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I. D’UNE ACTUALISATION RESONANTE DE LA MUSEALITE

2. LES SELECTION ET THESAURISATION DES ELEMENTS DE LA REALITE

2.3 L’ODEUR ET LA RELATION D’OBJET

2.3.2 Les effluves

J’évoquais précédemment à propos de l’appréhension de la peinture que son odeur peut être sujette à projection de la part du visiteur qui, transposant une odeur familière aux éléments de la réalité, peut ainsi parvenir à s’y envisager lui-même. Il s’agit en vérité du même stratagème que celui opéré par le petit enfant avec son doudou, car c’est parce qu’imprégné des fluides corporels du bébé, et ayant donc la même odeur que lui, que cet objet peut devenir une projection de sa réalité subjective dans la réalité objective, et participer par ce subterfuge, à l’apprentissage que l’enfant réalise du monde282. Or, si les éléments authentiques agissent à l’attention des collectionneurs et des conservateurs comme des objets transitionnels, voire comme des fétiches, cela suppose bien que l’odorat soit à l’œuvre dans les interactions qu’ils entretiennent et ce, malgré la nature essentiellement imaginaire de ses perceptions. Dassié relate en effet le cas de plusieurs objets ayant été conservés, en raison de leur odeur et un peu à la

282 SAÏET Mathilde, Femmes et doudou : l’objet de l’endormissement, Presses Universitaires de France, Paris, 2008, p. 58. « Il apparait ainsi que c’est surtout l’expérience dans sa continuité, son assiduité, qui doit être

préservée, pour le doudou, comme pour l’objet transitionnel. L’identique de la sensation apporte au sujet l’assurance de la reconnaissance de sa possession et lui permet d’authentifier son doudou, notamment grâce à l’odeur. »

HARRUS-REVIDI Gisèle, « Violence et douceur », Les objets transitionnels, Payot, Paris, 2010, p. 15. « Cet objet

manière dont l’envisageait Warhol283, comme des ancres de reviviscence284, et ce en dépit fait que leurs effluves ne subsistent la plupart du temps que par la mémoire de leurs propriétaires285.

283 WARHOL Andy, « La senteur et l’humeur », Odeur, L’essence d’un sens, Autrement, n° 92, Septembre 1987, p. 210. « Des cinq sens, c’est l’odorat qui se rapproche le plus de la pleine commande du passé. L’odeur peut

réellement vous transporter. La vue, l’ouïe, le toucher et le goût ne sont vraiment pas aussi puissants que l’odorat si vous voulez ramener un instant votre être entier quelque part en arrière. Je n’en ai généralement pas envie mais, en bloquant les odeurs dans des bouteilles, je peux garder le contrôle et ne sentir que les odeurs que je veux, quand je veux, pour évoquer les souvenirs qui conviennent à mon humeur. Juste une seconde. […] Mais j’ai ensuite compris qu’il me fallait avoir un genre de musée d’odeurs, afin que certaines odeurs ne se perdent pas pour toujours. »

284 DASSIE Véronique, Objets d’affection, une ethnologie de l’intime, CTHS, Paris, 2010, p. 205 et p. 219. « La

reviviscence est une irruption non contrôlée, « surgissement du souvenir. » […] « Les sens jouent donc un rôle important dans ces redécouvertes-réminiscences. La vue d’un jouet, comme l’odeur d’un lapin en peluche, rend tangible autre chose que du bois ou de la fibre textile. A l’inverse, posséder un objet d’affection, le savoir présent, permet d’accéder à des données indéniablement sensibles, que ce soit par la vue, le toucher ou l’odorat. L’importance de l’objet considéré n’est donc pas directement perceptible mais intriquée dans sa matérialité même. »

285 Ibid. pp. 216-217. « Anne a dix-huit ans. Elle sort une pochette plastique d’où elle extirpe deux masses

cotonneuses informes. Il s’agit, explique-t-elle, de « Nounours » et « Lapin », deux peluches vestiges de son enfance. Anne les porte aussitôt à son visage et inspire profondément avant de me les tendre : « Et ils ont toujours l’odeur… moi je le sens, oui, enfin, je les ai fait sentir à mes sœurs, elles ne sentent pas elles. Moi, je ne sais pas, j’ai l’impression que ça sent le tiroir où ils étaient rangés. » Je sens un vague parfum de lessive, mais pour Anne, l’odeur est celle d’un tiroir, celui de la salle à manger de ses grands-parents. Les sacs plastiques qui les entourent ont pour but d’assurer la protection de cette précieuse odeur. Anne poursuit : « C’était à la gare, là où mes grands-parents habitaient. En fait, c’était mes nounours du week-end quand on allait dormir là-bas. Sinon, chez nous, j’en avais un autre. Ceux-là, je les retrouvais le week-end. Et ma grand-mère, la semaine, elle les rangeait dans un tiroir. Et dans l’appart’ il y avait une odeur spéciale et je ne sais pas, je retrouve l’odeur quoi. (…) Je ne sais pas, pour toi il ne doit rien sentir de spécial, il doit même peut-être sentir mauvais ! (…) ça fait cinq ou six ans qu’ils sont là-dedans. Ah ouais, je ne les ai jamais sortis comme ça à l’air de la chambre, tu vois, j’ai trop peur qu’ils prennent des odeurs de cuisine ou même des odeurs qu’il y a maintenant dans cette maison-là, ne plus pouvoir sentir l’odeur que je sens qu’ils me rappellent, les odeurs qu’il y avait là-bas quoi. » Je ne vois là encore que peu de choses en relation avec ce qui est dit et surtout, je ne sens rien qui puisse évoquer le fameux tiroir. La sensation olfactive instaure une marge d’erreur. » […] « Il est impossible à l’étranger de ressentir ce que pourra ressentir le gardien de l’objet en le sentant. »

DASSIE Véronique, « Les doudous d’enfants au prisme des objets d’affection des adultes » L’art d’accommoder

embryons, fœtus et bébés, ERES, « Enfance & parentalité » 2014, p.75. « Enfin, autre changement, Anne ne les sent plus en les sortant de leur cachette : elle a constaté que l’odeur qu’ils étaient supposés garder n’existait plus que dans sa mémoire. »

Elle évoque à ce propos l’idée que les objets transitionnels se situent à la croisée de différents registres car « offerts par une personne de l’entourage, ils sont symbolon, imprégnés des odeurs

corporelles de leur propriétaire, ils en sont une relique, emmenés avec soi, ils jouent le rôle des fétiches, et le temps passé parfois à les chercher évoque la quête des objets de collection »286. En cela, elle rejoint Muensterberger qui redoutait plus tôt l’impossibilité pour

les objets collectionnés de devenir autre chose que « des jouets que les adultes prennent au

sérieux »287. D’une trop grande implication du collectionneur dans le flair peut donc advenir

l’inconsciente projection de souvenirs olfactifs sur les objets provenant de la réalité dont il est en quête, ayant pour effet l’appréhension d’une réalité nostalgique au détriment de la réalité objective, laquelle ne réside que dans la véritable odeur des choses288. Il importe par conséquent que le collectionneur, tant avide qu’il soit de retrouver la réalité par l’intermédiaire de ses objets, ne sombre pas dans le fantasme, et maintienne une attention raisonnée quant aux effluves émanant réellement des artefacts et ce, tout aussi prosaïques qu’ils puissent être.

Dans une autre extrémité, Freud reconnait l’importance accordée au plaisir olfactif dans le processus de sélection des fétiches du fait que ce dernier soit en mesure de répondre à des pulsions d’ordre coprophile. Pour lui, l’objet fétiche serait porteur d’une odeur ayant échappé au refoulement, étant donc capable de ramener le sujet à la jouissance des plaisirs primitifs, et ce faisant, menaçant le maintien de l’état civilisé289. Le plaisir-désir olfactif coprophile favoriserait ainsi l’élection au rang de fétiches d’objets ayant pour particularité de relayer avec puissance des odeurs perverses telles que, par exemple, dans le fétichisme du pied, « seul le

pied sale et malodorant peut devenir un objet sexuel »290. La censure et l’odorat allant toutefois de pair chez Freud, il serait pour le moins paradoxal de se référer plus avant à ses théories quant à l’avènement d’une modalité de relation résonante au monde par l’intermédiaire de l’odeur des

286 Ibid. p.78.

287 MUENSTERBERGER Werner, La collectionneur : anatomie d’une passion, Payot, 1996, Paris, p. 47. 288 FAIVRE Hélène, Odorat et humanité en crise à l’heure du déodorant parfumé : pour une reconnaissance de

l’intelligence du sentir, Op cit. p. 50. « Il y a donc un lien étroit entre mémoire et imagination dans l’élaboration du souvenir d’odeur. Alors peut-être que, comme le monde imaginé est parfois plus vrai que le monde réel, le souvenir olfactif tissé par l’imagination, le passé rêvé, est plus vrai existentiellement que la réminiscence objective. »

289 FREUD Sigmund, Œuvres complètes, tome VI, Presses Universitaires de France, Paris, 2006, p. 89.

290 ABRAHAM Karl, « Psychanalyse d’un cas du fétichisme de pied et du corset » Œuvres complètes, tome I, Payot, Paris, 2000.

éléments authentiques. Le caractère libidinal de la relation qu’entretiennent avec ces derniers les collectionneurs et les conservateurs fut suffisamment développé par Baudrillard, Muensterberger291 et Deloche pour que je le considère ici comme démontré, et puisse notamment y confronter les recherches du psychanalyste German Arce Ross dans desquelles est souligné que :

« La forte acuité olfactive encore présente dans l’expérience érotique de quelques sujets arrivés à l’âge adulte nous fait penser à une nostalgie non dépassée, c’est-à-dire à une solitude affective encore opérante, et qui aurait été provoquée par la terrible désillusion d’une rupture traumatique succédant à un très fort attachement. Le sujet se retrouvant nu, sans l’enveloppe de l’autre, un processus de signalisation émotionnelle, vient incarner la nostalgie du temps perdu, un processus de signalisation émotionnelle qui serait localisé topologiquement à la surface, ou juste au bord, de l’enveloppe du corps et accompagné d’une érotisation simultanée de la peau et de l’odeur. »292

Cette observation se révèle particulièrement cohérente avec le souvenir sensoriel de privation que Muensterberger reconnait comme étant l’origine du collectionnisme293, et semble plus avant, par l’apport de la psychanalyse du deuil pathologique, signifier la perspective d’une nouvelle appréhension du rôle de l’odeur dans la relation sujet-objet. Arce Ross explique en effet que « si dans le deuil normal l’odeur favorise la remémoration, dans le deuil pathologique

291 MUENSTERBERGER Werner, Le collectionneur : anatomie d’une passion, Payot, 1996, Paris, pp. 59-85.

« l’attitude du collectionneur vis-à-vis de ses objets présente bien des points communs avec la passion d’un amant » […] « le ravissement de cet homme était clairement transposé du plan de la sensualité à une sorte de surévaluation triomphante, fréquente chez les jeunes amoureux » […] « c’était pour lui, il s’en rendait compte, une maitresse d’un autre genre, plus sûre et plus excitante qu’une vraie » […] « son enthousiasme trahissait une excitation quasi érotique » […] « c’est pareil que le désir charnel, c’est comme une force qui brûle » […] « la force empirique attachée à ces restes ressemble à celle de la passion amoureuse, elle est irraisonnée, désireuse et parfois maniaque » […] « j’en suis tombé amoureux, remarqua-t-il avec une évidente fierté » […] « c’est comme un corps d’une beauté indescriptible, on le veut tout entier pour soi. »

292 ARCE ROSS German, « Destins de l’odeur », Cliniques méditerranéennes, n°75, 2007, p. 262, reprenant le cas du patient surnommé Gethsémani dans ANZIEU Didier, Le Moi-peau, Dunod, Paris, 1985, pp. 206-207. 293 MUENSTERBERGER Werner, Le collectionneur : anatomie d’une passion, Payot, 1996, Paris, p. 15, mais également, p. 266 : « J’ai été surpris d’entendre les nombreux collectionneurs que j’ai interrogés me dire que

elle joue le rôle d’objet fétiche »294, et prend pour exemple le cas d’un sujet qui, afin de nier la

perte de ses amantes, fait collection en sa mémoire de chacun de leurs effluves295. Ce qui n’est pas sans rappeler le célèbre personnage de Patrick Süskind qui, venu au monde sans odeur, entreprend de créer pour lui-même un parfum capable d’inspirer de l’amour aux hommes, lequel se compose des absolues de vingt-cinq corps de jeunes filles ayant été traités par enfleurage à froid après leur mise à mort par le protagoniste, car « il n’y avait pas du tout de

choses dans son univers intérieur, mais uniquement l’odeurs des choses »296. Arce Ross avance

par conséquent l’idée que, du fait de l’inextricable lien des odeurs avec les émotions, la sagacité297 serait un destin inévitable pour tout individu ayant l’initiative de résister aux effets de la perte, du traumatisme ou du rejet de l’affect298. C’est donc bel et bien dans la manifestation du flair et plus avant, dans son recours privilégié quant à l’appréhension des objets de la réalité, que s’exprime le refus des collectionneurs et des conservateurs de renoncer au monde et ce, que ce dernier soit dès lors entretenu dans sa vérité, ou son fantasme.

294 ARCE ROSS German, « Destins de l’odeur », Cliniques méditerranéennes, n°75, 2007, p. 263.

295 Ibid. « N’aimant pas les choses qui durent, il se souvient parfaitement d’une femme qui est devenue une odeur

et, par-là, un objet fétiche qui peut par ailleurs être collectionné : « Lorsque son odeur s’est stabilisée et que je sentais cette odeur ailleurs, je pensais à elle. En fait, quand une femme ne m’intéresse plus, je garde son odeur comme un trésor de guerre qui me rappelle des souvenirs et des émotions passées. Dans ma mémoire, je me rattache à l’odeur pour garder une propriété d’elle. Un reste. Un objet à collectionner dans la boîte à bijoux. Sauf que l’odeur, ce n’est l’organique, ce n’est pas de la matière, comme les cheveux ou la lingerie. Je peux avoir une certaine angoisse à détenir l’objet de quelqu’un, comme une tresse ou un bouton qui ne m’appartiennent pas, tandis que l’odeur, je peux l’avoir sans qu’on me la donne. »

296 SÜSKIND Patrick, Le parfum, Fayard, Paris, 1985, p. 179.

297 JAQUET Chantal, Philosophie de l’odorat, Presses Universitaires de France, Paris, 2010, p. 357.

« Étymologiquement, sagax, désigne celui qui a l’odorat subtil. La sagacité se présente ainsi comme une forme de pénétration d’esprit qui permet de comprendre et de découvrir les choses les plus subtiles. La sagacité est la qualité d’un esprit qui, loin d’avoir besoin d’un arsenal de preuves, perçoit quelques traits suffisants et découvre la vérité seul et par lui-même à l’instar du chien dont l’odorat subtil lui permet de repérer le gîte dissimulé de la bête traquée, une fois qu’il est lancé sur la bonne piste. Le sagace saisit ce qui échappe à la vue, il est capable de déceler l’invisible par le flair. »