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Prolégomènes sur la posture quant au christianisme éthiopien et au VIH

P REMIERE PARTIE

I. L’élaboration de l’objet d’étude

I.3. Prolégomènes sur la posture quant au christianisme éthiopien et au VIH

A l’instar d’E. Demange (2010 : 38) et selon la proposition de J.-P. Olivier de Sardan, le « je méthodologique » (2000) sera employé dans la suite de ce chapitre. La section finale sera l’occasion d’expliciter plus spécifiquement les raisons de ce choix et, partant de là de proposer une analyse de la posture du chercheur sur le terrain en terme de valence émotionnelle. L’exercice de la réflexivité en anthropologie est devenu un passage obligé :

« Une anthropologie rigoureuse doit toujours se poser la question des motivations extrascientifiques de l’observateur, de la nature et des circonstances de l’interaction en jeu. La suffisance du chercheur convaincu d’être « objectif » et affranchi du déterminisme de la subjectivité est une erreur méthodologique et épistémologique, car il est bien dans le champ même de l’observation » (Ghassarian, 2002 : 23)

Il constitue l’espace au sein duquel l’auteur énonce et opère justement un retour réflexif sur les « conditions de construction d’un savoir anthropologique » (Leservoisier, Vidal, 2007 : 2). Cette dimension réflexive concerne de nombreux aspects de la recherche et des conditions de sa production : la posture adoptée sur le terrain, celle empruntée face aux acteurs (Favret- Saada, 1977 ; Demange, 2010 ; Mulot, 2010), l’influence des modes de financement (Calame, 2007), les conditions de la restitution faite aux « enquêtés » (Vidal, 2011), mais aussi les conséquences de la présence de l’anthropologue sur les acteurs et le terrain étudié, et bien sûr, la construction même de l’objet d’étude et de la recherche en tant que telle (Naepels, 1998 – cité par Leservoisier, Vidal 2007 :6).

L. Vidal rappelle que la réflexivité autant que l’écriture, quoique à des moments différents, participent à la définition de l’objet qui en retour transforme l’observateur (Vidal 2004 : 175). Cette transformation affecte le chercheur ou l’enquêteur tant au niveau professionnel et intellectuel que sur le plan personnel, et cette évolution intime a des répercussions sur l’appréhension de l’objet envisagé. Quoique de nombreux auteurs aient mis et mettent en

garde contre les « dérive(s) narcissique(s) cachée(s) derrière une attitude hyper-réflexive » (Albera 2001 : 5) auxquels cette phase d’explicitation puis d’écriture de soi peuvent conduire, cette opération, même non écrite, demeure nécessaire et peut être envisagée comme une manière d’opérer la distanciation (d’avec le terrain, les acteurs, les faits observés) nécessaire à la production scientifique (Elias, 1993).

Je tenterai donc ici de présenter certaines des motivations extrascientifiques qui m’ont amené sur ce terrain et à considérer cet objet tout en faisant de mon mieux pour éviter une « présentation » de soi. Car, à la suite de L. Vidal, il me semble que la distanciation et l’objectivité se construisent tout autant dans l’écriture voire, et j’y reviendrai, essentiellement durant l’après-terrain.

I.3.a. Des réflexivités différentielles selon le domaine d’étude

La présente étude mêle deux champs anthropologiques : celui de la religion et celui du sida. Le premier ne suscite guère d’implications morales, émotionnelles et affectives fortes, au contraire, le plus souvent les chercheurs adoptent une distance polie, empreinte parfois de critique et de scepticisme face aux pratiques et conceptions religieuses des groupes observés. L’emploi récurent à l’endroit des conceptions religieuses analysées par les chercheurs des termes « croyance » et « croire » rendent, à mon sens, compte de cette distance intrinsèque face aux « observés ». Les « remarques » de J. Pouillon (1979) et d’A. Piette (1999) suivies des rappels de L. Obadia (2007) et de J.P. Willaime (2011) témoignent d’une remise en cause du « principe d’athéisme méthodologique » (Piette, 2010). Dans ces conditions, A. Piette énnonce que « traiter Dieu comme un fait scientifique [est] une position analytique de départ, qui en l’état actuel de la recherche, vaut la peine d’être tentée » (1999 : 56). Si bien que les sciences sociales du religieux et plus précisément l’anthropologie des religions nous semblent, parfois, être en tension entre la recherche d’une posture analytique qui permet de comprendre la « croyance » du dedans, sans pouvoir rendre compte du processus ou de ce qui se joue puisque le terme même de croire implique le doute, voire part de la posture dubitative. Par ailleurs, comme il a été présenté dans le premier chapitre, H. Dilger, M. Burchardt et R. van Djik cherchent une posture épistémologique, un support langagier qui permette :

« Aux scientifiques agnostiques et aux sciences théologiques de parler ensemble de la vie et de la mort dans le contexte du sida, que de nombreuses sociétés, populations et institutions Africaines expriment en terme de foi ? » (ibid: 374).

Si l’observation et l’analyse de la religiosité, du croire ou encore de la foi peuvent parfois renvoyer le chercheur à des questionnements existentiels, la rencontre avec des malades du sida ou des personnes vivant avec le VIH place d’entrée de jeu l’enquêteur face à des interrogations cruciales, ayant trait à la vie et la mort et de fait, essentielles. Cette épidémie l’amène souvent à s’interroger sur son rôle (Musso, 2008 ; Broqua, 2009) et sa capacité à « soulager » ou à « venir en aide » à ceux qu’il voit souffrir et mourir (Mulot, 2010). Aux demandes des malades ou des personnes infectées et affectées s’ajoutent celles des médecins, des biologistes, des politiques même. Bref, le sida n’est pas une affection socialement neutre, et plus que de nombreuses maladies pour lesquelles les sciences médicales offrent ou ont offert une guérison ou du moins une rémission, le VIH a placé la médecine face à une

impuissance relative. Cette situation conditionne grandement le rapport des chercheurs sur le terrain ainsi que la construction de l’objet de recherche en rapport avec le sida, comme le notent D. Fassin et J.-F. Delfraissy :

« Probablement les chercheurs en sciences sociales n’avaient-ils jamais été neutres sur leurs terrains, mais le sida révélait plus qu’aucune autre circonstance la nécessité pour eux de clarifier la nature et les conditions de leur implication. Le sentiment de l’urgence, la pression des patients, la sollicitation des soignants, l’interpellation des biologistes et des épidémiologistes, tout concourait à les placer devant une sorte d’obligation d’engagement dont eux-mêmes ressentaient la nécessité. Pour autant, la volonté de préserver une certaine indépendance scientifique, la reconnaissance des enjeux éthiques posés par cette situation de proximité, la conscience du danger d’une trop grande empathie affective avec les malades ou politique avec les associations rendaient l’exercice difficile. Il l’était intellectuellement, mais aussi et peut-être surtout humainement. » (2010 : x)

Il apparaît donc que la question de l’engagement et de la distance VIH est réactivée et se pose avec (plus ?) d’acuité dans le cas de l’affection et de l’infection au VIH. Par ailleurs, comme le rappelle S. Musso (2008 :53) à la suite de nombreux chercheurs, travailler sur le sida pose la question de l’implication du chercheur que d’aucuns considèrent, à juste titre, comme « incontournable » (Benoist et Desclaux, 1996 ; Dozon, 1997, Fassin, 2006). Certes, mais avec qui, et pour faire quoi, et surtout dans quel but ? Car, ma propre expérience de terrain m’a placée face à la dangerosité d’une implication qui pour « juste » qu’elle soit n’en a pas moins des conséquences très éloignées des raisons premières de l’engagement. Cette question toutefois, dissimule, des pièges anthropologiques, éthiques voire philosophiques pour le moins épineux. Que dire aux personnes qui ne souhaitent pas se soigner par des moyens biomédicaux ? A-t-on le droit de forcer des personnes, des groupes, l’Autre à adopter son propre point de vue sur la maladie, la mort et sur ce que signifie vivre ? Inversement, dans quelle mesure ces postures désireuses de respecter les conceptions des autres ne s’apparent- elles pas à un relativisme culturel de mauvais aloi faisant le lit du populisme méthodologique (Olivier de Sardans, 1996) ? Quelle est alors la juste posture ? Ces questions ne peuvent trouver de réponses uniques, et à mon sens, l’anthropologie seule ne peut y répondre. Mais de fait, l’anthropologie impliquée ou faisant face à la nécessité de s’impliquer, participe du et au débat.

I.3.b. Une position de métissage religieux

Le croisement des champs opéré ici devrait théoriquement (ou normalement) me voir relativement « neutre » et distanciée face au christianisme éthiopien et plus concernée humainement ou émotionnellement par l’épidémie au VIH. Si tel fut le cas, quelques précisions préalables sont toutefois nécessaires. D’abord, sur le terrain choisi - les sites d’eau bénite - christianisme et sida sont totalement imbriqués : Ent’ot’o Maryam existe à cause du sida et les fidèles se rendent sur les sites d’eau bénite parce qu’ils sont séropositifs. Par ailleurs, mon rapport au christianisme éthiopien n’est pas « classique » au sens où, la posture adoptée et le terrain effectué ont été conditionnés et/ou rendus possibles par mes appartenance et filiation culturelle et religieuse.

distance et l’altérité nécessaire à l’analyse anthropologique. En effet, je côtoie cette culture et cette société depuis trop longtemps pour me considérer et être considérée comme totalement « outsider » en Ethiopie. Pour J. Copans, « l’anthropologie ne doit pas être une science sociale de l’altérité » (2007 : 35), mes origines me placent directement dans la position de contre-pied face à cette notion d’ “altérité”. Ainsi, quoique n’ayant pas grandi en Ethiopie, la figure de l’altérité m’est, dans ce contexte, relativement étrangère. Par contre, il est évident que je ne partage pas tous les codes culturels et sociaux éthiopiens, je ne lis qu’avec difficulté l’amharique et ne maîtrise que le langage courant si bien que pour les entretiens approfondis, je sollicite un interprète. Mon niveau d’amharique m’a tout de même permis de passer plusieurs mois au sein de la communauté vivant à Ent’ot’o Maryam, d’interagir avec plusieurs de ses membres et de nouer des liens parfois forts avec plusieurs personnes. Lors de ce séjour prolongé, un interprète venait deux à trois fois par semaine sur le site pour m’aider à mener des entretiens approfondis avec des membres moins proches de ma communauté de vie ainsi qu’avec le bahetawi ayant découvert la source, le leader religieux charismatique du lieu. Cette position de métisse (et le métissage ne se réduit certainement pas à la bi-culturalité, mais est fait de multiples positionnements réajustements, recombinaisons, voire recompositions identitaires à géométrie contextuelle variable), a conditionné l’approche et la posture sur le terrain. Par ailleurs, je suis ce qu’on pourrait qualifier de « fidèle » de l’Eglise éthiopienne (les guillemets sont utilisés ici car en dehors du territoire éthiopien, la pratique religieuse ne constitue pas un habitus), et donc baptisée. Ce baptême n’a pas eu lieu de manière réglementaire durant la prime enfance soit 80 jours après la naissance comme il aurait pu étant née sur le sol éthiopien, mais plus tardivement à la suite d’un choix personnel. Il me faut préciser que le baptême fut totalement indépendant de cette étude puisqu’il est advenu plusieurs années auparavant.

Cette adhésion au christianisme éthiopien m’a permise de l’observer depuis longtemps et de « l’intérieur », de ne pas mentir sur mon appartenance religieuse lors des rencontres avec les clercs et les fidèles les plus pieux, sensibles à ce type d’argument. C’est au titre de fidèle de l’Eglise éthiopienne que j’ai pu accéder à des comptes de paroisse, et poser des questions à des moniales à Zeqwala qui ne désiraient d’abord pas me répondre. C’est, à mon sens parce que je suis chrétienne éthiopienne que plusieurs prêtres après une entrevue demandaient à s’entretenir à nouveau avec moi. S’il est évidemment possible de rencontrer et de parler avec ces personnages sans être soi-même orthodoxe, il me semble que cette adhésion a grandement favorisé les communications et les échanges.

De plus, et mon appartenance religieuse n’est pas fortuite, ma famille éthiopienne est chrétienne, et ce sont ses traces que j’ai suivies sur les sites d’eau bénite, parfois sans même le savoir. Ainsi l’intérêt pour le christianisme éthiopien n’est absolument pas le fruit du hasard, mais est guidé par une volonté de comprendre « intellectuellement » et « subjectivement », ce christianisme dans sa richesse et sa complexité ainsi que dans son affiliation aux autres christianismes. Du côté français, ma famille a également une forte inscription religieuse, protestant depuis plusieurs générations, plusieurs de ses membres étaient théologiens, pasteurs et/ou pasteurs missionnaires en Afrique. Enfin, j’ai grandi et été en partie élevée en Arabie Saoudite, où l’Islam est prégnant dans de nombreux aspects de l’existence. Cet assemblage de connaissance ou de proximité avec différentes formes de religiosités m’a permis d’abord une certaine distance avec les religions (que choisir entre deux religiosités si

différentes ?) et puis surtout j’ai pu sentir de l’intérieur leurs différences et leurs ressemblances.

C’est donc d’abord et au-delà de l’évidence, il est à mon sens important de le préciser, avec respect et même une certaine admiration que j’ai pénétré le monde du religieux en général puis de l’eau bénite, des pèlerinages et de la grande dévotion, même si cette grande religiosité et dévotion m’était aussi relativement étrangère, de part ma culture laïque, rationnelle et scientifique occidentale de chercheur en sciences sociales. En outre, je dois à ma grand-mère une grande partie de la définition de l’objet de cette étude. En effet, comme il a été indiqué en introduction, c’est elle qui m’a envoyée à Ent’ot’o Maryam, c’est elle qui a insisté pour que j’aille voir ce site d’eau bénite. C’est aussi auprès de ma famille que j’ai pu observer les variations de pratiques, de profondeurs de la foi, de son vécu, etc. C’est avec eux qu’il m’a été possible de discuter de certains points peu clairs, c’est aussi auprès d’eux et auprès d’amis que des hypothèses incertaines ont été précisées ou retravaillées. C’est par leur intermédiaire que certains personnages ont été rencontrés. Bref, c’est avec leur aide que j’ai tenté de comprendre le christianisme éthiopien, mais plus généralement, la culture éthiopienne.

Par contre, je n’ai mené aucun entretien compréhensif, approfondi, ou directif, avec aucun des membres de ma famille. Ils ont été des informateurs, des guides, des aides très précieux à la « traduction » en termes occidentaux de la religiosité éthiopienne, mais n’ont pas été régulièrement interrogés dans le cadre de cette étude, sur quelque aspect que ce soit. Il s’agissait de poser une limite « éthique » et de séparer également le travail, de la vie personnelle et familiale. Cette immersion ou semi-proximité m’a donc été précieuse et peut être envisagée comme le gage d’une certaine « compétence culturelle ».

Mais cette médaille a un revers, elle implique un attachement affectif et émotionnel dont il s’agit de se distancier lors de la production de l’analyse. La question de la production de la distance en anthropologie doit composer, je pense, avec deux exigences : d’abord avec l’exigence scientifique et analytique qui nécessite de chercher à comprendre et à expliquer (Weber, 1995) ; d’autre part, avec la sensibilité personnelle voire intime de l’enquêteur. La(es) position(s) personnelle(s) se compose(nt) donc entre différents éléments : la place que l’enquêteur cherche à occuper sur le terrain, ou qu’il parvient à occuper, dans les outils employés, dans la manière de vivre le terrain, voire de le sentir pour ensuite en produire une analyse anthropologique. Mais pour de nombreux enquêteurs se pose la question de la production de l’objet scientifique puis de son analyse (Vidal, 2004 : 175). De quelle manière cette distance est produite, générée ; à quel moment ; pendant le terrain même, au retour dans la vie « courante », durant la phase d’analyse des données ou encore à l’occasion de l’écriture ? Et surtout de quoi au juste doit-on se distancier ? Des émotions, des affects, d’une trop grande connivence avec son terrain ? Ne doit-on pas également apprendre à considérer le monde avec les yeux des personnes qui nous entourent, et donc éventuellement se laisser pétrir par ces émotions qui peuvent pour certains d’entre nous, nous transformer ? Ne peut-on pas essayer d’adopter le point de vue de l’Autre, au moins temporairement voire dans certains cas définitivement ? Cette posture en retour ne conduit-elle pas à retourner la question et à s’interroger sur ce dont on doit se dégager ? L’enquête anthropologique n’amène-t-elle pas à se départir de l’ethnocentrisme ? Des philosophes comme H. Arendt (1963, 1981), et C Castoriadis (1986) ont « utilisé » certaines de ces émotions comme des moteurs pour comprendre, pour analyser justement. Dans ces conditions, il me semble que la question

demeure en suspens et finalement que chacun doit selon ses propres dispositions personnelles trouver sa manière propre d’atteindre la posture permettant de construire un objet scientifique, de le comprendre et de l’expliquer.

La dernière section de ce chapitre sera l’occasion d’indiquer la manière dont partant des émotions et en les traitant spécifiquement, j’ai tenté d’adopter cette posture et de construire l’objet de cette étude.J’aborderai alors la question de la distance, de l’empathie « neutre » qui est, à mon sens dans de nombreux cas, illusoire voire contre-productive, car souvent, les chercheurs sur le terrain sont traversés d’émotions, d’affects qui participent pleinement à la construction de la recherche, qui doivent à un moment donné être objectivés (Bourdieu, 1978 ; Kleimnan, Coop, 1993 ; Ghasarian, 1997, 2002), ou plutôt, et c’est là mon hypothèse, peuvent être transformés en connaissance comme M. Griaule l’avait soulevé en son temps (1957). Si la dimension réflexive de la recherche anthropologique développée depuis quelques années met l’accent sur l’explicitation des conditions de production des données, de leur collecte, la question de l’émotion du chercheur n’a que peu été abordée (Bernard, 2007, Fernandez et al. 2008). Mais pour l’heure, et avant d’en venir à des considérations épistémologiques, il est nécessaire de présenter les conditions de l’enquêtes et la manière dont les données ont été collectées sur le terrain.

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