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D’expériences en déconvenues : l’émotivité du chercheur

P REMIERE PARTIE

III. De dilemmes éthiques en décalages émotionnels : des apports heuristiques ?

III.1. D’expériences en déconvenues : l’émotivité du chercheur

La première enquête de terrain fut placée sous le sceau de l’étonnement, de la surprise et parfois du décontenancement. En effet, le recours à l’eau bénite en cas de maladie est très courant et le rituel encadrant sa prise est très populaire. Deux situations rendirent concrètes - ou me placèrent - devant les conséquences de la prise d’eau bénite notamment à Ent’ot’o Maryam où du fait de l’encadrement par un personnage charismatique très populaire, le rituel de l’eau bénite était strict et suivi avec rigueur par les fidèles.

Un aspect de l’économie générale du rituel m’interloqua, généra des émotions très contradictoires, qui créèrent un écran à sa compréhension. Il s’agit de la compatibilité entre l’eau bénite et toutes les autres formes de traitements. Sur cet aspect, je suis une occidentale qui a « foi » en l’efficacité de la biomédecine et de ses traitements ; je ne comprenais

absolument pas pourquoi les malades refusaient tout autre type de thérapie, et quand je demandais : « mais si elle ne guérit pas ? Si la personne meure ? » à quoi on me répondait parfois sèchement : « alors cela veut dire qu’elle n’avait pas assez la foi ». Ma voisine éthio- américaine était venue des USA à Ent’ot’o Maryam pour des « problèmes d’humeur » que le

bahetawi traduisit par de la possession. De fait, dès qu’elle était aspergée d’eau bénite, elle

hurlait, se débattait, etc. signe d’une possession par un esprit malin. Elle était étonnée et émerveillée par les « miracles » et toutes les choses merveilleuses qui advenaient à Ent’ot’o Maryam et elle-même fut guérie par le bahetawi. Elle pensa alors à sa sœur épileptique depuis son jeune âge. Elle convint ses frères et sœurs d’amener leur sœur épileptique à Ent’ot’o Maryam pour la « guérir ». Comme il se doit, celle-ci rencontra le bahetawi et arrêta son traitement prévenant les crises. Elle resta trois semaines sur le site et décéda d’une crise d’épilepsie de trop. Sur le site on me dit que sa foi n’était pas assez grande, d’autres disaient qu’il s’agissait de la volonté divine. Ma camarade éthio-américaine était choquée, frustrée et en colère contre le bahetawi. J’étais pour ma part trop choquée pour penser quoique ce soit.

L’arrivée des ARV en Ethiopie et leur distribution par le PEPFAR constitua un événement important qui bouleversa l’équilibre trouvé avant leur apparition sur les sites d’eau bénite. Les instances américaines et AA-HAPCO furent très impliquées et actives dans la lutte contre l’eau bénite comme nous allons le voir. Les situations dont je fus témoin me placèrent face à des dilemmes éthiques épineux et sérieux. Comment se positionner face à un leader religieux qui prône l’exclusivité du traitement ? Devais-je intervenir auprès des autorités pour les alerter sur la prégnance de l’incompatibilité entre les traitements ? Quelle position adopter alors, s’impliquer ou laisser faire et observer ? Qui défendre, le bahetawi qui avait le mérite d’offrir de l’espoir et un refuge aux PVVIH stigmatisés ou vivant mal leur affection ou l’accessibilité des ARV ? Avais-je seulement le « droit » moralement parlant de mettre à mal une foi aussi forte au nom de la liberté de choix entre ARV et eau bénite ? Ne risquai-je pas de bouleverser l’espace et les communautés observées ? N’était-ce pas une forme de trahison risquant de me fermer la porte de certains sites d’eau bénite ? Mais alors quelles valeurs défendre, doit-on même en défendre, comment et plus généralement que penser, et que faire, dans une situation aussi critique ? Comment se positionner face à cette incompatibilité ? Ces interrogations vont être à présent exposées plus en détail et une tentative de conceptualisation sera proposée.

Lors de la deuxième enquête de terrain, les ARV étaient distribués largement et gratuitement et surtout à Addis Ababa ; notamment, ils étaient accessibles depuis l’hôpital d’état Samba Nekersa, ou Saint Petros Hospital, situé à peine un kilomètre de Ent’ot’o Maryam. Pourtant, lors d’une première interview avec le bahetawi ainsi qu’avec des fidèles que j’avais rencontrés auparavant, leur prise n’était pas autorisée par le leader du lieu. Il considérait et prévenait ses fidèles que cela les ferait grossir artificiellement, que ces médicaments les tueraient et les fidèles me répétaient le proverbe tant entendu, « un homme ne peut grimper à deux arbres en même temps » ; les deux formes de thérapies étaient incompatibles, inexorablement. Au cours de mes entretiens et observations à Ent’ot’o Maryam, je rencontrais une grand-mère venue amener son tout jeune petit-fils âgé d’environ quatre ans, suivre le rituel de l’eau bénite. Ses deux parents étaient décédés du sida et sa grand-mère en avait la charge ; elle croyait en la Vierge, elle lui demandait de guérir cet enfant qu’elle aimait sincèrement de la « maladie » (le sida). Je revis également un homme et la personne avec

laquelle il vivait, lui avait été tellement malade, qu’à l’hôpital, on lui donna des traitements contre le sida, mais, il les prenait en cachette, car c’était très mal vu et compris par la communauté comme un signe de doute risquant de mettre en péril la puissance même du lieu. La vue de ce petit enfant soumis à un tel traitement et dans une bien moindre mesure, les « cachotteries » de cet homme, qui simplement ne voulait pas mourir, m’alerta et suscita une profonde colère assortie d’un sentiment d’urgence, et de grande injustice. J’étais en colère contre ceux qui ne faisait rien pour arrêter ce que je considérais alors être « un massacre », un « crime ».

C’est dans ces dispositions d’esprit que j’entrepris la tournée des instances impliquées dans la lutte contre le sida en Ethiopie et à cette occasion que je rencontrais les organismes américains. Je me tournais d’abord vers les instances gouvernementales éthiopiennes. AA- HAPCO et HAPCO m’opposèrent une absence d’autorisation pour répondre à mes questions. Je sus plus tard que ces autorités éthiopiennes étaient toutes au fait de l’incompatibilité entre eau bénite et ARV et du problème que cela posait.

Je pris également rendez-vous à l’EOTC-HAPCO ; le directeur me reçut et m’envoya directement chez le coordinateur de l’association mandataire de USAID, l’International Orthodox Christian Charities, IOCC. Cette première rencontre fut placée sous le signe de la discorde et de la mésentente. Après quelques minutes durant lesquelles je me présentais, mon interlocuteur se montra ostensiblement agacé, regardant constamment sa montre. Vinrent ensuite les questions d’usage face à un agent représentant un organisme nouvellement arrivé sur la scène de la lutte contre le sida en Ethiopie. Je l’interrogeais sur les activités de son ONG, leurs programmes, la manière dont ils travaillaient avec l’EOTC. Il m’expliqua le partenariat avec USAID, insistant à plusieurs reprises sur l’ancienne tradition d’aide de l’IOCC, sur son excellente réputation mondiale. Suite à cette diatribe sur la compétence et le sérieux de son ONG, il me narra avec moins de détails, les actions accomplies par l’IOCC et l’EOTC (prévention de la stigmatisation, soutien spirituel aux PVVIH, aide aux OEV – orphelins et enfants vulnérables). Il s’abstint de toute mention de la promotion de la fidélité et de l’abstinence par les prêtres, mais évoqua la formation en cascade des prêtres quant à l’accompagnement des PVVIH et autour de la prévention de la stigmatisation.

Je lui ai ensuite relaté mon expérience de terrain, et mes rencontres avec un diacre et un prêtre qui avaient bénéficié de cette formation en cascade. Je me permis de leur rapporter les propos du diacre quant à cette formation :

« On nous a dit que le sida n’est pas une punition divine, et nous a dit ne de plus en parler ainsi, mais moi, même si je ne dis plus rien, je continue de penser que le sida est une punition de Dieu » (un diacre de l’EOTC œuvrant à Ent’ot’o Maryiam, décembre 2005).

J’évoquais également le fait que l’eau bénite et les ARV alors disponibles étaient incompatibles dogmatiquement et que sur les sites d’eau bénite que j’avais visitées, les PVVIH, suite aux injonctions des chefs religieux choisissaient l’eau bénite contre les ARV, ce qui à mon sens posait de graves et sérieux problèmes. La réaction de mon interlocuteur fut véhémente, il m’accusa de voir le mal partout, de tout voir en noir. Il me rapporta que quand lui se déplaçait dans les provinces où IOCC était présente, les fidèles venaient le remercier chaleureusement et il ne comprenait donc pas mes propos. Nous nous quittâmes froidement et je ne devais plus jamais le revoir. Avant de me congédier, ayant à cœur de me convaincre des

bons résultats obtenus, il me donna le contact du coordinateur du programme PEPFAR en Ethiopie.

Je le rencontrai donc les jours suivants, l’entrevue fut très cordiale et chaleureuse, nos origines communes nous plaçaient dans une position proche. Il faut bien admettre que nous étions tous deux mus par le même désir de « faire quelque chose » pour nos compatriotes, pour notre terre natale. Après une brève présentation respective, nous parlâmes de l’eau bénite et des ARV. Il me rapporta bien connaître le problème, et en avoir discuté avec les différentes instances nationales, auxquelles il avait suggéré d’aller rencontrer l’Abuna Pawlos, le patriarche de l’EOTC pour discuter et le convaincre de la compatibilité entre les traitements. Ses compatriotes et collègues étaient sceptiques, arguant que l’Eglise étant ce qu’elle est, il remettrait ainsi en cause la foi éthiopienne. Sourd à ces arguments, il rencontra au début de l’année 2006, l’Abuna Pawlos et le convainquit de la compatibilité entre les traitements spirituels et biomédicaux. Le coordinateur du programme PEPFAR se rendit quelque temps plus tard à Ent’ot’o Maryam pour faire de même avec le bahetawi. Ce dernier, selon les dires du coordinateur, fit un accueil des plus chaleureux à l’existence d’un centre de distribution des ARV non loin de là, lui expliquant qu’il en avait assez d’enterrer des gens. Je le félicitai d’avoir convaincu le Pope, et j’ajoutai qu’à Ent’ot’o Maryam, et à mon avis sur d’autres sites d’eau bénite, le problème restait entier. Je lui rapportai donc mes observations et le contenu de l’entretien mené avec le bahetawi et donc son double jeu, puisque face au coordinateur il avait acquiescé, mais aux fidèles il tenait un autre discours.

Le coordinateur ne me crut d’abord pas, mais j’insistais et appuyais mes propos par la narration de mon expérience sur les sites et avec les fidèles vivant avec le VIH ; je lui expliquais ce en quoi les fidèles avaient foi et comment à Ent’ot’o Maryam, plus que sur d’autres sites, l’eau bénite était exclusive des autres formes de traitement. Ces échanges le laissèrent songeur. Il ne me dit rien des actions à venir et je ne le revis plus.

Lors de cet entretien, j’ai laissé de côté la « neutralité » anthropologique pour prendre parti, pour m’impliquer. C’est autant les conséquences générales de l’interdiction posée par le

bahetawi que le souvenir de cet enfant à qui l’on ne voulait pas donner des ARV qui me

poussèrent à changer de posture. Il m’a semblé à ce moment là que je ne devais pas agir en avec des outils intellectuel, l’urgence de la situation me paraissait en requérir d’autres, et notamment le témoignage. Cependant cette posture est délicate et trouble à tenir, car j’avais alors perçu (ou projeté) l’attachement au miracle des fidèles éthiopiens et la manière dont leur advenue était construite. La combinaison des traitements pouvait potentiellement remettre en cause ce phénomène. Par ailleurs, moralement parlant, il m’était pénible de « dénoncer » le

bahetawi qui d’une certaine façon, voulait également sauver ces personnes. La question était

épineuse, et éthiquement, ne rien faire et ne rien dire m’eut été odieux et faire (en « dénonçant ») me coûtait. Dès lors, je décidai, mais « trahissais » à mes propres yeux le temps que j’avais passé chez eux, avec eux… je « prenais partie pour la biomédecine », contre leur foi. Avais-je seulement le « droit » de faire cela ?

Loin de m’arrêter au silence du coordinateur, je continuais à vouloir alerter les instances nationales. Je retournais alors à AA-HAPCO dont Ent’ot’o Maryam dépend administrativement. Là, le directeur me mit en contact avec une jeune volontaire anglaise. Mue par une certaine détresse, je lui fis part de mes observations, de la manière dont les PVVIH vivaient sur le site, d’à quel point aussi ils s’entraidaient et fuyaient la stigmatisation

en ce lieu. Nous nous rencontrâmes trois fois et la dernière fois, elle m’expliqua que le Gouvernement éthiopien en accord avec le PEPFAR formait le projet de mettre certaines personnes, les plus malades, sous ARV puis de les « renvoyer chez elles pour travailler ». Elle m’expliqua être en contact avec le responsable de l’association de PVVIH de Ent’ot’o Maryam qui lui fournissait des informations sur les différents cas de figures rencontrés. L’objectif annoncé me laissa pantoise : je sus encore moins que penser. Pour moi, il était évident qu’il fallait uniquement mettre un frein au pouvoir exubérant du bahetawi et remettre en cause sa posture rigide afin que les PVVIH puissent effectivement prendre l’eau bénite et les ARV ou uniquement les ARV selon leur choix. Je n’avais pas imaginé que le Gouvernement puisse forcer les fidèles à renoncer à la possibilité de rester sur le site, et à s’entraider. Je savais que beaucoup d’entre ceux que j’avais rencontrés n’avaient pas divulgué leur statut à leur famille, comment dès lors pouvaient-ils rentrer chez eux en prenant un traitement aussi lourd ? Un accompagnement me semblait nécessaire et cette jeune femme n’en fit jamais mention. La position des différentes instances dont HAPCO fut une surprise de taille. Dès lors, je ne parvins plus à rencontrer aucun des acteurs sur le terrain, la situation m’affectait trop, une pneumonie non encore diagnostiquée et d’autres soucis de santé plus sérieux achevèrent de « manger » mes forces. Naïf et triste Don Quichotte partit en croisade contre des moulins à eau bénite et à ARV…. et finit sa bataille sur un lit d’hôpital. Je rentrais en France, profondément attristée et rongée par un sentiment d’impuissance et de « trahison » inutile.

J’appris alors à cette occasion, que l’engagement, l’implication pour « noble » et « valable » qu’ils soient peuvent avoir des effets pervers, et surtout, la leçon peut sembler évidente et le signe d’une grande naïveté, je compris qu’il vaut sans doute mieux d’abord tenter de comprendre vraiment une situation avant de s’engager, même si des « vies » paraissent être en jeu. Le rôle de l’anthropologue est alors celui-ci : afin de comprendre, il s’agit de prendre de la distance face à des émotions pourtant (ou parce que d’autant plus ?) puissantes suscités par des enjeux de vie et de mort aussi cruciaux, du moins (et ce « du moins » contient beaucoup) au regard occidental voire plus spécifiquement « biomédical ».

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