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P REMIERE PARTIE

I. Sociologie et anthropologie religieuses, de l’histoire aux croisements de champs

I.4. De « tentatives » en croisements

En 1995 paraît l’ouvrage coordonné par J. Maître et F. Lautman intitulé, Gestion

religieuses de la santé. Issu d’un colloque organisé par l’Association française de Sociologie

religieuse en mars 1993, il rassemble des sociologues et des historiens du fait religieux et de la médecine quoique ces derniers soient numériquement moins importants. A l’instar du colloque tenu en 1982, la branche psychanalytique est représentée par B. Méheust. A nouveau, F. Lautman et J. Maître introduisent l’ouvrage en interrogeant l’existence de frontières entre les champs :

« Parler de santé et de guérison hors des temples qui en consacrent la légitimité, c’est-à- dire les lieux de l’institution médicale ou de la recherche biologique, n’y a-t-il pas là une sorte de sacrilège ? » (1995 : 7)

Les auteurs mettent à jour un processus qu’ils qualifient de “spiritualisation de la maladie”, car « la référence religieuse a pour effet de conférer du “sens” à la santé, à la maladie et à la guérison » et ce autant pour les personnes « dont l’état de santé est en jeu » que pour :

« Ceux qui agissent sur ces états de santé tant à propos de leurs motivations que de leurs objectifs : gestion de la santé, spiritualisation de la maladie, pratiques de guérison… il va de soi que de telles distinctions ne sauraient prendre la tournure d’un cloisonnement ; en particulier, dans le champ religieux, l’attribution du sens à un état de santé est souvent articulé avec la perspective d’un effet à produire sur cet état de santé» (Lautman, Maître, 1995 : 8).

Les seize articles de l’ouvrage abordent plusieurs thèmes. En contexte français, l’Eglise catholique occupe une place importante et les deux derniers contributeurs, M.C. Pouchelle, et B. Métheust, réinterrogent la définition du sacré, la manière dont il réapparaît par des “petites portes”, là où on l’avait cru disparu (Pouchelle, 1995, 247-300 ; Métheust, 1995 : 301-328). Et les deux premiers auteurs, F. Lebrun, et P. Pinell, montrent les influences réciproques de la médecine et du catholicisme dans leurs approches respectives de la guérison (Lebrun, 1995 : 15-24 ; Pinell, 1995 : 25-38). F. Lebrun analyse l’évolution de l’Eglise catholique tridentine face à la maladie. Il montre que, selon l’Eglise, la maladie « afflige le corps, mais contribue à la guérison de l’âme » (Lautman, Maître, 1995 : 9), sans que soient exclus les recherches de traitements religieux, médicaux ou autres.

L’étude de cette question, menée quelques années plus tard par S. Cogat-Droulez (2001), révèle que la position de l’Eglise catholique semble avoir évolué. En analysant l’attitude de l’Eglise face aux miracles de guérison de Lourdes, l’auteure montre que :

« L’Eglise catholique semble avoir pris ses distances par rapport aux guérisons miraculeuses. En effet, elle évacue progressivement de sa pratique et de ses croyances le recours au miraculeux en faisant largement intervenir la rationalité scientifique lorsqu’il s’agit d’attester la véracité ou non d’un cas de miracle. » (2001 : 83)

Ainsi, et dans le même temps, la maladie est-elle toujours et peut-être plus encore qu’auparavant considérée comme aboutissant à la « guérison de l’âme », mais la guérison physique, celle du corps est réservée à la sphère médicale dont elle dépend presque exclusivement.

Parmi les auteurs ayant travaillé les questions de croisement de champ, R. Dericquebourg est une figure incontournable. Formé à la psychologie sociale, il commence à travailler sur les religions de guérison en 1986, et publie les premiers résultats dans un ouvrage éponyme deux ans plus tard (1988). A ce titre, il peut être considéré comme un des chercheurs ayant suivi la voie ouverte du croisement des thématiques. Toutefois, quoiqu’il cite abondamment les anthropologues de la santé, son approche des guérisons proposées par ces religions, sa démarche et la perspective choisies sont essentiellement celles de la sociologie des religions, qui se donne pour « objet social » (2002 : 41), les religions de guérison. C’est donc une analyse religieuse des relations entre salut et santé, tant leur dimension préventive qu’en terme de guérison pour lesquelles « ailleurs périphérique, la santé devient, chez elles centrale » (2002 : 42) que livre R. Dericquebourg.

En 1990, L. Sfez débute une étude sur une branche de la science du vivant installé en Arizona, aux USA. Il y découvre plus largement les quêtes de l’immortalité, de la surhumanité en bonne santé définitive et parmi les utopies et les projets répertoriés : le projet de séquençage du génome humain, l’expérience de Biopshère II et les tentatives de création d’êtres artificiels (1995). Ce mouvement universel, que L.Sfez nomme la « Santé parfaite » ou la « Grande santé » (1995), est l’objet d’une analyse en termes d’utopie et d’idéologie, mais également du retour d’un sacré :

« A cet élément utopique s’ajoute désormais, selon moi, un élément de “science- fiction” : ces deux notes contribuent à créer la sonorité sacrée de la “santé parfaite” » (2007 : 212)

Les travaux de chercheurs sont emblématiques des modalités d’analyse et de questionnement des problématiques religieuses intégrant la santé. R. Dericquebourg interroge la manière dont des religions investissent la santé, et L.Sfez les formes de sacré auxquelles aboutissent les dérives transcendantales des techniques modernes de préservation de la santé.

Pour terminer ce bref tour d’horizon des principaux travaux des sociologues du religieux sur la santé, il faut évoquer les recherches de L. Amiotte-Suchet, qui compare les logiques d’éligibilité des miraculés chez les pentecôtistes et les catholiques (2005 : 241), et mène une réflexion sur l’efficacité thérapeutique des cultes, qu’il considère comme

« Une base de travail indispensable pour toutes les recherches s’interrogeant sur les relations entre médecine, santé et religion » (ibid : 243).

Il tente de répondre à la question suivante :

« Comment, avant toute déclaration de guérison, le croyant parvient à franchir l’étape de conscience entre une amélioration sensible de sa santé constatée et l’idée même que cette amélioration puisse être de nature divine ? » (ibid : 242)

A travers les « procédures d’authentification mises en place pour véritablement transformer le “prétendant” en un authentique miraculé » (2005 : 242), il met à jour les « infrastructures symboliques » que chaque groupe élabore pour déterminer le « pensable, l’envisageable, le

plausible en matière d’espoir de changement » (ibid : 250). Il montre que les pentecôtistes envisagent Dieu comme :

« Un être extérieur qui surgit sur la terre pour chasser le mal qui l’envahit. Tous les convertis ont donc droit à la libération et personne ne doit sagement accepter sa souffrance » (2005 : 242).

Quant aux catholiques, ils considèrent que :

« Dieu agit de l’intérieur, non pas en les délivrant, mais en les soutenant dans leurs épreuves quotidiennes. Rare et peu recherchée, la guérison physique cède la place à la guérison spirituelle, accessible à tous. » (ibid : 242).

Cette approche est, à notre sens, intéressante dans la mesure où elle questionne justement l’efficacité à partir du religieux non pas en la présupposant (ou en la niant), mais en montrant comment chaque groupe l’élabore et structure l’articulation entre les faits observés et la manière de les penser, de les lire.

Si, comme nous venons de le voir, la sociologie et l’anthropologie du religieux ont, à plusieurs reprises, opéré des incursions du côté de la santé, celles-ci demeurent relativement peu nombreuses. Une des raisons tient, à notre sens, au fait que le champ religieux a eu longtemps une conception étroite de la religion, et comme le note J.-P. Willaime (2011 : 10). Toutefois, cette conception est aujourd’hui remise en cause, (Hervieu-Léger, 1993, 2000 ; Obadia, 2007 : 104-106), et les sociologues et anthropologues du religieux considèrent aujourd’hui que la religion est « avant tout un phénomène culturel » (Belzen 1999 cité par Obadia, 2007 :106). J.-P. Willaime rappelle également que la religion est d’abord une « activité symbolique » et que les religions « constituent des cultures » (2011 :11). Peut-on considérer cette appréhension de la religion comme ouvrant vers la prise en compte de la santé ou des questions de santé au sein du champ religieux ? Nous essayerons de montrer que les croisements disciplinaires ou thématiques peuvent être menés tant avec des outils conceptuels classiques de la sociologie et de l’anthropologie religieuse que des concepts plus récents. Nous estimons que la solution se situe moins dans le choix des approches que dans la construction de l’objet de recherche.

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