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Entre savoir scientifique et savoir profane : la recherche d’un équilibre

3.1 Une anthropologie de la reconnaissance

3.1.2 Entre savoir scientifique et savoir profane : la recherche d’un équilibre

Les écrits épistémologiques et méthodologiques des anthropologues au cours des dernières décennies (Geertz 1973, 1983; Marcus et Fischer 1986; Clifford et Marcus 1986; Kilani 1994; Fabian 1983, 2001; Ghasarian 2002) ont vigoureusement insisté sur l’obligation éthique des

1 Selon Laperrière (1997), « ce que décrit une théorie ancrée, c’est une dynamique vérifiée par une série d’incidents

empiriques qui la confirment tous, mais qui ne représentent pas nécessairement la totalité des incidents existants par rapport au phénomène étudié » (1997 : 330).

chercheurs d’expliciter leurs modes de production du savoir et de reconnaître l’apport du dialogue avec l’Autre dans le contexte de production des connaissances, une attitude que Fabian explique à travers les concepts de ‘‘recognition’’2 (2001) et de ‘‘coevalness’’3 (1983). Qu’il s’agisse de considérer la culture comme un texte que l’on lit par-dessus l’épaule de ses acteurs (Geertz 1973); de postuler que la culture n’est pas une chose dont nous parlons, mais bien un lieu à partir duquel nous parlons (Harstrup 1995; 176); de montrer que l’écriture et la rhétorique utilisées dans les comptes-rendus ethnographiques mettent à jour des discours socialement construits et des versions toujours particulières et partielles d’une ‘‘réalité’’ entrevue (Clifford et Marcus 1986); ou encore d’insister sur la nécessité de réfléchir aux dimensions émotionnelles impliquées dans certaines recherches et terrains anthropologiques (Cohen 2002), les auteurs sont nombreux à plaider pour plus de transparence et pour une plus grande reconnaissance de la place de la subjectivité et de l’intersubjectivité dans le processus de fabrication des connaissances anthropologiques.

Dans ce projet de recherche, l’étude des positions et des actions des participants en regard de la procréation médicalement assistée et de l’adoption ainsi que l’étude des stratégies adoptées en regard du désir d’enfant, de l’infertilité et de la parentalité impliquaient l’analyse de processus dynamiques où l’acteur ne pouvait être considéré comme un simple récepteur passif de forces sociales qui le dépassent, mais devait plutôt être traité comme un agent actif ayant la capacité d’analyser sa propre situation et de faire des choix éclairés. Comme le mentionne Charmaz (2006), les structures existent, mais elles sont avant tout des ‘‘créations des êtres humains engagés dans des processus’’; selon l’auteur, ce sont les actions impliquées dans ces processus qui doivent être considérées comme le problème central à interroger. Dans le cadre de cette étude, les acteurs sociaux ont été entrevus comme des êtres stratégiques; l’existence de forces sociales latentes n’est pas complètement reniée, mais elle n’est pas considérée comme pouvant expliquer à elle seule les choix des sujets (cela est d’ailleurs particulièrement visible dans le champ des NTR où les gens arrivent individuellement et en couple à se fixer des limites sur jusqu’où ils sont prêts à aller en termes d’interventions médicales). Les participants interrogés étaient toujours en

2 Terme que l’on pourrait traduire par ‘‘reconnaissance’’; implique de reconnaître les sujets de l’anthropologie comme des participants d’échanges communicatifs; c’est reconnaître celui qui parle et lui donner une voix.

3 L’auteur définit la coelvaness comme une caractéristique que l’anthropologue doit accorder à ses interlocuteurs et comme une condition épistémologique de communication qui s’inscrit dans le partage d’un temps commun.

mesure de prendre un certain recul et d’envisager leur trajectoire sous différents angles.

À l’inverse, il est aussi vrai que le sens ou l’intention déclarés par l’individu ne constitue qu’une partie du système de causalité; Alami et al. (2009 : 29) rappellent que l’enquête microsociale fait apparaître les contraintes qui pèsent sur les décisions et les motivations des individus et montrent comment celles-ci se trouvent encastrées dans des interactions sociales. Dans le cas de cette recherche, il s’avérait effectivement pertinent de voir comment les démarches entamées par les participants (autant en PMA qu’en adoption) et les stratégies mises en oeuvre pour pallier à certaines contraintes s’inscrivaient dans un cadre social singulier marqué, entre autres, par une transformation du rapport à l’enfant, par une valorisation du recours à la médecine reproductive et par une ouverture sociale aux parentés électives (donc à l’adoption). À ce titre, Becker (2000), qui a longuement étudié sous un angle ethnographique l’infertilité et les nouvelles technologies reproductives, rappelle l’importance, sur le plan analytique, de considérer la force et l’influence des valeurs sociales qui, selon elle, ‘‘fournissent une signification unifiante dans la vie des gens’’ et constituent ‘‘un moyen premier à travers lequel les individus interprètent et expliquent la

réalité’’. Dans le cadre de cette recherche, certaines valeurs sociales et collectives intervenaient

dans les décisions des couples et étaient intégrées aux actions individuelles : par exemple, les informateurs étaient souvent moins sensibles aux diverses facettes du contexte social ambiant qui ont pu interférer dans leur prise de décision, comme la valorisation des techniques médicales et son effet sur le recours à la médecine reproductive pour remédier à l’infertilité. Certains mentionnent que les démarches médicales sont une première étape qui va de soi, mais n’expliquent pas nécessairement pourquoi cette démarche irait de soi. C’est à ce point de rencontre avec l’Autre qu’intervient, me semble-t-il, la pertinence de la présence du chercheur qui, même s’il choisit de donner une place de premier ordre aux discours de ses informateurs, peut aussi faire appel, en cours de rédaction et d’analyse, au savoir scientifique, c’est-à-dire aux auteurs qui ont eux-mêmes étudié empiriquement ou théoriquement une des facettes du phénomène abordé.

Bref, pour comprendre les multiples dimensions des expériences vécues et la complexité des points de vue soulevés par les informateurs, il apparaissait crucial, dans le processus d’enquête, d’éviter de considérer ceux-ci comme enchâssés dans une réalité sociale et culturelle supra

organique. En ce sens, l’ensemble du processus d’enquête s’inscrit dans une démarche fortement influencée par le courant phénoménologique que Jackson (1996) définit comme « l’étude

scientifique de l’expérience humaine » et qui se traduit par un désir d’accorder un poids égal à

toutes les modalités de l’expérience humaine et d’explorer l’usage quotidien et les conséquences existentielles liés aux croyances, aux idées et aux expériences vécues. Ainsi, aux yeux de la phénoménologie, la recherche de vérité passe d’abord « par l’étude et l’analyse de ce qui arrive à

une croyance lorsqu’elle est évoquée, activée, mise au travail ou réalisée dans la vie réelle de tous les jours » (Jackson 1996 : 11). La démarche réflexive mise de l’avant, sans aller jusqu’à

privilégier un mode d’exposition polyphonique et à considérer « l’ethnologue comme l’orchestrateur de cet ensemble polyphonique » (Gaboriau 2002) ou encore jusqu’à revendiquer la « co-énonciation » (Marcus et Fischer 1986), vise surtout à ancrer la recherche dans un cadre explicatif qui soit le plus proche possible de la réalité. Entre subjectivité et objectivité, la solution est sans doute d’entrevoir l’humain lui-même comme un être vacillant entre son statut de sujet et d’objet : comme le rappelle avec justesse Jackson (1996), « nous sentons parfois que nous

‘‘fabriquons’’ du monde et parfois que nous sommes davantage définis par ce monde » (1996 :

21). C’est donc cette approche qui a été privilégiée tout au long cette thèse, c’est-à-dire une reconnaissance du savoir profane qui va de pair avec le recours au savoir scientifique: les prochains chapitres mettent d’ailleurs constamment en dialogue les propos des participants et les positions des auteurs et constituent à cet égard un espace de production du savoir où se croisent réflexions théoriques et réalité empirique.

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