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Morale religieuse et morale sanitaire

I. Sexualité et normes : cadre théorique

De nombreux chercheurs de toutes les disciplines afférentes aux sciences sociales notent que même avec l’apparition de l’épidémie du sida et la nécessité de prévenir sa transmission sexuelle, la sexualité n’a que peu fait l’objet d’investigations. Pour M.A. Loyola,

« La sexualité, en tant que telle constitue encore un champ à délimiter, un objet en plein processus de construction » (1999 : 12).

Certains auteurs (Loyola, 1999 ; Lyons & Lyons, 2004) attribuent les premières études sur la sexualité humaine à B. Malinoswki (2000 ; 2002) ainsi qu’à M. Mead (1966). Par ailleurs, M.A. Loyola (1999 :28) rappelle que M. Mauss dans Sociologie et Anthropologie (1950) avait attiré l’attention sur la nécessité d’étudier les techniques et pratiques sexuelles.

I.1 La sexualité : un domaine socialement normé en Europe, mais difficilement « modélisable »

Toutefois, une interrogation demeure. En effet, le terme « sexualité » n’existe guère voire pas dans de nombreuses langues, à l’instar de l’amharique. D’après les discussions informelles et les observations menées, il apparaît que les Ethiopiens n’emploient pas de terme désignant l’ensemble des pratiques sexuelles et des discours autour du sexe, telle que recouvre le terme français “sexualité”. L’amharique n’a pas de terme équivalent pour désigner la sexualité. Un des termes employés est fota, il signifie “sexe” et désigne plutôt le sexe anatomique, les jeunes gens n’y recourent guère. Le terme wäsib est plus souvent utilisé pour qualifier ce qui se rapproche de l’activité sexuelle, mettant en jeu un couple. Outre les expressions argotiques et les jeux de mots existants, ces dernières années, les Ethiopiens emploient préférentiellement pour parler de sexualité ou même directement de sexe, le terme anglais sex. Nos interlocuteurs nous expliquaient avoir ainsi l’impression d’être « moins grossiers » et plus modernes. Comme il a été explicité dans le chapitre précédent, la question de la sexualité est en Ethiopie délicate à aborder avec une femme, la pudeur et le silence, le secret entourent les relations sexuelles. Dès lors, traiter une thématique pour lesquels les écarts de langue et de conception sont aussi importants, nécessite au préalable quelques prolégomènes théoriques.

L’inexistence émique d’un terme aussi marqué culturellement et historiquement64 pose donc le problème de son appréhension, de sa délimitation en tant qu’objet des sciences sociales. Doit-on partir de ce que les cultures ou les sociétés entendent ou incluent dans les pratiques sexuelles ou le sexe voire le mot/concept émique correspondant ou doit-on plutôt prendre

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pour support ce que l’acception sociologique et anthropologique de la notion de « sexualité » désigne dans toute sa multiplicité ?

Le concept de « sexualité » tel que mis en lumière par M. Foucault soit en tant qu’ensemble de pratiques, de comportements, de conduites, de sensations, de plaisirs liés au sexe (Foucault, 1976 : 204) est donc culturellement marqué. Selon M. Jaspard, qui présente une synthèse de l’histoire de la sexualité, celle-ci « est l’histoire de l’intime, du caché, du non- dit » (2005 : 6). Il apparaît que

« Les pratiques sexuelles ont varié dans le temps, mais de façon discontinue et sans aucune synchronisation entre les groupes sociaux, les régions, le milieu urbain ou rural. » (ibidem)

Il revient au philosophe M. Foucault d’avoir impulsé une nouvelle dynamique aux études historiques sur les comportements sexuels au milieu des années 1970. Il a montré que la sexualité, la scientia sexualis, comme il la nomme, est exclusive à l’Occident et trouve son origine dans les modifications conjointes de l’aveu et du rapport au sexe. Il situe les prémices de la transformation de l’aveu dans le concile de Latran en 1215 puis à l’occasion de la Réforme et de la Contre Réforme au XVIe siècle (1976). Son fondement est donc religieux. Ce n’est qu’à partir du XVIIIe et de manière plus marquée du XIXe siècle que les techniques de l’aveu croisées avec la « discursivité scientifique » (1976: 91) qui donnera naissance à la psychanalyse (Jaspard, 2005) aboutissent à l’émergence de la « sexualité » en tant que savoir-pouvoir.

La première transformation des représentations du sexe est contemporaine de l’évolution des régimes de la confession, de la pastorale catholique et du sacrement de pénitence institués par le Concile de Trente en réaction à la Réforme. Si les protagonistes, confesseurs et fidèles, évitent « d’entrer dans les détails » (1976:27), « l’extension de l’aveu, et de l’aveu de chair ne cesse de croître » (1976: ibid.). La Contre Réforme « accorde de plus en plus d’importance dans la pénitence – et aux dépens, peut-être, de certains autres péchés - à toutes les insinuations de la chair » (1976: 28). Les racines de cette production discursive plongent dans la tradition monastique et ascétique (1976: 29) et

« Le XVIIe siècle en a fait une règle pour tous. […] l’important sans doute, c’est que cette obligation ait été fixée au moins comme point idéal, pour tout bon chrétien » (1976:29-30).

La pastorale chrétienne

« En faisant du sexe ce qui, par excellence, devait être avoué, l’a toujours présenté comme l’inquiétante énigme : non pas ce qui se montre obstinément, mais ce qui se cache partout, l’insidieuse présence à laquelle on risque de rester sourd tant elle parle d’une voie basse et souvent déguisée. » (1976:48)

Puis avec l’avènement de la société bourgeoise, capitaliste ou industrielle, comme il choisit de ne pas préciser, le rapport au sexe connaît une autre évolution :

« La société qui se développe au XVIIIe siècle - qu’on appellera comme on voudra bourgeoise, capitaliste ou industrielle - n’a pas opposé au sexe un refus fondamental de le reconnaître. Elle a au contraire mis en œuvre tout un appareil pour produire sur lui des discours vrais. […] Comme si elle suspectait en lui un secret capital. […] Ainsi, il est devenu peu à peu l’objet du grand soupçon […]. Signification générale, secret universel, cause omniprésente, peur qui ne cesse pas. Si bien que dans cette

« question » du sexe […] deux processus se développent, renvoyant toujours l’un à l’autre : nous lui demandons de dire la vérité […] ; et nous lui demandons de nous dire notre vérité, ou plutôt nous lui demandons de dire la vérité profondément enfouie de cette vérité de nous-mêmes que nous croyons posséder en conscience immédiate. Nous lui disons sa vérité, en déchiffrant ce qu’il nous en dit ; il nous dit la nôtre en libérant ce qu’il dérobe. » (1976: 92-3)

Parallèlement durant ces trois siècles, les techniques de l’aveu évoluent. En 1215, le Concile de Latran institue une réglementation du sacrement de la pénitence (1976 :78). Il constitue le premier pas du développement des techniques de confession qui diffusent dans l’administration royale et la justice criminelle (ibidem) pour aboutir à la production d’un « discours de vérité » par l’individu, discours qui le définit alors (ibidem) : « l’aveu est devenu en Occident, une des techniques les plus hautement valorisées pour produire le vrai » (1976 : 79). Alors que la Réforme et la Contre-Réforme envisagent le sexe comme une « inquiétante énigme » (1976 :48), l’aveu, longtemps :

« Etait resté solidement encastré dans la pratique de la pénitence. Mais, peu à peu, depuis le protestantisme, la Contre-Réforme, la pédagogie du XVIIIe siècle et la médecine du XIXe siècle, il a perdu sa localisation rituelle et exclusive ; il a diffusé ; on l’a utilisé dans toute une série de rapports. […] Dissémination, donc, des procédures d’aveu, localisation multiple de leur contrainte, extension de leur domaine : il s’est constitué peu à peu une grande archive des plaisirs du sexe. » (1976 : 85)

Et dans son lien avec la scientia sexualis, l’aveu est combiné à la « discursivité scientifique », transformé en une machine à produire un discours scientifique :

« La scientia sexualis, développée à partir du XIXe siècle, garde paradoxalement pour noyau le rite singulier de la confession obligatoire et exhaustive, qui fut dans l’Occident chrétien la première technique pour produire la vérité sur le sexe. Ce rite depuis le XVIe siècle, s’était peu à peu détaché du sacrement de pénitence, et par l’intermédiaire de la conduction des âmes et de la direction des consciences […] il a émigré vers la pédagogie, vers les rapports des adultes et des enfants, vers les relations familiales, vers la médecine et la psychiatrie » (1976 : 91)

Les techniques de l’aveu ont donc constitué une base qui a permis l’apparition, l’émergence des sciences de la sexualité qui en retour a participé à la conception, à la construction de la notion actuelle occidentale de la sexualité. Ce concept de « sexualité », tel que présenté ici, n’a donc évidemment pas d’équivalent strict dans la langue culturellement dominante éthiopienne, l’amharique. Il n’existe pas de mot désignant l’ensemble des pratiques et des savoirs autour du sexe. En conséquence, le terme « sexualité » ne sera donc que très rarement employé dans ce chapitre. Le concept ou expression désignant les activités sexuelles yägeberä sega genegnut est issue du ge’ez et correspond à l’expression française religieusement connotée “les besoins de la chair”. A notre connaissance, peu d’études de type sociologique ou anthropologique ont été produite sur le rapport au sexe en Ethiopie. Certaines pratiques ont été mises en lumière et décrites dans la littérature grise éthiopienne, notamment le mariage « précoce »(Hailé Gabriel Dagne, 1994 ; Pathfinder, 2006 ; UNFPA and Population Council, 2007 : 9-10), la prostitution en milieu urbain a fait l’objet de diverses études (Laketch Dirasse, 1991 ; Reminick, 2006) et enfin, Getnet Tadele a étudié la « sexualité » chez les jeunes éthiopiens vivant en milieu urbain (2006). Cependant, nous

n’avons trouvé aucune recherche portant sur les normes et les pratiques sexuelles éthiopiennes à un niveau plus général ou encore en relation avec le christianisme éthiopien. Nous nous sommes donc basée sur nos propres données de terrain (obtenues essentiellement par des techniques indirectes et simplement en vivant en Ethiopie, au milieu d’Ethiopien, lors de discussion que l’on peut à peine qualifier d’informelles), recoupés par des lectures sur ce thème.

I.2 Les normes : l’écriture pour l’intériorisation ou l’imprégnation par le social ?

Avant d’entrer plus avant dans le vif du sujet, il nous paraît nécessaire de préciser une notion aussi vaste que celle de norme. La norme en tant que fondement de la vie sociale constitue un objet d’étude pour de nombreuses disciplines : la philosophie, le droit, la psychologie, l’économie, l’histoire, la sociologie, l’anthropologie et d’autres encore. Par ailleurs, à l’intérieur de ces disciplines, des spécialités ont émergé comme la sociologie des mœurs qui traite des coutumes et des lois, en tant qu’émanation des mœurs ou la philosophie morale qui s’intéresse aux normes morales (Livet, 2006 ;Demeulenaere, 2003), si bien qu’il est délicat d’en dégager une définition unique. V. Pillon note que selon une approche sociologique :

« Les normes relèvent, […] d’un processus de contrôle social. […] On distingue en effet, le contrôle opéré par les individus sur eux-mêmes dans leurs relations sociales, le contrôle des institutions sur le rôle à tenir et les normes à respecter au sein de ces institutions et le contrôle social qui tient au respect d’un système symbolique dont la signification est partagée. » (2003 :29)

« Les normes ne peuvent garantir l’ordre et la cohérence globale de la société » car elles sont pour partie construites et réactualisées au cours des interactions interindividuelles, dès lors,

« Elles représentent […] un “guide pour l’action”, c’est-à-dire un système qui permet l’interaction et qui indique ce qui est valorisé » (ibidem)

Ainsi, les normes et les règles en vigueur dans une société sont multiples et sont diversement employées par les individus pour réguler ou orienter leurs comportements. Si toutes les règles et les normes sont des « guides pour l’action », elles n’ont pas toutes la même valeur ou le même poids dans l’encadrement des conduites humaines ; certaines règles sont assorties de sanctions fortes et d’autres d’une simple réprimande.

Dans la mesure où l’objet de ce chapitre est l’analyse de la place de la religion dans l’édition des normes sexuelles et les techniques de contrôle de leur observance, nous nous référerons aux définitions de la norme de M. Weber et E. Durkheim, il s’agit alors de normes sociales65

. Le fil conducteur des travaux de ce dernier est en effet le « fait moral ». Quant à M. Weber, il rappelle « le rôle central du concept de « conduite de vie » (Lebensführung) » (2004 : 139) dans ses travaux. M. Piras rappelle pour ces deux pères fondateurs :

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Pour des discussions plus poussées sur les concepts de norme et de valeur, on peut se référer à l’ouvrage du philosophe LIVET P., 2006, Les normes, Armand Colin, Paris. Pour une présentation des diverses théories sociologiques de la norme et du fait, voir la synthèse de DEMEULENAERE P., 2003, Les normes sociales. Entre

« Le rôle central de la sociologie de la religion dans leur œuvre, et l’analyse qu’on peut y trouver des rapports entre la validité factuelle des normes et la religion. » (2004 :139) M. Piras dégage la définition de la norme chez E. Durkheim suivante :

« La norme est une règle de conduite socialement sanctionnée, engendrée par une « conscience collective », c’est-à-dire par la croyance, partagée par la moyenne des membres d’une société, que cette norme est obligatoire. » (2004 : 142)

Pour E. Durkheim, la force « contraignante et motivationnelle » (2004 : 143) des normes plonge ses racines dans leur origine « sacrée ». Ce sacré qu’il oppose, selon la théorie bien connue, au profane est « constitutif de tout ordre normatif » (ibidem). Le concept de norme chez M. Weber, également adossé à celui de sanction, est, selon M. Piras66, plus élaboré mais moins stable théoriquement car il intègre une plus grande variété de possible quant au type de norme et quant à l’existence de sanction ou non. Dans une définition première, la norme selon M. Weber est une régularité dans l’activité humaine (1995 : 61), elle est « l’affirmation d’un devoir-être (logique, éthique, esthétique) » (Piras, 2004 : 151), son contenu est idéel soit « doté de valeur ». Il existe ainsi des règles de conduites diversement sanctionnées, celles-ci allant de l’absence de sanction au maximum de sanction : la conduite par intérêt, la coutume, la convention et le droit. M. Weber sépare ces dernières en deux catégories : l’usage et l’ordre (Weber, 1995 : 61-72; Piras, 2004 : 153-4). L’usage « est une régularité de l’agir qui existe seulement en vertu d’une habitude de fait » (Piras, 2004 : 153). Il comprend la conduite par intérêt et la coutume. L’ordre, considéré comme un « devoir-être » garanti par une sanction, rassemble la convention et le droit.

L’usage comprend :

 La conduite par intérêt dans laquelle la règle de conduite est guidée par les « moyens à utiliser pour réaliser ses intérêts (…) en cas de violation, il n’y a pas de sanction, mais un résultat non conforme aux attentes » (Piras, 2004 :153)

 La coutume « est le produit de l’habitude que l’on suit de manière irréfléchie » (ibidem), librement et plus ou moins consciemment. Leur non-respect n’induit pas de sanction mais des « incommodités », une forme de désapprobation. L’ordre comprend :

 La convention qui est une « règle de conduite considérée comme « valable » (dans le sens d’idéal normatif) dans une communauté et garantit extérieurement par l’approbation ou la désapprobation » (ibidem). En cas d’infraction, la sanction « s’exprime de manière diverse (…) mais toujours sous un mode diffus et non organisé. La conséquence de cette désapprobation est la perte du respect de la part des autres et souvent aussi de soi-même » (ibidem)

 Le droit qui est la même chose que la convention mais pour lequel la sanction est « administrée par un appareil coercitif stable » (ibidem)

En sociologie, la norme est approchée selon deux points de vues. Selon un premier point de vue, les sociologues visent à « caractériser les normes effectivement présentes dans le cadre de la vie sociale » (Demeulenaere, 2003 :1). Selon le deuxième angle d’approche, la

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Tous les chercheurs travaillant sur ce thème n’adhèrent pas à ce constat et notamment les auteurs cités à la note précédente.

sociologie se donne pour but d’expliquer leur émergence, leur variation et les raisons de leur respect ou de leur non-respect (ibidem). Dans ce chapitre, la norme est envisagée selon la première approche, considérée sous l’angle de son rôle dans la « régulation globale de la société » (Pillon, 2003 : 29). Les normes éthiopiennes en matière de comportement sexuel seront donc décrites et caractérisées au niveau local, dans ce chapitre. Dans le chapitre suivant, ce sont les normes institutionnelles, étatiques et scientifiques, qui seront exposées et discutées. Le dernier chapitre de cette partie sera l’occasion d’une présentation des règles effectivement suivies par les personnes.

La distinction faite ici entre normes écrites et non écrites renvoie à la confrontation entre les théories de H. Duerr (1998) et de N. Elias (1973 ; 1975) quant au mode d’intériorisation des règles ou normes de convenance. N. Elias défend l’idée que le processus de civilisation est conjoint avec l’explicitation de normes à travers l’édition de manuels de savoir vivre. Celles- ci étaient demeurées jusque-là implicites, leur exposé clair permettant alors à l’individu de les intérioriser et donc de se civiliser. H. Duerr récuse l’idée que la pudeur soit un résultat de la civilisation. Selon lui,

« Le sens de la pudeur n’est pas une invention de la Renaissance, mais une disposition élémentaire présente dans chaque culture […] Qu’il relève du domaine du non-écrit et même du non-dit ne rend pas ce code approximatif ou permissif, mais au contraire plus contraignant. » (Burguière, 1998 : XVI)

La démonstration de H. Duerr s’appuie sur les règles de convenance autour de la pudeur et de la nudité. Elles ne concernent pas à proprement parler les relations et les pulsions sexuelles. Cependant, les premières appartiennent à une catégorie similaire qui autorise dans une première approche, à étendre la théorie à ces dernières. Par ailleurs dans une perspective foucaldienne, sera envisagée la question des modes de contrôle du respect des normes. L’origines des normes, pour laquelle de nombreuses théories existent et se confrontent (Demeulenaere, 2003 : Livet, 2006), ainsi que les motivations des acteurs à se conformer à une règle ne seront donc pas interrogées dans le cadre de cette étude.

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