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I. D’UNE ACTUALISATION RESONANTE DE LA MUSEALITE

1. LA MUSEOLOGIE COMME RELATION SPECIFIQUE DE L’HOMME A LA REALITE

1.2 L’ALIENATION

1.2.2 Le musée de l’aliénation

A ceux qui nient l’actualité du phénomène d’aliénation, le musée peut donner tort. Car s’il s’avère exister un musée de l’aliénation, c’est une démonstration par la preuve que cette dernière est bien devenue le mode relationnel privilégié de l’homme à la réalité. Si l’aliénation renvoie à l’impossibilité d’interagir avec le monde, son musée pourrait constituer l’évènement par lequel nous quittons physiquement la réalité pour en pénétrer une autre, celle des médias. Notre ancrage corporel dans le vrai monde, prosaïquement, nos pieds posés sur le sol, s’amenuise à mesure que la portée de nos actions devient plus spectaculaire sitôt que transposée dans un autre monde, devenu à notre égard, bien plus séduisant que le premier. Dans ce musée de l’aliénation ne subsisteraient des objets de la réalité que des représentations dont aucune n’émane de mon appropriation personnelle. Par le partage et la consommation de sa représentation numérique, l’appropriation d’un objet de la réalité par un individu, devient celle de milliers d’autres77. Dans le musée de l’aliénation, la représentation remplace les objets du monde, et le monde médiatique résultant de leur accumulation remplace le monde réel. Je ne suis donc plus un interlocuteur du vrai monde, mais une sorte d’antenne-relais servant l’acheminement de représentations qui, à défaut de me concerner, me donnent au moins le sentiment d’être à nouveau impliqué dans quelque chose : la pérennisation du monde médiatique. Une formule de Timée de Locres, devenue célèbre car reprise par François Rabelais dans Pantagruel, Marie de Gournay dans la préface des Essais de Montaigne, Blaise Pascal

76 FAIVRE Hélène, Odorat et humanité en crise à l’heure du déodorant parfumé : pour une reconnaissance de

l’intelligence du sentir, Harmattan, Paris, 2013, p. 67.

77 DELOCHE Bernard, « L’irruption du numérique au musée : de la muséologie à la noologie », Les nouvelles

tendances de la muséologie, La documentation française, Paris, 2016, p. 150. « Avec Internet, l’abandon de la centralisation, d’esprit totalitaire pour un système multipolaire dans lequel chacun est à la fois émetteur et récepteur allait entrainer une nouvelle conception du vrai, une autre appréciation des valeurs, car chaque point de vue s’y exprime autant que son contraire. […] Au point que l’opinion, la doxa (figure théorique du micro-trottoir d’aujourd’hui) contre laquelle Platon s’était battu sans relâche, devenait en quelque sorte la nouvelle norme. »

dans les Pensées, et plus récemment Bernard Deloche dans Le musée virtuel dit que « le centre se trouve partout, et la circonférence nulle part ». Or si le centre se trouve partout, cela signifie que la situation ne profite à personne, et si tel était vraiment le cas, le phénomène d’aliénation aurait d’ores et déjà été dénoncé et massivement traité, jusqu’à disparaitre. Mais à l’inverse, les individus qui s’aliènent pour gagner la course de l’accélération sont stigmatisés. Et alors que s’accolent à leurs noms les étiquettes « burn-out », « dépression », voire « suicide », l’aliénation paradoxalement, perdure. Sans doute son avènement a-t-il à ce point nourri le marché des nouvelles technologies qu’il n’était financièrement plus viable de le dénoncer, et qu’à la place, le monde médiatique est devenu un refuge bienveillant à l’égard de tous les refusés du monde réel, le Disneyland des aliénés. Or, Deloche écrit que « le monde des

nouvelles images présente des affinités surprenantes – bien que le plus souvent méconnues – avec la fonction essentielle du musée, ce super média, qui est de rendre sensible à l’intuition ce qu’il montre »78. C’est par ce détournement, que se confirme la perspective d’un musée de

l’aliénation comme lieu privilégié où nous pourrions à nouveau percevoir de manière sensible. Le musée de l’aliénation serait un environnement dans lequel nous apprendrions à interagir de manière satisfaisante et gratifiante avec des objets qui ne sont pas ceux du monde réel : les mentefacts79. Autrement dit, créant les conditions nécessaires à la réactualisation d’un sentiment d’appartenance chez l’homme moderne80, ce musée parvient à mettre en abyme le phénomène d’aliénation et contribue ainsi à la sécurisation de son marché. Le centre de ce phénomène ne se situe par conséquent pas partout, et donc nulle part, mais se localise précisément et sans surprise, dans la poche des industries tirant profit de la situation.

78 DELOCHE Bernard, Le musée virtuel, Presses Universitaires Françaises, Paris, 2001, p.235.

79 STRANSKY Zbynĕk, « Muséologie. Introduction aux études, 1995 », Zbynĕk Z. Stránský et la muséologie :

Une anthologie, Harmattan, Paris, 2019, p. 51. « Du point de vue muséologique, je vois la différence essentielle entre l’approche muséologique et l’approche informatique, dans la mesure ou notre niveau est ontologique, alors que celui de l’information est gnoséologique. Concrètement : dans notre cas, on a affaire à la présence authentique de naturfacts et d’artefacts, alors que, dans le cas de l’informatique, on a affaire à des mentefacts, quelle que soit la nature des supports utilisés. »

80 DELOCHE Bernard, « L’irruption du numérique au musée : de la muséologie à la noologie », Les nouvelles

tendances de la muséologie, La documentation française, Paris, 2016, p. 145. « La mutation opérée par le numérique est telle qu’elle nous propose non seulement un encadrement « intelligent » mais une immersion radicale dans un monde artificiel capable de mimer à s’y méprendre la very life (VL). »

C’est donc par l’insertion et la propagation du numérique dans les musées que s’avance celui de l’aliénation. A l’occasion de la publication collective Les nouvelles tendances de la

muséologie, Deloche retrace cette histoire des technologies de l’information et de la

communication afin de prendre la mesure de leurs effets sur le musée traditionnel à savoir, « la

subversion des valeurs de référence », « l’effritement des régimes d’authenticité » et « le détournement de la relation sensible »81. Il indique que la numérisation des collections, qui

constitue la première étape signifiante vers le musée de l’aliénation, était à l’origine une excellente chose puisque permettait de préserver l’intégrité physique des objets de la réalité, en n’intervenant plus directement sur les originaux, mais sur la parfaite copie de leurs substituts numériques. Les informations relatives aux objets étaient désormais accessibles sans que ces derniers aient à quitter les réserves et le giron des conservateurs, autrement dit, la solution était presque inespérée. Mais c’est avec la mise en ligne des collections numérisées que commence la véritable mutation du musée traditionnel et de la relation homme-monde dont il rend compte, car d’Internet découlent « l’impossibilité de contrôler les contenus » 82, « la diffusion anarchique de l’information » et « la dissolution pure et simple du musée tel que nous le connaissons »83. Parce que le substitut numérique est désormais plus accessible que l’original

authentique, il le surpasse en importance. On retrouve ainsi le motif de la facilité qui revient régulièrement dans l’élection du musée de l’aliénation par l’homme moderne. Après avoir été éprouvé dans la course de l’accélération, l’homme aliéné ne possède en effet plus suffisamment d’énergie affective pour s’approprier le vrai monde. Le musée de l’aliénation met donc à sa portée une réalité beaucoup plus facile d’accès, tellement facile qu’il n’a pour ainsi dire rien à faire, car c’est elle qui vient se projeter sur lui, comme la télévision par le passé projetait sur nous ses images sans que l’on ait à s’y impliquer d’une quelconque manière. Reprenant Pierre Lévy, Deloche écrit qu’au « musée institutionnel […] est en train de se substituer un « musée

universel », c’est-à-dire un cyberespace entièrement décloisonné et interconnecté qui remplace de façon non institutionnelle l’ensemble des institutions culturelles au point de former une « noosphère » »84. Progressivement, c’est donc sous les traits du cybermusée que semble se

81 MAIRESSE François, « Introduction », Les nouvelles tendances de la muséologie, La documentation française, Paris, 2016, p. 21.

82 DELOCHE Bernard, « L’irruption du numérique au musée : de la muséologie à la noologie », Les nouvelles

tendances de la muséologie, La documentation française, Paris, 2016, p. 149.

83 Ibid. p. 150. 84 Ibid. p. 154.

deviner le musée de l’aliénation. « Un musée pour gens cultivés mais pressés, qui le visiteraient

par exemple chaque matin comme on lit son journal en avalant son petit déjeuner. Ce musée, reposant sur les derniers progrès de la technique électronique et du génie logiciel serait une sorte de robot capable d’offrir à ses clients une nouvelle version du « fast food » culturel »85.

Et si désormais s’élèvent les voix de la dénonciation86, c’est que le musée de l’aliénation est bel et bien à l’œuvre87, amenant avec lui la preuve que malgré notre acharnement à le nier88,

l’aliénation de l’homme moderne n’a malheureusement rien de fictif.

85 DELOCHE Bernard, Le musée virtuel, Presses Universitaires de France, Paris, 2001, p.220.

86 Par exemple : JACOBI Daniel, « Muséologie et accélération », Les nouvelles tendances de la muséologie, La documentation française, Paris, 2016, p. 38. « La volonté de remplacer les collections et les vraies choses par une

longue liste d’items numérisés et dématérialisés consultables à distance ou soi-disant visitables virtuellement est-elle réest-ellement un dispositif alternatif de diffusion et d’appropriation des connaissances et des valeurs transmises par les collections immenses, uniques, inimitables exposées dans les musées ou soigneusement préservées de l’usure dégradante et altérante du temps dans les réserves ? […] Que serait un musée qui se contenterait d’offrir un condensé de ce qu’on pourrait appeler la google-isation de la culture et du savoir ? »

87 DELOCHE Bernard, « L’irruption du numérique au musée : de la muséologie à la noologie », Les nouvelles

tendances de la muséologie, La documentation française, Paris, 2016, p. 157. « Il est essentiel de rappeler que nous ne sommes pas là dans la fiction mais bien en pleine réalité, car les deux mondes – le musée classique, matériel, palpable, et la « noosphère », immatérielle et virtuelle – coexistent actuellement ».

88 MCLUHAN Marshall, « Les vieux vêtements de l’empereur », L’objet créé par l’homme, La connaissance, Bruxelles, 1968, p. 90. « Nous ne pouvons jamais voir les nouveaux vêtements de l’empereur mais nous sommes