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P REMIERE PARTIE

III. Le sida et les religions : un nouvel objet à croiser ?

III. 2. De nouvelles approches en cours d’élaboration

En 2007, un tournant significatif est amorcé. Les chercheurs envisagent l’implication ou les réponses des églises ou des congrégations religieuses face au sida comme un « véritable » objet d’étude anthropologique. Cette année-là, une thèse de sociologie et une autre de philosophie interrogeant la réponse des congrégations religieuses au sida, sont soutenues aux Etats-Unis. J. Adams (2007) s’intéresse, au Malawi, à un réseau d’églises en milieu rural, souvent envisagé comme le seul existant réellement. Il démontre également que l’implication individuelle dans une organisation religieuse peut réduire les comportements à risque même si la notion de risque n’est pas toujours comprise en ces termes. De son côté, la thèse d’A. Harris (2007) traite de la manière dont « The Balm in Gilead » « une organisation religieuse à base communautaire » encourage l’Eglise Noire américaine à faire du sida une question sociale. L’Eglise Noire américaine est une des institutions les plus influentes au sein de la communauté noire aux Etats-Unis et jusqu’à leur implication, nombre de ses membres ignoraient l’épidémie. L’auteure analyse la manière dont ces deux organisations ont collaboré et dont l’Eglise Noire s’approprie les données sur le sida et leur marketing.

A partir de 2007, les aspects de l’infection abordés (prévention, support social, prise en charge, etc.) et certaines approches deviennent récurrentes et permettent d’esquisser à grands traits un tableau général.

Tout d’abord, c’est en Afrique sub-saharienne (Afrique de l’Est d’abord, puis du Sud) que la question de la religion et du sida a été le plus étudiée. Hors de ce contexte, peu d’études ont été publiées. Notons néanmoins que J. Zigon a travaillé sur les programmes de lutte contre la drogue et le VIH de l’Eglise orthodoxe russe soit un christianisme indépendant, « non importé » et en dehors d’un contexte de domination coloniale. Cet auteur se positionne clairement comme effectuant une étude qu’il qualifie « d’anthropologie morale » (2007; 2008 ; 2011). Les aspects plus spécifiquement religieux comme la symbolique ne sont donc pas abordés dans ses articles et ouvrages (2007 ; 2008 ; 2009 ; 2011). Quoique novatrice par les définitions de l’éthique et de la morale qu’il propose (2011 : 66-71), son approche en terme de « morale » est assez partagée par les anthropologues travaillant sur ce thème dans le contexte africain comme nous allons le voir.

Dans un numéro spécial de Journal of Religion in Africa, Becker et P.W. Geissler envisagent la réponse au sida des congrégations religieuses non en termes moraux (comme l’ont fait J.

Zigon, [opus cités], H. Dilger, [2001, 2007 et 2009] et M. Burchardt, [2009]) mais en interrogeant la notion de foi, qu’ils distinguent de celle de religion (historiquement trop déterminée à leur yeux). Ces auteurs « partent de la notion de foi en tant que pratiques et idées du quotidien » (Becker, Geissler, 2007 : 2). Ils se positionnent à rebours du concept classique de religion en Afrique qui, selon eux, est trop souvent associé à « l’invisible, à l’occulte, et à l’irrationnel, évoquant les stéréotypes culturels datés15 » (ibid : 3) perpétuant une image des Africains condamnés à leur destin tragique (ibid : 1). Les auteurs adoptent la posture quant à la foi suivante (ils se défendent d’employer le mot religion):

« Nous partons de l’idée que la foi personnelle, et les pratiques religieuses, en contraste avec les mythes urbains, les rumeurs politiques et la confiance en l’autorité scientifique, ne concernent pas tellement l’“invisible”, mais bien plutôt la vie de tous les jours, tangible, matérielle, avec ses forces propres, elles concernent l’humain et les choses qui constituent le monde personnel et qui permettent à la vie de continuer » (ibid : 3)16. Les autres contributeurs de ce volume remettent, eux aussi, en cause certaines notions « classiques » de la sociologie du religieux, comme le tabou. Ce concept préside, selon eux, à la restauration de l’ordre social, il est alors conçu comme renforçant, par là même, les « traditions » protectrices contre le sida. C’est de cette notion, insistent F. Becker et P.W. Geissler, que plusieurs chercheurs sont partis pour considérer les religions en Afrique comme pouvant initier des « changements de comportements sexuels » chez leurs fidèles. Or, prenant le contre-pied de cette idée, les auteurs rappellent, avec les autres contributeurs du volume, que les religions, les pratiques et les rites sont également porteurs de redéfinition des frontières, et opèrent une transformation créative qui libèrent les possibles et ouvrent sur de nouveaux points de départ (ibid : 6-7). En remettant l’apparition du sida dans un contexte global de dévers, d’échecs économiques, politiques, sociaux qui ont marqué l’histoire de l’Afrique de l’Est au cours de ces cinquante dernières années, ils montrent que le sida réfère également à la question de la modernité. Les Africains de l’Est considèrent que le sida l’incarne et en est un des symptômes. Les réponses des congrégations confessionnelles (islam, pentecôtisme, néo-traditionnelle) ne peuvent être comprises, envisagées qu’à l’aune de l’histoire contemporaine (y compris politique et économique) de cette région (ibid : 8-9). Enfin, devant l’échec relatif (surtout avant l’introduction des ARV) de la science et de la biomédecine face au sida, l’idée, commune à plusieurs sociétés d’Afrique de l’Est, d’une omnipotence de celle-ci et de la nécessité d’en acquérir la maîtrise pour accéder à la puissance qu’elle véhicule, est remise en cause. Cette évolution ouvre, dès lors, sur une « émancipation du scientisme qui s’oppose à la science même » (ibid : 10). Cette évolution invite à une définition des frontières et des territoires, et aujourd’hui, nombre d’Africains de l’Est semblent combiner les approches, religieuse et scientifique, de réponse au sida, sans toujours les opposer (ibid, 10-11). Ainsi F. Becker et P.W. Geissler articulent religion et sida en entremêlant les champs, quoiqu’ils partent de leur propre définition de la religion et semblent ne pas être au fait des nouvelles conceptions du religieux. C’est en partant de leurs

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Les extraits cités ici sont notre traduction. 16

Ce passage ainsi que les suivants ont été traduit par nous-même. On notera que cette approche de la religion n’est pas sans rappeler celle d’A. Piette qui défend l’idée et analyse une « religion de près » faite de pratiques et de « croyances » insérées dans le quotidien (1999 ; 2003).

observations qu’ils montrent que la frontière entre religion et science, religion et sida est en perpétuelle évolution, recombinaison.

En 2009, paraît un autre volume spécial, celui de la revue Africa Today dédié à l’engagement des christianismes contre le sida en Afrique de l’Est et du Sud, coordonné par R. Prince, P. Denis et R. van Dijk. Ils s’intéressent à trois thématiques qui rejoignent pour partie celles traitées dans la présente thèse.

« La première concerne la manière dont les personnes (individus/sujets) considèrent, gèrent la maladie, la mort, le traitement et le soin aux malades mais aussi les questions de moralité, de lien de parenté, les relations de genre et la sexualité ; la seconde thématique concerne la place des religions dans la sphère publique en relation avec la société civile, le gouvernement, le développement et la santé publique ; enfin, la troisième thématique concerne les transformations des pratiques chrétiennes et leurs conceptions du monde. » (Prince, Denis, van Djik, 2009 : v)

Les auteurs envisagent également la christianisation du discours public et des débats autour du sida ainsi que leurs effets sur les autres institutions, pratiques et débats dans les sociétés africaines faisant l’expérience du sida. R. Prince, P. Denis et R. van Dijk dans ce volume et H. Dilger, M. Burchardt et R. van Djik (2010) dans une section de volume l’année suivante mettront en avant le faible nombre d’études sur les religions africaines indépendantes. Ce sont donc les Eglises pentecôtistes qui ont, au regret des auteurs sus nommés, fait couler le plus d’encre et inspiré les plumes des sciences sociales quant aux christianismes africains, essentiellement de l’Est et du Sud. Dans ce volume, plusieurs contributeurs s’intéressent à l’internationalisation de l’engagement des Eglises (essentiellement chrétiennes) dans la lutte, favorisées par les subventions des différents bailleurs de fond internationaux (Banque Mondiale, ONUSIDA) et bilatéraux (USAID, PEPFAR) et notent la convergence des agendas religieux. Ces subventions assorties d’aides à la mise en place de programme de prise en charge, de conseils de dépistage, voire même de distribution des ARV – méthodistes au Kenya et catholique romain en Afrique du Sud (ibid : vi-vii) – ont contribué au processus d’institutionnalisation des Eglises et ont modifié en retour les positions des Eglises face au sida, à la vie, la mort et la santé.

Ces études posent également la question des frontières entre domaine publique et privé associées à la moralité, ainsi que de la place des Eglises dans la société civile, dans le développement, et la santé (ibid : viii). Les auteurs rappellent que si le PEPFAR a largement subventionné la promotion de l’abstinence et de la fidélité les premières années de son apparition, la situation depuis 2006 a changé et sur le terrain ses représentants sont plus flexibles (ibid : ix). A l’instar des sociologues du religieux contemporain (Hervieu-Léger, 2000 ; Willaime, 2011), R. Prince, P. Denis et R. van Dijk appellent à se départir d’une conception trop occidentale des religions qui considère la participation de ces dernières comme un frein à la modernisation. Il s’agit alors d’appréhender l’implication croissante des congrégations religieuses dans la vie séculière (santé, économie, politique, morale, sexualité) comme une réponse très populaire à une demande spirituelle et matérielle, comme une aspiration à un « ethos de la fraternité, de l’amour, de l’égalité et de l’honnêteté » (ibid: x). Enfin, les dimensions économiques, politique, institutionnelles et gouvernementales sont abordées. Les auteurs s’interrogent : « les congrégations religieuses sont-elles des formes de

gouvernements non-gouvernementaux ? 17

» (ibid: xi). C’est donc sous les angles structurels (organisation et institutionnalisation) moraux et en terme de subjectivité que les auteurs de ce volume interrogent et analysent l’engagement des congrégations religieuses dans la lutte contre le sida (ibid: x-xiv).

En 2010, partant du constat que les ARV étaient peu présents dans le débat sur l’engagement des religions contre le sida, H. Dilger, M. Burchardt et R. van Djik ont rassemblé des contributions portant sur la relation entre d’une part religion et sida et d’autre part sur les représentations religieuses de la diffusion à large échelle des ARV en Afrique sub-saharienne (2010 : 374). L’objectif épistémologique plus général est de créer une approche de ces nouvelles religions qui permette

« Aux scientifiques agnostiques et aux sciences théologiques de parler ensemble de la vie et de la mort dans le contexte du sida, que de nombreuses sociétés, populations et institutions Africaines expriment en terme de foi ? » (Dilger, Burchardt, van Djik, 2010 : 374).

Les auteurs commencent par rappeler que peu d’études se penchent sur la manière dont les ARV – aux exceptions notables de Nguyen (2005) et Mogensen, (2010) – s’enchâssent dans vie sociale et familiale des personnes sous traitements. Ces traitements conduisent à une redéfinition de la vie, de la mort, du soin et de la stigmatisation (ibid: 376-377). Les trois auteurs envisagent les ARV dans la perspective religieuse et proposent d’utiliser le concept de

redemptive moment, que l’on peut traduire par “période de rédemption” pour rendre compte

non seulement de l’espoir que suscite chez les scientifiques « laïques » et agnostiques l’apparition et la diffusion à large échelle des ARV mais aussi de la manière dont les religions, (fidèles et clercs) les appréhendent depuis le début de leur introduction (ibid : 377). Dans plusieurs pays d’Afrique de l’Est, les congrégations religieuses ont reçu des fonds internationaux pour participer et mettre en place dans certaines régions la distribution des ARV (en Zambie, les Eglises chrétiennes principales notamment) mettant au défi les Eglises moins bien établies. A ce titre, la prise en charge globalisée du VIH a suscité des évolutions au sein des Eglises et entres elles. Elles ont du notamment

« Ajuster leurs discours, leurs pratiques et les aménagements institutionnels aux attentes et aux standards de développements et de financements [Dilger, 2009]. » (Dilger, Burchardt, van Djik, 2010 : 378)

Par ailleurs, la médicalisation de la vie, des existences individuelles et collectives interrogent la place que les religions peuvent occuper au sein d’

« Un monde dans lequel les problèmes des individus sont rapidement résolus par l’industrie du sida » (ibid : 378)

Les auteurs justifient la création du concept de “période de rédemption” par le fait que contrairement aux attentes des gouvernements nationaux et des organismes internationaux, l’observance à un « régime de traitement rigide » (ibid : 379), n’atteint pas toujours (ou même peu fréquemment) le taux d’observance aux traitements escompté de 90% (voire 95%). Dans ces conditions, la stigmatisation n’est guère amoindrie. En outre,

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Les extraits de ce volume, du précédent (Prince, Denis, van Djik, 2009) et du suivant (Dilger, Burchardt, van Djik, 2010) sont notre traduction.

« Le biopouvoir inhérent à ce traitement et la transnationalisation des subventions et des dons, ne peu[vent] pas être envisagé indépendamment des priorités morales, sociales formulées par les communautés, les familiales, les organisations et les leaders religieux en relation avec cette maladie. » (ibidem)

Ces études explorent donc à travers des approches interdisciplinaires combinant science politique, théologie, anthropologie et histoire, les diverses relations entre les conceptions religieuses, les pratiques et les organisations. Elles interrogent également la diffusion des traitements ARV. Les diverses contributions montrent la pertinence et l’importance de poursuivre des recherches sur l’implication des congrégations religieuses dans le champ du sida.

IV. Proposition épistémologique pour l’étude de la réponse du christianisme éthiopien

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