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86 Section IV : Opérationnalisation des concepts liés à la définition des marchés

IV.1. Le cadre théorique des instruments de définition des marchés.

Nous avons montré dans le chapitre précédent que le pouvoir de marché d‟une entreprise dominante peut être mesuré par l‟inverse de l‟élasticité de la demande résiduelle qui lui est adressée (𝜀𝑖𝑑 =𝜀𝑚𝑑

𝑆𝑖 + (1−𝑆𝑖)𝜀𝑗𝑂 𝑆𝑖 et 𝐿𝑖 = ( 𝑃𝑖 −𝐶′𝑖 ) 𝑃𝑖 = 𝑆𝑖 (𝜀𝑚𝑑+ 1−𝑆𝑖 𝜀𝑗𝑂) ) .

Cette élasticité de la demande résiduelle adressée à l‟entreprise dominante capture en fait les effets conjoints de deux facteurs : l‟existence de produits de substitution (dérivée de l‟élasticité du marché- 𝜀𝑚𝑑-) et la présence ainsi que l‟importance des capacités potentielles de l‟offre de substitution (𝜀

𝑗𝑂et 1 − 𝑆𝑖 ).

En considérant le cas d‟un marché oligopolistique au sein duquel n entreprises offrent des produits différenciés, et dans lequel l‟(inverse) de la fonction de la demande adressée au produit i est représentée par 𝑝𝑖 = 𝑝𝑖 𝑞1, 𝑞2, … 𝑞𝑖 … , 𝑞𝑛 (𝑖 = 1,2, … 𝑛), Baker et Bresnahan [1985] démontrent (sous l‟hypothèse de coûts marginaux constants) que :

𝑝𝑖−𝑐𝑖 𝑝𝑖 = 𝜇𝑖 𝑑 = 𝜇 𝑖 𝑚 + 𝜌 𝑖𝑗𝜇𝑖𝑗 𝑗 .

Dans cette équation :

 𝜀𝑖𝑑 représente l‟élasticité de la fonction de demande résiduelle adressée au produit i d‟une entreprise. 𝜇𝑖𝑑 = 1 𝜀𝑖𝑑 𝜇𝑖 𝑚 = −𝛿𝑝𝑖 𝛿 𝑞𝑖 𝑞𝑖 𝑝𝑖 𝜇𝑖𝑗 = − 𝛿𝑝𝑖 𝛿𝑞𝑗 𝑞𝑗 𝑝𝑖 , 𝜇𝑖𝑚 > 0 et 𝜇

𝑖𝑗 ≥ 0 , ce qui implique que les produits sont fortement substituables ( (𝛿𝑝𝑖 𝛿𝑞𝑗) ≤ 0 pour tout i j).

 Le paramètre 𝜌𝑖𝑗 traduit le degré d‟agressivité du niveau de concurrence entre les entreprises :

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𝜌

𝑖𝑗

=𝛿𝑞

𝑗

𝛿𝑞

𝑖

𝑞

𝑖

𝑞

𝑗 𝑗

.

(𝛿𝑞𝑗 𝛿𝑞𝑖) exprime la variation marginale de la quantité du produit j suite à une variation de la quantité du produit i. Le paramètre exprime cette relation en tant qu‟élasticité. Une valeur

négative de  correspond à un comportement agressif entre les firmes qui réagissent à une baisse de la quantité offerte d‟un produit substituable –entraînant une hausse des prix- par une augmentation de leur propre quantité offerte – ce qui tend à baisser les prix- . Dans ce modèle, une valeur positive de  exprime un comportement coopératif entre les firmes en présence, dans la mesure où elles réagissent à une baisse de la quantité offerte par une contraction de leur propre production.

Une élasticité de la demande résiduelle supérieure à l‟élasticité de la demande adressée au marché (ce qui est généralement le cas) implique que : 𝜇𝑖𝑑 𝜇

𝑖 𝑚.

Lorsque 𝜇𝑖𝑑  𝜇𝑖𝑚, l‟existence de produits fortement substituables ( 𝜇𝑖𝑗 élevée en valeur absolue) ainsi que la présence de concurrents agressifs (valeur négative et élevée de ) réduisent la valeur de 𝜇𝑖𝑑 qui mesure directement le pouvoir du marché.

Dans ce cadre d‟analyse, l‟estimation de l‟élasticité de la fonction de la demande adressée à une entreprise fournit une base de mesure opérationnelle pour l‟évaluation du pouvoir de marché et qui peut être appliquée à la définition des marchés dans une optique antitrust.

De ce fait, ce cadre d‟analyse a généré les principaux tests utilisés par les autorités de régulation antitrust pour définir les marchés et évaluer le pouvoir de dominance.

Ainsi, le SSNIP test (small but significant non-transitory increase in price), constitue une application directe du modèle précédent. Ce test, consiste à évaluer la réaction de la demande –en termes de baisse de la quantité demandée- suite à une « petite » augmentation du prix. Le pourcentage d‟élévation du prix de vente –généralement de 5% ou 10%, dépendamment des législations- est appelé seuil. Le test du monopoleur hypothétique appliqué au seuil de 5 ou 10% d‟élévation du prix au dessus du coût marginal est ainsi appliqué en utilisant des modèles économétriques d‟estimation de l‟élasticité de la demande résiduelle.

La démarche pratiquée procède selon un processus d‟estimation itérative, en commençant par l‟estimation de la demande résiduelle adressée à une seule entreprise et en élargissant graduellement le

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nombre de produits à inclure à chaque fois que l‟hypothèse nulle correspondant à 𝜇𝑖𝑑 0,05 (ou 0,1) ce qui équivaut à

𝜀

𝑖𝑑

20 (ou 10 si le seuil est de 10%)

ne peut être rejetée.

Le marché pertinent, délimité selon cette démarche correspond alors au groupe de produits/entreprises pour lesquels l‟élasticité de la fonction de demande résiduelle est supérieure au seuil spécifié.

Autrement dit, il comprend la rangée de produits (ou de zones géographiques) lesquels, s‟ils étaient contrôlés par une entreprise unique, pourraient être profitablement restreints.

Bien que largement utilisé par les autorités antitrust des différents pays, le modèle développé ainsi que les tests auquel il a donné naissance, soulève un certain nombre de questions, notamment lorsqu‟ils sont appliqués dans certains contextes particuliers.

IV.2 Applicabilité du modèle de la demande résiduelle en tant que principe différenciateur des marchés.

Les critiques concernant l‟utilisation du cadre d‟analyse centré sur l‟évaluation du pouvoir de marché à partir des élasticités (élasticités de la demande résiduelle et élasticités croisées entre produits de substitutions) sont principalement centrées sur l‟opérationnalisation des concepts inclus dans le modèle.

En raison du manque d‟informations servant à estimer les différents paramètres du modèle, le concept de base servant à la démarche de délimitation des marchés se limite en pratique, à l‟évaluation de la substituabilité entre deux produits à partir de la mesure de l‟élasticité croisée.

Plusieurs problèmes liés à l‟utilisation de critère sont soulevés dans la littérature. Ces problèmes sont liés :

 A l‟identification des produits pouvant être considérés comme substituables.

 à la limite du marché et à la détermination du seuil d‟augmentation du prix34 indiquant que les produits appartiennent à un même marché [Shepherd, 1990]. Deux questions théoriques se posent

[

Pitofsky, 1990] : tout d‟abord sur quoi repose le choix d‟un seuil, ensuite est-ce que seuil doit être le même quelle que soit l‟activité analysée. En effet, sur un marché dans lequel les taux de profit sont très faibles, une augmentation de 5% peut signifier un grand

34

La commission européenne a retenu un seuil de 10%. Le département de justice américain a considéré d‟abord un seuil de 5% (1982) et a ensuite élevé ce seuil à 10%(1984)

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pouvoir de marché, alors que sur des marchés en forte croissance, une augmentation de 5% pourrait être fort insignifiante.

 à l‟horizon temporel à prendre en considération dans l‟analyse de la réaction des consommateurs à une variation de prix. En effet, la variable temps joue un rôle important dans la délimitation des marchés. Il y a plus d‟un siècle, Marshall [1890, p :10] décrivait déjà l‟impact de ce facteur sur la définition des marchés : « Les marchés différent entre eux par la

période de temps requise pour que les forces de l’offre et de la demande puissent s’équilibrer, aussi bien que par l’aire sur laquelle s’exercent ces mêmes forces. Cet élément de temps demande précisément pour le moment à être examiné avec une plus grande attention que celui d’espace. La nature de cet équilibre en effet, et celles des causes qui le déterminent, dépendent de la durée de la période sur laquelle le marché est supposé s’étendre. Nous verrons que si cette période est courte, l’offre se borne aux approvisionnements que l’on se trouve avoir sous la main ; si la période est plus longue, l’offre sera influencée, plus ou moins par le coût de production de la marchandise en question ; et, enfin, si cette période est très longue, ce coût de production sera, à son tour, influencé plus ou moins par le coût de production du travail et des matériaux requis pour produire cette marchandise».

Dans la réalité, la fixation d‟un délai d‟analyse semble assez complexe et dépend de la nature des marchés étudiés. La pertinence de ce choix dépend de plusieurs facteurs : degré de maturation du marché, rapidité avec laquelle les entrants potentiels perçoivent l‟information, existence de contrats à long terme liant les acheteurs à l‟entreprise, perception des acteurs quant à la permanence de cette hausse de prix, etc.

 au contexte de la substitution et aux attributs des produits. Les produits comprenant plusieurs attributs [Lancaster, 1966], on peut supposer par conséquent qu‟ils peuvent être perçus comme étant substituables dans certains contextes et non substituables dans d‟autres.

 A la détermination du prix de référence servant de base à l‟analyse des substitutions [Posner, 2001]. L‟analyse des substitutions à partir des prix pratiqués sur le marché, peut mener à des conclusions erronées quant à la délimitation des marchés antitrust. En effet, telle que décrite précédemment, la démarche de définition des marchés statue que lorsque le taux de transfert de la demande d‟un produit à un autre suite à une augmentation de prix est élevé, on inclut le produit de substitution dans le même marché pertinent. Toutefois, cette pratique ne donne aucune indication sur la capacité des entreprises à fixer leurs prix au dessus des coûts. Ainsi

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l‟élasticité croisée peut être élevée justement parce qu‟il est déjà exercé un pouvoir de marché.

 A l‟usage exclusif de l‟élasticité croisée dans la définition des marchés. La démarche consistant à intégrer dans le marché pertinent uniquement les produits dont l‟élasticité de substitution est élevée, peut conduire à une appréciation erronée du pouvoir de marché.

En effet, une entreprise possédant une petite portion d‟un marché incluant un fort produit de substitution, peut posséder plus de pouvoir de dominance qu‟une entreprise possédant la quasi totalité d‟un marché qui n‟inclut pas plusieurs produits faiblement substituables. Ceci est dû au fait que ce qui contraint les prix, ce n‟est pas tant l‟élasticité croisée par rapport à un produit particulier que la capacité du consommateur à acheter moins de ce produit en réponse à une augmentation de son prix.

Une démarche plus propre à capturer le pouvoir de dominance serait que l‟on prenne en considération le fait que l‟acheteur peut ne pas substituer mais tout simplement renoncer à l‟achat (de ce produit et de n‟importe quel autre produit de substitution). Ceci implique que ce qui est important, ce n‟est pas tant l‟élasticité croisée que l‟élasticité prix d‟un produit particulier, c'est-à-dire le degré de baisse de la quantité vendue (quelle qu‟en soit la raison) suite à une augmentation de prix. Si cette élasticité pouvait être estimée, il ne serait pas utile de procéder à une définition du marché.

A coté de ces limites qui intéressent essentiellement la mise en œuvre opérationnelle des concepts impliqués dans la définition des marchés antitrust indépendamment de leur nature, d‟autres critiques sont adressées à leur application à des marchés particuliers tels que ceux caractérisés par des rendements décroissants ou par des taux d‟innovation importants.

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