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Entre transparence et tabou : des normes actuelles peu éloignées des normes traditionnelles

Morale religieuse et morale sanitaire

IV. Les pratiques modernes et les normes actuelles en matière de sexualité

IV.4 Entre transparence et tabou : des normes actuelles peu éloignées des normes traditionnelles

La société éthiopienne semble donc en tension entre deux mouvements opposés. D’un côté, la parole autour des relations sexuelles s’est quelque peu libérée, et certaines femmes paraissent acquérir une (relative) autonomie croissante. D’un autre côté pourtant, les religieux et une frange non négligeable de la population considèrent les jeunes et principalement ces jeunes femmes un semblant plus émancipées, comme des « prostituées » potentielles ayant contribuer à diffuser l’épidémie du sida en Ethiopie. Les propos d’une jeune femme rendent tout à fait compte de cette ambivalence :

« Les femmes ou jeunes femmes commencent parfois à parler de sexualité, de ce qu’on fait, de ce qui est dangereux, on partage nos expériences, mais ce n’est qu’avec certaines, les plus ouvertes. D’autres femmes, quand on leur demande si elles prennent la pilule, elles répondent que non, alors qu’il est facile de voir que si ! Les hommes pensent que nous ne connaissons rien au sexe. Par exemple, un jour un homme m’a demandé, “est-ce que ça tu connais ?” et je lui ai répondu “mais oui, tu ne m’as pas connue vierge, j’ai connu ça avant avec d’autres hommes” » (Entretien avec une jeune femme, Addis Ababa, janvier 2007)

Il apparaît donc que les si les femmes commencent à parler et à s’intéresser un peu plus à la sexualité, à « s’approprier » leur corps, et leur propre rapport aux relations sexuelles, les hommes en sont surpris. Ils ne s’y attendent pas et peut-être sont-ils gênés, voire en colère comme le suggère les accusations fréquentes de prostitution des jeunes femmes. Alors même qu’ils cherchent une femme plus ouverte, plus autonome et plus éduquée, leur désir et habitude de dominer la relation sexuelle et de la contrôler se trouvent ébranlée, remise en cause, demande à être redéfinie. Cette situation pourrait expliquer les propos des hommes tendant à faire des jeunes femmes des prostituées qui les laissent payer pour avoir des faveurs et vont ensuite chez un homme plus attirant selon leur cœur ou leur envie.

Il est délicat d’englober les comportements des jeunes femmes, forcément variables dans des typifications figées, en l’absence d’études spécifiques sur ce thème. Toutefois, nous avons pu observer à plusieurs reprises, et des interlocutrices nous l’ont clairement explicité, que si des hommes « jouent » comme ils le disent avec les filles de la ville pour ensuite épouser des filles de la campagne, plus innocentes que celles de la ville, certaines femmes « jouent » ou « profitent » également des hommes. Ainsi, à la question que nous posions sur les sentiments d’une jeune femme envers son « compagnon » actuel, elle nous répondit : « tu sais bien ce que je cherche, s’il a de l’argent et qu’il me fait des cadeaux… » (Carnet de terrain, Diré- Dawa, Addis Ababa, octobre-novembre 2002). Cette jeune femme nous expliqua qu’il fallait aussi rendre jaloux le compagnon de temps en temps en faisant mine d’aller voir ailleurs, pour provoquer l’attachement et « jouer le drame » (sic). Ainsi, certaines jeunes femmes comparent les cadeaux que leurs compagnons leur ont fait, et disent clairement que si un homme est intéressé, alors il doit savoir se montrer convaincant. (Carnets de terrain, Addis Ababa octobre-décembre 2002 et novembre 2005-février 2006).

Ces accusations rendent compte tant des comportements des femmes qui effectivement d’après nos propres observations profitent d’une tradition solidement établie selon laquelle les hommes doivent faire des cadeaux, entretenir une relation pour obtenir les faveurs d’une femme ce que P. Tabet a montré à plusieurs reprises (1987, 2004) dans de nombreux contextes. Les hommes d’une manière ou d’une autre doivent « payer » pour accéder à une femme. Sauf qu’aujourd’hui en Ethiopie, les femmes ont peut-être pris plus conscience du pouvoir que cette situation leur confère, ainsi, la « banalisation de la sexualité » dont parle Laketsh. Dirasse (1991) pourrait également rendre compte de cette évolution. Nous posons donc l’hypothèse, que ce sont donc tant les circonstances économiques que l’évolution du rapport à leur sexualité qui ont progressivement conduit les femmes à s’approprier leur sexualité, ou plus exactement à changer leur rapport à la sexualité.

Si les femmes, principalement urbaines, sont donc un peu plus libres, elles « paient » cher cette liberté puisqu’elle est assortie du stigmate de la « putain », stigmate qui comme le rappellent G. Pheterson (2001) et P. Tabet (2004) est suspendu au-dessus de la tête de toutes les femmes. Par ailleurs, il leur appartient désormais de trouver un compagnon, mais les règles et les normes qu’elles doivent respecter n’ont pas évolué. Selon une norme socialement établie et que des personnes proches nous ont explicité, elles doivent choisir un époux au minimum autant et de préférence plus riche, et plus éduqué qu’elles, de préférablement de même confession religieuse. Les hommes de leur côté doivent également respecter un certain nombre de critères, leur épouse doit être une femme éduquée (mais moins que lui), jolie, et avoir un emploi et être une fille « bien ». Toutefois leur marge de manœuvre est plus importante. Si les relations pré-maritales sont tolérées voire encouragées pour les hommes avec préférablement des femmes plus expérimentées incluant des prostituées, celles-ci doivent demeurer discrètes et le plus possible tues. L’injonction au secret est plus pesante pour les femmes. Une personne proche m’expliqua

« Quand tu as 20 ans, la famille ne veut surtout pas savoir que tu as un ami, si tu en parles c’est très mal vu, si bien qu’on ne dit rien. Et puis après 25 ans la famille te demande tout le temps, mais alors quand est-ce que tu te maries ? » (Entretien avec une jeune femme, Addis Abba, novembre 2006)

Cette injonction au silence, à la discrétion, est donc valable pour toutes les catégories de population ; quelque soit la tranche d’âge et le genre, parler de choses aussi intimes que la sexualité ou les relations amoureuses dans le cadre de la famille ne se fait tout simplement pas. Tout le monde sait qu’elles peuvent avoir lieu, mais simplement la parole autour des relations sexuelles commence juste à se délier et est en bute à des valeurs sociales et culturelles très profondes et importantes. Il en va également du respect de la vie privée de la personne, comme un homme nous l’avait dit, son père lui donna ce conseil : « fais ce que tu veux, mais reste discret ! ».

Dans ces conditions, divulguer sa séropositivité signifie symboliquement avouer avoir eu des relations sexuelles, ce qui revient à faire glisser dans le domaine public, un fait qui devait rester secret et privé. De manière plus générale, tout acte rendant explicite une relation sexuelle pose problème, est entouré de honte et fait l’objet de stratégie de contournement. Par exemple, acheter des préservatifs dans un commerce de quartier rend explicite l’acte sexuel, et est associé à la “proximité sexuelle” (Taravella, 2005 : 2). Leur achat est donc l’objet de stratégie de protection. Les jeunes demandent à un enfant dans la rue ou à un ami

d’aller en acheter pour eux. Une autre technique consiste à se rendre dans des quartiers différents de leur quartier habituel, et où ils ne sont donc pas connus pour s’en procurer. Ce qui leur permet de maintenir une certaine intimité et ne pas divulguer leur vie privée dans leur propre quartier. Il en est d’ailleurs de même pour l’alcool et les cigarettes. Les jeunes vivant encore chez leurs parents, ou désirant maintenir une bonne image d’eux dans leur quartier, changent de quartier pour fumer et boire de l’alcool ou pour se procurer des préservatifs.

Les relations sexuelles pré-maritales des jeunes femmes semblent s’être développées et plus généralement des discours sur le sexe tant savant88

que « populaire » ont émergé faisant quelque peu reculer les tabous. Cependant, on constate que les normes communautaires, soit portées par la société sont respectées et établissent les règles de comportements des deux sexes. Dès lors, les règles écrites en matière de comportement sexuel, soit le code civil composé par l’Etat et les règles religieuses données par l’Eglise, n’ont toujours pas la primeur sur les règles orales, tacites, édictées par la communauté et le social. Il apparaît enfin, que la discrétion quant aux relations intimes demeure une valeur importante dans la société éthiopienne.

V. Pour quelles raisons les normes sexuelles religieuses ne sont pas celles en vigueur

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