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Des règles explicites aux conventions tacites : le wushema et le qemet’

Morale religieuse et morale sanitaire

III. Les normes sexuelles traditionnelles non écrites

III.4 Des règles explicites aux conventions tacites : le wushema et le qemet’

Wushema signifie “amant”, et qeme’t “maîtresse” ou encore le fait d’ “avoir un

amant/une maîtresse”. D’après Laketch Dirasse (1991) et R. A. Reminck (2006), ces termes désignent des « relations hétérosexuelles informelles » (Reminick, 2006 : 179), le wushema qualifie l’ « amant » qui est « vu ouvertement quand la femme est célibataire, et en cachette quand elle est mariée » ; dans les deux cas, et contrairement au mariage, la femme conserve son lieu de résidence et les rencontres entre « amants » y ont lieu (ibidem). Dans la majorité des cas, et surtout pour les femmes mariées, ces pratiques (le fait d’avoir un amant/une maîtresse) est secret, caché et doit le demeurer. Cependant, elle semble relativement courante d’après le coordinateur de la lutte contre le sida de UNFPA, et plusieurs informateurs dont certains étaient affiliés à l’EOTC. Cette dernière considère l’adultère comme la principale cause de la prévalence du sida en Ethiopie76

. Par ailleurs, lors d’une rencontre œcuménique EIFDDA en 2005 (EIFDDA, 2005 :8), l’EOTC admettait être confrontée au non respect de la fidélité chez ses fidèles.

Plusieurs éléments historiques, permettent de penser que cette pratique est relativement ancienne et courante bien qu’encore une fois impossible à dater avec précision par manque de données. En effet, dans une de ses lettres G. Lejean (1824-1871) relate que le Père Joseph, confesseur du Métropolite Sälama (1841-1867) (chef ou Pope de l’EOTC) exaspéré par sa conduite, aurait dévoilé publiquement que ce dernier “avait neuf maîtresses dont deux nonnes” (Vô Van, 2005 : 42). En outre, Tewodros II même, bien que “bigot plus que religieux” selon G. Lejean (Vô Van, 2005 : 42) avait plusieurs concubines, et devant un noble qui se plaignait de ne pouvoir avoir confiance dans sa femme, lui répondit : “qu’y a-t- il d’étonnant à cela, moi-même je suis roi, et ne peux être sûr de la mienne” (Vô Van, 2005 : 175). Enfin, bien qu’elles soient à considérer avec précaution, tant le ton y est radical et amer, les lettres de Dimétheos, prêtre arménien ayant séjourné 4 ans en Ethiopie, (Vô Van, 2005 : 517-518) relatent les pratiques libres des Ethiopiens, mettant l’emphase sur une coutume empêchant quiconque de dormir seul même en l’absence du conjoint.

Ainsi, bien qu’il faille nuancer le propos de Diméthéos, cette pratique du wushema semble ne pas être l’apanage de la cour, de l’aristocratie ou même de la bourgeoisie, mais paraît être

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Les relations entre autonomie, indépendance et statut social des femmes dans les sociétés africaines sont cependant plus complexes. L. Vidal montre que les notions « extrêmement » globalisantes d’“empowerment” et d’“autonomie” des femmes varient localement (2000 : 4). Il en réfère à Giffin (1998 :52) pour rappeler que « plus du quart des familles dans le monde vivent exclusivement des revenus d’une femme » (Vidal, 2000 :4) et invoque F. et E. Van de Walle pour dissocier statut social et autonomie :

« une jeune femme peut acquérir un autonomie (en particulier financière) mais sans bénéficier d’aucun statut alors qu’une mère de famille peut avoir un statut élevé et peu d’autonomie (1993 :62) » (ibidem). En Ethiopie, si les mères jouissent d’un statut plus élevé que les jeunes femmes, ce changement de statut doit être replacé dans le contexte d’une société très hiérarchisée que certains auteurs ont pu qualifier de société de caste.

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Entretiens avec deux jeunes prêtres de l’EOTC, avril 2008. Selon eux la principale cause de la prévalence du sida en Ethiopie est l’adultère. “Si les fidèles respectaient les préceptes de l’Eglise, nous n’aurions pas le sida, c’est à cause de l’adultère que le sida existe. Donc il faut enseigner mieux aux fidèles la fidélité”.

un possible pour l’ensemble de la société chrétienne éthiopienne. En effet, selon un adage populaire, “le repas qu’une femme prépare à son wushema est meilleur que celui destiné à son époux”. Les marchés constituent des occasions de rencontres entre wushema, tant pour les amants qui se rencontrent sur le lieu du marché lui-même que pour ceux restés au domicile. Les rendez-vous sont pris à l’arrière des tej bét (bar local) avec la complicité des tenanciers (souvent des femmes) et le paiement de ces derniers se fait en nature (grains, légumes, etc.)77

. Certains prêtres78

ou même des ermites pourtant réputés pour leur proximité avec le divin et leurs respects des règles religieuses, et en particulier leur assiduité au carême ont des maîtresses ou des amantes. Ainsi, le leader charismatique du site d’eau bénite de Ent’ot’o Maryam est réputé et respecté au sein de la communauté de personnes vivant avec le VIH pour sa rigueur et son attachement aux règles de l’Eglise. Il a été, au titre de son leadership, un de nos informateurs privilégiés lors des enquêtes sur les sites d’eau bénite. Sachant que nous le fréquentions régulièrement, plusieurs personnes nous ont mise en garde contre ses penchants et son attirance pour les jeunes femmes (Entretiens informels avec deux hommes, Lalibela, Addis Ababa, janvier 2006). Effectivement, quelque temps plus tard, nous le rencontrions dans son bureau et son attitude confirma les dires de ces personnes. Lors de nos dernières enquêtes à Ent’ot’o Maryam, nous abordions le sujet avec un autre informateur qui éclata de rire et répondit que les femmes elles-mêmes cherchaient ce type de contact, que si le bahetawi se montrait plus “gentil” avec une autre, elles les jalousaient et tentaient de retrouver ses faveurs.

La pratique ici qualifiée de “wushema”, semble donc relativement courante, pour autant, étant donné son caractère secret et caché, il est délicat d’en déterminer l’étendue. En outre, les données statistiques du DHS, (Demographic Health Survey) (CRA and OCR Macro, 2006 : 80-81) indiquent qu’un très faible pourcentage de la population mariée aurait plus d’un partenaire. Le faible taux de prévalence du VIH en milieu rural, 1.9 %, tendrait à en confirmer le caractère épisodique et marginal de même que les tabous l’entourant. Nous ne pouvons donc qu’émettre l’hypothèse d’un possible de comportement. Ces pratiques semblent tolérées tant qu’elles ne tombent pas dans le domaine public car toute divulgation entraîne une sanction sociale très forte. Cependant, son existence et son étendue est admise par la plupart des personnes interrogées. En effet, si les personnes questionnées évoquent les infidélités féminines et masculines, elles deviennent plus loquaces dès que l’on les questionne directement sur les wushema79

. Les tenancières des tej bét,80

, seraient souvent témoins, si ce n’est complices de ces escapades. Ainsi, tout se passe comme si la société accordait aux individus une certaine liberté tant que les apparences étaient conformes aux normes du corps social. Le fait que ces pratiques soient cachées et secrètes, tues et protégées de la communauté les rendent difficiles d’accès, mais assure également leur pérennité, ce qui tendrait à prouver que ni les règles écrites, ni les normes explicites socialement sanctionnées ne rendent compte de la pluralité des possibles comportementaux.

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Entretiens avec Tewodros (mai 2008), Ashenafi (avril 2008) et Wuleta (mai 2008).

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Communication personnelle d’Anaïs Wion, janvier 2008. « Certains prêtres avoueraient à demi mots avoir deux femmes. »

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Entretiens avec Abebesh (février 2008), Wuleta, (avril 2008) et Tewodros (avril 2008).

Ainsi, la sanction n’apparaît pas quand l’amant ou la maîtresse existe mais quand son existence est dévoilée. La valeur défendue par la société n’est donc pas tant le respect de la fidélité que le secret et la discrétion entourant les relations intimes, amoureuses et/ou sexuelles. Un membre de l’aristocratie éthiopienne nous rapportait que son père l’avait autorisé à faire ce qu’il voulait à la condition expresse de rester discret ! Cette injonction du secret et de la discrétion, est parfois tournée en dérision par les Ethiopiens eux-mêmes dans des « blagues » ou devient le thème de films dans lesquels le pathos côtoie drame et romance. Nous rapportons ici sommairement la trame du scénario d’un film, car il est à notre sens révélateur de la prégnance d’une thématique fréquemment traitée.

Le film « Gudifetcha », signifiant littéralement “orphelin” est sorti en 2007, et a rapidement connu un succès certain, témoin de la popularité du thème et de son traitement, les Ethiopiens appréciant le caractère dramatique confinant au tragique d’une histoire. L’histoire est dans les grandes lignes la suivante :

« Un couple avait une fille, et avait en sus recueillit le fils de leur « bonne ». Ayant sensiblement le même âge81

, ils grandirent ensemble. Devenus de jeunes adultes, ils tombèrent amoureux. Cet amour fut d’abord caché aux parents qui ne s’aperçurent de rien (la discrétion étant de mise). Mais leurs rencontres intimes débouchèrent sur une grossesse. La jeune femme se rendit à l’hôpital vérifier son état et le médecin détecta une malformation. Avec une gravité, empreinte d’empathie, il alerta la jeune femme sur le danger de mort qu’elle encourait si elle choisissait d’avorter. De retour chez elle, elle informa son compagnon à la suite de quoi ils décidèrent de se marier. Ils informèrent leurs parents biologiques et adoptifs. Lors de cette annonce, le père se décomposa, il tenta de faire bonne figure, mais son attitude peu joyeuse alerta sa femme, à qui il donna de fausses raisons.

Il informa discrètement le garçon, son fils adoptif, puis sa fille qu’il était le père biologique du jeune homme, révélation qui unissait dès lors les jeunes gens par le sang. Leurs amours et l’alliance devenaient alors incestueuses et la jeune fille portait en son sein, leur fruit. La jeune femme retourna à l’hôpital et supplia le médecin de pratiquer un avortement, il refusa au motif que cela la tuerait ! La situation pris un caractère hautement tragique lorsque leur mère adoptive et biologique finit par comprendre le drame qui se jouait. Un jour au petit matin, la jeune femme quitta la maison, et partie seule à la campagne auprès d’une avorteuse traditionnelle et mourut quelques jours plus tard, loin des siens. »

Cette histoire tissée de pathos rend compte de l’ethos de la société éthiopienne quant aux infidélités. Elles sont fréquentes, secrètes, cachées par la discrétion mais peuvent avoir des conséquences dramatiques confinant au tragique. On nous a récemment rapporté l’histoire qu’un prêtre de l’EOTC raconta à ses fidèles, ce qui en soi ne manque déjà pas de piment…En substance :

« Un jeune homme habitant dans une petite ville désirait se marier. Afin de respecter les codes de la filiation et des alliances ainsi que ses parents (surtout son père), il leur fit part de son désir. Son père s’enquerra du choix de son fils. Son fils nomma la jeune femme, sur quoi le père répondit que c’était chose impossible. Le fils obtempéra et trouva une autre jeune femme, il désigna la personne et demanda l’avis de son père qui

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Cette situation est fréquente en Ethiopie, les enfants des femmes ayant travaillé dans la maison ont alors un statut parfois ambigu. Ils sont traités comme des enfants de la famille, et en même temps comme des serviteurs héritant de la position sociale de leur mère et doivent donc s’acquitter de certaines des tâches dévolues aux servants.

répéta l’impossibilité. Encore une fois, il se détourna et proposa une troisième jeune fille dont la mention du nom aboutit à la même réponse. Dépité et désappointé, il alla voir sa mère et lui raconta la situation :

“Mailé (lit. « maman ») je ne comprends pas, je voulais me marier avec une telle, Aba (lit. « père ») a refusé, puis j’ai parlé de XXX, et à nouveau il a refusé, et pareil pour la troisième. Je ne comprends pas !”

Sa mère répondit : “Mon fils, tu peux bien épouser qui tu veux, il n’est pas ton père !” » Cette histoire en forme de vaudeville est une version drôle du même thème que le film, les amours illicites sont cachées et personne finalement ne connaît la vérité, ou plutôt celle-ci est diluée entre plusieurs personnes rendant sa révélation parfois délicate, mais également nécessaire. Ces histoires rendent donc également compte des tensions qui traversent la société éthiopienne actuelle, entre conservation du secret et de la discrétion, et volonté de parler, de révéler la vérité avant qu’un drame ne survienne. En contre-point, elles témoignent de la primeur de la valeur du secret et de la discrétion sur la valeur fidélité. Qu’elle perdure ou qu’elle soit en transformation, la norme en vigueur diffère donc totalement de la norme religieuse qui, elle, condamne les relations adultères sans distinction.

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