenue. Rappelez-vous votre premier baiser, votre premier travail, votre première immersion dans une autre culture, votre premier enfant… Mais à mesure que nous éprouvons la réalité, nous en devenons aguerris. Nous ne reculons plus devant le visage qui s’avance pour nous embrasser, nous ne venons plus travailler en baskets, nous nous renseignons sur les us et coutumes de notre prochaine destination, nous n’amenons plus systématiquement notre enfant chez le médecin quand il se met à pleurer. Grâce à nos souvenirs biographiques, nous connaissons en partie ce que nous vivons, alors même que nous sommes en train de le vivre. Lorsqu’un autre visage s’approche à nouveau du mien, mon expérience précédente me fait connaitre que si je ne ferme pas les yeux, je vais loucher et me mettre à rire, adressant ainsi à une intention tendre, une réponse légèrement indélicate. A la seconde occasion, je ferme donc les yeux, et emporte cette fois le souvenir, toujours drôle s’il en est, où comme au jeu de la queue de l’âne, la bouche voisine vint malencontreusement atterrir… sur mon nez !105. Ainsi, et nous avons tendance à l’oublier, il ne suffit toutefois pas d’une première fois pour connaitre parfaitement le monde, et encore moins, être en mesure de le prédire.

Simultanément, le soupçon de connaissance déductible de l’actualisation de mes souvenirs biographiques induit mon appréhension réceptive lorsque j’interagis avec le monde, et donc mon degré d’ouverture et de confiance accordée106. Si la somme des souvenirs relatifs au fait

105 PROUST Marcel, A la recherche du temps perdu, tome II, Gallimard, Paris, 1989, p. 660. « Mais hélas ! – car

pour le baiser nos narines et nos yeux sont aussi mal placés que nos lèvres mal faites – tout d’un coup mes yeux cessèrent de voir, à son tour mon nez s’écrasant ne perçut plus aucune odeur, et sans connaitre pour cela davantage le goût du rose désiré, j’appris à ces détestables signes qu’enfin j’étais en train d’embrasser la joue d’Albertine. »

106 ROSA Hartmut, Résonance, Une sociologie de la relation au monde, Op cit. p. 218. « La dialectique de la

résonance et de l’aliénation signifie donc qu’il n’est pas de résonance possible qu’en présence d’un Autre qui demeure étranger et muet, mais elle signifie aussi, en retour, que l’encore-muet ne peut se laisser assimiler ou toucher que sur la base d’une confiance dispositionnelle, première et profonde, en la résonance, sur laquelle se fondent l’espoir et la conviction de pouvoir faire parler les choses. »

d’être embrassée m’évoque la bienveillance, le rire et le jeu, je serai instinctivement encline à réitérer ce genre d’expériences. Si à l’inverse, la somme de ces souvenirs m’évoque la moquerie, l’échec et la honte, je m’évertuerai à le fuir. Par-là, les souvenirs biographiques déterminent notre peur et notre désir du monde ainsi que la manière dont nous choisissons d’y prendre position. « Le souvenir donne sa direction à notre quête et définit notre horizon

d’attente par la peur de revivre les mêmes situations aliénantes et par l’espoir de retrouver les mêmes oasis protectrices : le souvenir est intrinsèquement lié à la structure de nos peurs et de nos désirs »107. Notre interaction avec la réalité suit ainsi le rythme de nos instincts car, comme

nous consentons à ce qu’elle nous atteigne, elle y parvient de l’une ou l’autre des manières :

« les relations au monde sont telles qu’elles nous font apparaitre un fragment de monde attirant ou dangereux »108. Si par exemple, c’est la peur d’être à nouveau embrassée qui domine, le

périmètre de mon interaction avec le monde social sera constamment revu afin que je ne sois jamais seule en présence d’une personne m’ayant auparavant témoigné de l’intérêt. Inversement, si c’est le désir d’être embrassée de nouveau qui prime, mon périmètre d’interaction sera beaucoup plus vaste et s’engagera facilement sur la voie d’une relation libidinale avec le monde. Reprenant l’Éros et civilisation de Marcuse, Rosa écrit que le désir érotique est en effet capable de s’étendre, au-delà du corps de l’autre, à la totalité des sphères du monde, et ancre dans ce déplacement, un nouveau paramètre de résonance.

« Le processus de conversion d’une sexualité répressive et génitale en un rapport pan-érotique au monde incluant toutes les zones corporelles n’implique pas seulement une libération mais aussi une transformation de la libido, transformation qui conduirait la sexualité tenue sous la contrainte de la suprématie génitale à l’érotisation de toute la personnalité : ce rapport orphique au monde englobe la réalité dans des relations libidineuses qui transforment l’individu et son milieu »109.

De notre interaction avec le monde par le biais des sensorialités existentielles découlent donc des perceptions qui, assimilées par actualisation de nos souvenirs biographiques, éveillent un sentiment relatif à la peur ou au désir, qui mobilise à son tour l’énergie nécessaire à l’émission d’une réponse adaptée. Or dans la relation résonante, cette énergie est de nature libidinale,

107 Ibid. p. 131. 108 Ibid. p. 125.

exprimant une pulsion attractive ou répulsive, et permettant au sujet de répondre activement à une perception passive. Si la peur et le désir nous imposent donc de prendre position dans le monde, c’est par l’énergie libidinale et la dynamique intentionnelle qu’il nous est à nouveau possible d’y intervenir. A cet égard, l’auteur souligne que l’éphémère répond à la pulsion et que, pareil à l’orgasme, le point d’acmé de la résonance « est radicalement toujours passé à

l’instant où il se réalise »110, qu’il s’agisse d’un coucher de soleil, ou d’un baiser finalement

parfait.