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Morale religieuse et morale sanitaire

II. Les normes écrites religieuses

Les règles écrites régissant les rapports sexuels dans un couple émanent principalement de l’Eglise Ethiopienne Täwahedo Orthodoxe et du Fetha Nägast, la “Loi des Rois” dont le code civil éthiopien s’inspire pour une partie l’édition des lois ayant trait à la tenue du foyer et aux rôles des époux (Brietzke, 1974). Les règles posées par l’EOTC en matière de mariage, de relations sexuelles entre époux sont très restrictives. En outre, les relations sexuelles sont taboues et entourées d’un silence pudique, elles sont ainsi de l’ordre de la sphère privée et doivent le demeurer.

II.1 L’ascèse extra-mondaine comme idéal de la vie sexuelle

Les nombreuses hagiographies relatant la vie des saints éthiopiens montrent que la plupart, si ce n’est l’ensemble de ces saints étaient des moines67. Cette littérature pléthorique dans le christianisme éthiopien rend patent l’importance d’un monachisme hérité de la tradition copte de Saint Antoine et de Saint Pacôme et par là même la prégnance d’une conception du salut par la fuite du monde, de la nécessité d’une ascèse extra-mondaine pour reprendre la terminologie wébérienne (Weber, 1996 : 196-7). Le christianisme éthiopien est une religion de type ascétique extra-mondaine sotériologique et eschatologique, si bien que le salut ne peut advenir qu’en refusant le monde. Afin de sauver son âme, le corps doit également être purifié. Car la “chair est faible, elle nous conduit vers l’iniquité” (Asrès, 2007), elle doit être contrôlée :

« Pensez que la chair conduit à la mort, par contre l’Esprit est la vie éternelle. Lorsqu’on dit « tuer » par l’Esprit la volonté de la chair, cela signifie soumettre la volonté de la chair à la volonté de l’Esprit. » (Asrès, 2007).

L’ascèse prend donc la forme d’une lutte contre le corps traduisant le désir de sortir du monde pour échapper à sa corruption, car le corps appartient au monde réel.

Pour autant, l’Eglise investit le monde réel qu’elle considère comme saint et béni puisque d’origine divine. Dans ce cadre, selon le credo apostolique de l’EOTC, la société humaine, ses dimensions sociales, économiques et politiques sont d’ordres divins et l’Eglise a pour mission de participer à son organisation selon le plan divin (EOC, 1970 : 53). Le mariage, un des sept sacrements de l’Eglise (cf. chapitre 3 section III.3) a pour fonction de régler et de sanctifier une union toute terrestre. Il prend sa source sur le commandement fait à Adam et Eve de croître et de se multiplier pour remplir la surface de la terre :

« Le mariage est pur et l’accouchement est unique car Dieu a créé Adam et Eve pour se multiplier.68

» (EOC, 1970 a: 52)

« Le mariage a été institué par le Tout Puissant, qui à la création, a dit à Adam et Eve d’être fidèles, de se multiplier et de peupler la terre. Le Christ nous a enseigné qu’un homme doit s’attacher à sa femme. (Matt. 19 : 4-6) » (EOC, 1970 b: 39)

Le mariage est donc selon l’EOTC une loi donnée par Dieu aux hommes afin qu’ils demeurent sous son ombre. (Kessis Kefyalew Mehari,2004 : 3).

II.2 La vie sexuelle maritale très encadrée religieusement

Le christianisme éthiopien est riche de rites et de dogmes vétéro-testamantaires lui conférant “une teinte judaïsante” (Derat, 2010 : 1), selon une assertion désormais entendue, notée et argumentée par de nombreux chercheurs69

. Le caractère judaïsant est, en outre, sensible à travers les conditions de pureté rituelle codifiant l’accès à l’Eglise et à ses divers

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Voir chapitre 2 section IV. 68

Traduit par E.B.

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On pourra notamment se référer aux auteurs suivants sur ce point : Hyatt (1928), Ullendorf (1960), Hammerschmidt (1965), Yaqob Beyene (1994).

espaces 70

, de plus en plus sacrés à mesure de leur proximité avec le saint des saints. Fixées de manière certaine sous le règne de Zära Y’aqob (1434-1468) au XVe siècle dans le “Livre de la Lumière” (Mäs’häfe Berhan), puis dans le Fetha Nägast - “La Loi des Rois” ou “La Justice des Rois”, ouvrage égyptien copte du XIIIe siècle, introduit en Ethiopie et traduit en

ge’ez au XVe siècle (Ullendorf, 1968 : 101) - ces règles font référence à l’Ancien Testament et se rapprochent des lois Hébraïques (Derat, 2010 :2).

Dans ces ouvrages, l’attention est portée sur la pureté rituelle fixant l’accès d’un sacré, d’origine divine ou habité par le divin, donc issu d’un monde non corrompu. L’autre monde, le profane, monde réel, est considéré comme également créé lui par Dieu mais habité par le diable et dont il est nécessaire de se protéger pour sauver son âme. Cette conception aboutit à et rend compte d’une tension permanente entre la nécessité d’organiser la vie terrestre, dans ses aspects sociaux, politiques et économiques tout en sauvant les âmes, en les protégeant du diable ainsi qu’en préservant les espaces et les objets sacrés plus proches du monde spirituel. Cette contradiction apparente se résout en partie dans l’ensemble de règles fixant la vie des laïcs et des prêtres mariés. Ce corpus de règles permettant de sanctifier le mariage a pour objet principal tout ce qui se rapporte aux organes sexuels ainsi qu’à leur rapprochement dans le cadre de la relation sexuelle.

La cause d’impureté la plus redoutée est celle ayant trait aux organes sexuels en activité (expulsion de liquide séminal, les menstrues [Ullendorf, 1968 : 104]) soit tout ce qui rappelle de près ou de moins près la relation sexuelle et le plaisir qui peut en découler. Pour autant cette relation sexuelle aboutissant à la procréation, le christianisme ne peut l’empêcher. L’Eglise qui considère ces relations comme un “besoin personnel de la chair”, yägeberä

sega genegnut, encadre donc rigoureusement les rencontres sexuelles des époux en les

assujettissant à la procréation.

« Que le mariage soit honoré de tous, et le lit conjugal exempt de souillure, car Dieu jugera les impudiques et les adultères. » (Hébreux. 13 : 4 cité par Kessis71

Kefyalew Mehari, 2004: 4).

Le mariage religieux est dans le christianisme éthiopien doublement sacré dans la mesure où il est associé au sacrement de l’eucharistie (Ancel, 2005 : 287 ; EOC, 1970b : 40). Le divorce est interdit, sauf pour des cas d’adultère, et les contrevenants qu’ils soient ou non à l’origine du divorce, s’exposent à l’excommunication, sanction chrétienne la plus sévère (Ancel, 2006 : 287 ; EOC, 1970b : 40). L’EOTC fait référence au Fetha Nägast, la “Loi des Rois”, pour fixer l’âge du mariage à 15 ans pour une femme et 25 ans pour un homme (Kessis Kefyalew Mehari,2004). L’EOTC a un point de vue relativement ambigu quant à la virginité des époux. Elle est explicite pour les jeunes femmes, il est même « le principal cadeau que la fiancée fait à son époux » (ibidem). La réciproque ne semble pas avoir le même caractère obligatoire, puisqu’elle est passée sous silence pour le fiancé. Pourtant, le sacrement de l’eucharistie auquel est associé celui du mariage nécessite une pureté rituelle irréprochable, qui implique une posture pénitente et un jeûne préalable pour les deux protagonistes (Ancel, 2006 : 285-288).

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Sur l’organisation tripartite des églises voir le chapitre 3.

Le Fetha Nägäst énumère également les périodes et les occasions au cours desquelles les relations sexuelles entre époux sont interdites (Ullendorf 1968 : 104). Précisons d’abord que dans l’ensemble, les femmes parce qu’elles représentent la fertilité, l’acte sexuel et donc les tentations de ce monde, sont fortement associées à l’impureté. Ainsi, les femmes en période de menstruation n’ont qu’un accès réduit aux biens de salut et aux espaces sacrés (Wright 2002 : 33-34). Cet ensemble de codes d’accès au sacré le protégeant de l’impureté rend compte de la conception du corps en général (Douglas, 2001; 2004) et celui des femmes en particulier, considérées comme irrémédiablement attachées à ce monde créé par Dieu mais habité par le diable. Ainsi, à l’occasion de leurs menstrues, les femmes sont impures pendant sept jours, durant lesquels les relations sexuelles sont prohibées (Wright 2002 : 33). De même, pendant la grossesse, les époux ne sont pas autorisés à dormir ensemble. Si l’enfant est une fille, l’époux se rendrait coupable d’inceste, si l’enfant est un garçon, le contact serait assimilé à un acte homosexuel (Fitha Negest [sic] 24, N° 838 cité par Kessis Kefyalew Mehari,2004 :87). Après avoir enfanté, les femmes sont impures, jusqu’à ce qu’un prêtre vienne purifier la mère, l’enfant ainsi que l’ensemble de la demeure. Outre le fait que les rencontres sexuelles entre les époux soient interdites pendant cette période, toute personne s’approchant ou rentrant en contact avec l’enfant, la mère ou tout objet ayant été en contact avec eux, se voit interdit l’accès à l’enceinte de l’Eglise (Parkyns 1920 cité par Ullendorf 1968 : 105). Enfin, le Fetha Nägäst indique qu’ “un homme n’a pas le droit de dormir avec sa femme en période de carême72

” (Ullendorf, 1968 : 104 ; Kessis Kefyalew Mehari,2004 : 88). Les périodes de carême que les laïcs sont tenus de suivre couvrent 180 jours sur l’ensemble de l’année (Kaplan, 1984 ; Wonmagegnehu Aymro, Motovu Joachim 1970), auxquels il faut ajouter le mercredi et le vendredi, qui sont également des jours jeûnés. Enfin, le samedi et le dimanche étant des jours saints, les rencontres sexuelles entre époux font également l’objet d’une interdiction (Entretien avec le bahetawi G. M., Ent’ot’o Maryam, janvier 2006). Ainsi, selon les règles religieuses, encore en vigueur si l’on en croit les prêtres et les moines de l’EOTC (et/ou de l’Eglise éthiopienne), en cumulant les périodes frappées de prohibition, les rencontres intimes au sein d’un couple marié ne sont autorisées que soixante jours sur l’ensemble de l’année.

Le fait que dans les années 1950, les règles religieuses en matière de comportement marital et d’âge du mariage contenues dans le Fetha Nägäst, aient été reprises comme support du code civil édité en 1960, atteste de leur valeur juridique. Elles constituent donc une norme au sens durkheimien puisque le droit laïc se fonde dans le sacré. Qu’en est-il selon les définitions wébériennes ? Nous avons vu que les règles donnant lieu à une sanction « réelle » étaient réparties entre les conventions pour lesquelles la sanction est diffuse et non organisée et le droit pour lequel la sanction est appliquée par une institution. M. Weber précise toutefois qu’il peut très bien s’agir d’un lignage ou encore d’un censeur mandaté par une Eglise. La condition pour conférer à une règle le statut de « droit » est qu’il existe « une instance dont l’activité serait spécialement73

orientée » (1995 :70). Les règlements religieux énumérés précédemment appartiennent donc théoriquement à cette catégorie. En effet, S. Ancel (2006 : 309-310) rappelle que les sanctions afférentes à certains péchés graves et

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A titre de rappel, le carême consiste en un jeûne jusqu’à trois heures de l’après-midi pour les plus observants et au minimum une abstinence de toute nourriture d’origine animale (œuf, lait, viande, beurre, etc.).

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notamment ceux ayant trait à la chair, sont consignées par écrit dans divers ouvrages théologiques et entre autres le mäsh’afä anqäs’ä nesseh’a, recueil de textes canoniques et de formules. Il établit les pénitences pour les péchés les plus courants et par exemple :

« 1- Celui qui rend hommage aux idoles et aux étoiles, aux arbres et aux pierres : douze subacé en supplication [bä-qännona] et trois années de pénitence [bä-ness

ha].

2- Celui qui insulte les prêtres : neuf subacé en supplication et un an de pénitence.

3- Celui qui touche la femme d'un autre : trois ans en supplication et sept ans de pénitence.

4- Celui qui se marie avec un membre de sa famille : douze subacé en supplication et

1 ans de pénitence.

5- Celui qui tue son père et sa mère ira à Jérusalem et y restera jusqu’au jour de sa mort.

6- Celui qui interroge les magiciens : dix-huit subacé en supplication et deux ans de

pénitence.

7- Celui qui désire la santé de son corps : neuf subacé en supplication et quatre ans de

pénitence.

8-Celui qui a des relations sexuelles avec une femme le mercredi, le vendredi, le samedi, le dimanche et 9 autres jours : 69 subacé et 3 ans de pénitence.» (Anqäs’ä nessh’a. 2003-2004 : 12-13 cité par Ancel, 2005 : 309-10)

Cet ouvrage est à destination des prêtres et confesseurs. Ils ont donc la charge à travers l’outil de la confession de faire respecter le « droit ». L’Eglise chrétienne éthiopienne est donc dotée en théorie d’un arsenal de règles (ou règlements) explicites, d’agents susceptibles d’en vérifier l’observance, et d’un ensemble de sanctions hiérarchisées préétablies. Toutefois, nous allons voir que la majorité des fidèles suivent d’autres conventions.

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