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I. D’UNE ACTUALISATION RESONANTE DE LA MUSEALITE

2. LES SELECTION ET THESAURISATION DES ELEMENTS DE LA REALITE

2.3 L’ODEUR ET LA RELATION D’OBJET

2.3.3 La projection de souvenirs olfactifs actualisés

En 2015, Ventura écrit dans un article consacré aux corps de métiers du Quai Branly que "les

conservateurs sont des professionnels de musée qui n’ont pas de rapport passionnel ni de discours personnel sur les objets »299, or la même année, et à l’occasion du zoom « Mille

milliards d’odeurs, de parfums, de senteurs », organisé par Muriel Lardeau pour le salon de lecture Jacques Kerchache, la responsable des collections Asie de Branly, Daria Cevoli, prit la parole lors d’une intervention titrée « Senteurs d’Asie. Authentique, étrange, gênante, familière : comment qualifier l’odeur d’un objet ? »300. J’ai précédemment souligné le fait qu’un sujet mis en échec dans son appréhension cognitive de la réalité revient systématiquement à la fiabilité de ses instinct primitifs, or Branly fut dès ses origines, et semble demeurer, notamment à l’égard des personnels en charge de la gestion des objets, une source de tensions et d’indignation301. Une restructuration survenue en 2008 eu notamment vocation à scinder ces équipes en trois pôles de compétence, inventaire, régie, et conservation-restauration302, afin de rendre procédural l’accès aux collections, et ce faisant, en retirant le privilège aux conservateurs. Ces derniers, si désireux de consulter un objet, doivent désormais en notifier la régie par envoi de formulaire, laquelle prélève successivement l’objet concerné des réserves pour le mettre à disposition du demandeur dans un lieu de consultation surveillé ayant été inauguré en 2010 : la muséothèque. Ainsi, privés de l’interaction des musealia et des missions fondamentales de leur métier, « les conservateurs seraient-ils finalement cantonnés à la

conservation préventive, aux formulaires de prêts et à la gestion du personnel ? »303. Mon

objectif ici n’est bien évidemment pas de répondre à cette question, mais de rendre compte par son intermédiaire d’un cas de figure pour le moins singulier : le non accès d’un conservateur

299 VENTURA Christelle, « Partition et répartition. Les corps professionnels et leurs activités au musée du quai Branly », Les conservateurs de musées, Atouts et faiblesses d’une profession, La documentation française, Paris, 2015, p. 103.

300 Se reporter à l’annexe n°6, CEVOLI Daria, « Senteurs d’Asie. Authentique, étrange, gênante, familière : comment qualifier l’odeur d’un objet ? », Mille milliards d’odeurs, de parfums, de senteurs, musée du quai Branly, Paris, verbatim du 7 juin 2015.

301 DUPAIGNE Bernard, Le scandale des arts premiers : la véritable histoire du musée du quai Branly, Mille et une nuits, Paris, 2006.

302 Rapport d’activité 2008 du musée du Quai Branly, p. 22.

303 VENTURA Christelle, « Partition et répartition. Les corps professionnels et leurs activités au musée du quai Branly », Les conservateurs de musées, Atouts et faiblesses d’une profession, Op cit. p. 109.

aux objets de la réalité. De ce fait, ceux de Branly deviennent des sujets idéaux à l’alternative que j’évoquais quant aux propos de Deloche, et qui est que privés de la possession physique des objets, les conservateurs peuvent parvenir à se les approprier par un autre biais, lequel se révèle tout autant, si ce n’est plus encore, capable de leur donner satisfaction. A son insu sans doute, c’est de cette alternative que Daria témoigne lors de son intervention en juin 2015. Elle raconte que la plupart des collections ethnographiques se composent « d’objets qui ont une

forme frustre, simple, mais qui ont également une facette qui peut passer inaperçue : c’est que ce sont des objets qui sentent, et qui sentent très fort »304. Elle explique également que du temps

où la manipulation de ces objets n’incombait qu’aux conservateurs, ces derniers passaient effectivement beaucoup de temps dans les réserves et étaient de fait, constamment immergés dans la dimension olfactive des artefacts, laquelle agissait alors sur eux sans qu’ils en aient conscience. Elle évoque que « les odeurs contribuent à créer un lien tout à fait particulier entre

un conservateur, et ce qu'il va progressivement être amené à appeler SA collection »305, et

conclut que cela favorise des « petits jeux » tels que par exemple « je parle souvent de MA

boîte, MA clef de baratte, alors que je sais pertinemment que ces objets ne m'appartiennent pas, mais il y a une dimension d'appropriation qui s'instaure via les odeurs de ces objets »306.

La mention des « petits jeux » devenant ici un exemple des détours évoqués par Dassié quant à la minimisation de l’affection éprouvée à l’égard d’un objet lors de son évocation par le sujet, de sorte que cette dernière ne puisse faire suspecter en lui l’existence de tendances fétichistes307. Daria présente successivement une dizaine d’objets issus des collections de Branly, provenant du nord de l’Asie, ayant été collectés à partir du début du XIXe siècle, et sélectionnés pour l’occasion en raison de leur potentiel odoriférant. Sont ainsi introduits par ses soins: la boîte sibérienne qui « sent le bois », la louche sacrificielle qui « sent la graisse », la boîte à tsampa

304 Se reporter à l’annexe n°6, CEVOLI Daria, « Senteurs d’Asie. Authentique, étrange, gênante, familière : comment qualifier l’odeur d’un objet ? », Mille milliards d’odeurs, de parfums, de senteurs, musée du quai Branly. 305 Ibid.

306 Ibid.

307 DASSIE Véronique, Objets d’affection, une ethnologie de l’intime, CTHS, Paris, 2010, p. 107.

Se reporter à l’annexe n°6, CEVOLI Daria, « Senteurs d’Asie. Authentique, étrange, gênante, familière : comment qualifier l’odeur d’un objet ? », Mille milliards d’odeurs, de parfums, de senteurs. « Personnellement, je me suis

toujours demandé pourquoi j'avais un attachement énorme pour ces objets lambda issus d'une pratique usuelle. Et je pense que c'est cette dimension olfactive des objets dans laquelle je baigne depuis maintenant quinze ans qui est la raison. Puisque chaque je fois que je rentre dans les réserves, simultanément, je recherche cette odeur. »

qui « sent la farine d’orge grillé mélangée à du beurre », le coussinet de portage dont « on ne

sait ce qui lui donne sa bonne odeur », une galette qui « sent le thé séché », ainsi que divers

récipients ayant contenu de l’alcool, du beurre et des épices et qui, en conséquence,

« sentent l’alcool, le beurre et les épices »308. Lors de la conférence, les dits-objets sont alignés sur un plan de travail de telle sorte qu’en fin d’intervention, le public puisse aller les sentir. Un détail intéressant réside ici en ce qu’à une personne lui ayant signifié qu’elle ne percevait pas l’odeur de beurre de yak ayant été attribuée à l’un des objets, Daria répondit : « C’est sans doute qu’il faut savoir ce que sent le beurre de yak pour pouvoir en percevoir l’odeur ». Ce qui n’est pas tout à fait vrai car, malgré le reflexe que nous avons de vouloir immédiatement identifier une odeur lorsque nous la percevons, nous n’en demeurons pas moins capables de détecter un effluve nous étant par ailleurs inconnu309. Cette réponse suggèrerait alors que les odeurs ayant été précédemment évoquées, relèveraient à nouveau de la projection de souvenirs olfactifs actualisés, et non de la perception sensible de la véritable odeur des choses. J’aurai l’occasion d’y revenir, mais un autre récit contribue d’ores et déjà à l’appui de cette hypothèse, il s’agit de la proposition ayant été formulée en 2007 quant à l’acquisition d’un costume de chamane :

« J’ai proposé à l’acquisition un magnifique costume de chamane de Sibérie. Il faut savoir qu’un tel objet se compose de deux manteaux que l’on peut superposer, avec lesquels le chamane officie tout au long de sa vie au cours de rites et de danse, et qui ne sont jamais lavés. Acquérir un tel objet n’arrive sans doute qu’une seule fois dans la vie d’un conservateur. […] Le jour où j’ai présenté ce costume afin qu’il rejoigne les collections du musée, j’étais totalement en transe. Mais lorsque j’ai eu fini mon exposé, on m’a répondu : « Mais ça pue... » »310

308 Se reporter à l’annexe n°6, CEVOLI Daria, « Senteurs d’Asie. Authentique, étrange, gênante, familière : comment qualifier l’odeur d’un objet ? », Mille milliards d’odeurs, de parfums, de senteurs.

309 BALEZ Suzel, Ambiances olfactives dans l’espace construit : perception des usagers et dispositifs techniques et architecturaux pour la maîtrise des ambiances olfactives dans des espaces de type tertiaire, thèse, Nantes, 2001, p. 278. « Rappelons que celui qui sent doit avoir une démarche perceptive dynamique, puisqu’on peut distinguer

une odeur sans pour autant la reconnaitre. A la différence de l’espace visuel, il peut y avoir, dans le cas de l’odeur, une disjonction entre ce qui est senti et ce qui est identifié. »

310 Se reporter à l’annexe n°6, CEVOLI Daria, « Senteurs d’Asie. Authentique, étrange, gênante, familière : comment qualifier l’odeur d’un objet ? », Mille milliards d’odeurs, de parfums, de senteurs.

Outre le fait qu’il atteste de la réelle prise en considération de l’odeur d’un artefact dans son passage d’objet patrimonial à muséalie311, ce témoignage permet de rendre compte qu’à la manière d’un doudou passé en machine à laver, le subterfuge nous permettant d’accéder à la réalité se brise, dès lors que se voit remis en question l’odeur que nous attribuons à ses objets, et par prolongement, la possibilité que nous avons de nous projeter dans leur intermédiaire, pour nous reconnecter au monde. Que soit ainsi signifiée à Daria la nature « puante » de l’objet qu’elle avait choisi de défendre pour l’acquisition n’eut donc pas pour effet d’en dévoiler une dimension nouvelle, telle l’excitante percée des perceptions humaines dont parle McLuhan312, mais engendra la rupture momentanée du système alternatif par lequel était est parvenue à s’approprier cet objet313, et suscita en conséquence, et de même que l’imperceptible odeur de beurre de yak, l’expression d’un puissant déni314. Le témoignage de Daria Cevoli semble donc bel et bien donner tort à l’idée que les conservateurs n’entretiennent pas de relation personnelle avec les objets et ce, sans pour autant tomber dans la perversité du fétichisme dont on s’est si souvent plu à les taxer. Il fait par ailleurs démonstration de la possible appropriation des éléments authentiques par le biais de l’assimilation de leurs odeurs et plus avant, de la capacité de sentir par projection de souvenirs olfactifs actualisés, dont j’évoquais précédemment qu’elle maintient le sujet dans l’appréhension d’un monde nostalgique et fantasmé, et ne peut en conséquence faire accéder à la réalité objective, voire, à la résonance. Car si cette dernière est en partie olfactive, elle ne l’est qu’au sens de perception sensible de la véritable odeur des choses.

311 Daria précise que l’argument ayant finalement permis au costume d’intégrer les collections, fut un petit sachet chamanique qui y était attaché et dont on aurait dit : « Ah ça par contre, ça sent bon ! ».

312 MCLUHAN Marshall, PARKER Harley, BARZUN Jacques, Le musée non linéaire, Exploration des méthodes,

moyens et valeurs de la communication avec le public par le musée, Aléas, Lyons, 2008, p. 131.

313 Car, du fait que l’excentricité des adultes ne soit pas tolérée comme peut l’être celle des enfants, si l’on indique à Daria que sa perception de l’effluve d’un objet n’est pas la même que celle que peuvent en avoir d’autres personnes, c’est à nouveau la possession, cette fois-ci par l’odeur, qui lui est ainsi retirée de l’objet, et comme le dit Deloche, l’effet conséquemment éprouvé relève de la castration.

314 Se reporter à l’annexe n°6, CEVOLI Daria, « Senteurs d’Asie. Authentique, étrange, gênante, familière : comment qualifier l’odeur d’un objet ? », Mille milliards d’odeurs, de parfums, de senteurs. « Ça a été comme si

on m'avait mis un coup de couteau dans le ventre. Et je me suis dit : « Comment on peut dire que ça pue ? » Je suis restée interloquée parce que je ne m'attendais absolument pas une telle remarque pour un objet qui me paraissait si important, et deuxièmement je me suis dit que ça ne puait pas. Pour moi c'était magnifique, c'était LE manteau de chamane ! Alors oui effectivement, ça sent la Mongolie, ça sent la Sibérie, c'est porté, ça sent la vie. Ça m'a terrassée et je m'en souviendrai jusqu'à la fin de mes jours. »