• Aucun résultat trouvé

De la ‘‘famille patrimoine’’ à la ‘‘famille relationnelle’’

2.2 La famille en Occident

2.2.2 De la ‘‘famille patrimoine’’ à la ‘‘famille relationnelle’’

Pour être en mesure d’expliquer la famille contemporaine des sociétés occidentales, les analyses anthropologiques doivent dépasser toute définition trop restreinte de celle-ci. La famille doit donc être abordée sous sa définition la plus large puisque, comme le mentionne Weber (2005), le terme renvoie spontanément « à une norme familiale singulière, la famille nucléaire, et gêne de ce fait

17 De nos jours, un juge peut, par le biais des tests d’ADN, obligé un homme à reconnaître qu’il est le père de l’enfant tout comme un homme qui doute de sa paternité peut décider de son plein gré d’avoir recours à ces mêmes tests pour déterminer s’il est bel et bien le père biologique de l’enfant.

l’analyse des pratiques, des normes et des sentiments dans leur complexité » (2005 : 20). La

famille, comme unité sociale, « est inscrite à la fois dans l’objectivité des structures sociales et

dans la subjectivité des structures mentales objectivement orchestrées; elle se présente à l’expérience avec l’opacité et la résistance des choses, bien qu’elle soit le produit de construction » (Bourdieu 1996 : 138). Ainsi, selon Bourdieu, si l’on admet que la famille n’est

qu’un mot, qu’une construction verbale, il s’agit d’analyser les représentations que les gens ont de ce qu’ils désignent par ‘‘famille’’ (1996 : 136).

La notion même de famille n’est donc pas une notion statique ou une entité objective; elle est davantage une « pratique discursive organisée » et « un mode d’action au lieu d’un état d’être » (Parry 2005 : 288). La famille moderne, entité mouvante et changeante, doit être située sur un continuum historique et idéologique : « les attitudes et les comportements se superposent et

s’articulent dans le temps et il n’y a jamais de brusque changement révolutionnaire » (Goody

2001 : 219). À ce sujet, l’auteur nous rappelle, par exemple, qu’au cours des deux derniers siècles, les unions libres existaient et qu’à cet égard, le concubinage et les familles recomposées ne sont pas un trait spécifique de notre modernité; l’espérance de vie étant beaucoup plus courte, les remariages étaient jadis très fréquents (Goody 2001). Coontz (2000) et Weiss (2000) qui ont abordé sous un angle historique les études sur la famille mentionnent que les comparaisons entre les ‘‘nouvelles familles’’ et la famille nucléaire des années 1950 (‘‘la’’ famille d’après-guerre) sont particulièrement trompeuses puisque ce dernier type de famille constitue une étape unique dans le cycle familial des générations, d’où l’importance de tenir compte du contexte dans lequel s’inscrivent les continuités, les transformations et les ruptures qui touchent la famille contemporaine. Dans une analyse portant sur la fragmentation de l’idéologie de la famille, Dolgin (2000) s’intéresse aux trois types de familles qui se sont développés dans l’histoire occidentale récente et qui co-existent dans le vaste portrait de la famille contemporaine: la famille traditionnelle (comprise comme un petit univers de rôles fixes et hiérarchiquement structurés), la famille moderne (une famille élective dans laquelle domine le choix et la valeur de l’individu), et la famille génétique (nouveau type de famille qui se définit par le biais de tests et de diagnostics développés à partir des nouvelles génétiques et qui implique une compréhension biologique de la

personne et de la famille)19. L’auteur rappelle que les frontières de ces types de familles sont poreuses et que la famille contemporaine est le résultat d’influences diverses.

Dans la parenté traditionnelle, la famille, comme entité indivisible, est entrevue sous l’angle de la continuité et l’individu est d’abord considéré comme un représentant de sa lignée : « dans le

cadre d’une telle allégeance politique à la famille, les individus sont moins importants que le nom de famille […] Il n’y a donc pas à se surprendre que l’individu se considère subjectivement comme un ‘‘moment’’ de la continuité familiale » (Dagenais 2000 : 49-50). Ainsi, selon Dagenais

(2000; 2005), les changements qui touchent la famille sont entièrement rapportables à l’apparition d’un rapport subjectif au monde, donc à l’individualité : « À une parenté objective, la

modernité a substitué une parenté subjective, essentiellement relative. Elle change selon la personne à partir de laquelle on la lit. Les modernes lisent l’arbre généalogique à partir d’Ego, et les anciens à partir de l’ancêtre » (Dagenais 2000 : 55). Ainsi, le passage de la famille

traditionnelle à la famille moderne, concernerait principalement le passage entre deux modes d’être au sein de la famille et de la parenté : « Théoriquement doivent être distinguées la famille

‘‘traditionnelle’’ ou ‘‘holiste’’ au sein de laquelle les individus sont au service du groupe, et la famille ‘‘moderne’’, ‘‘individualiste’’ au sein de laquelle la famille est au service de chacun des membres » (Singly 2007 : 28). Alors que traditionnellement, la famille servait à inscrire

généalogiquement le nouveau-né dans une lignée et à lui transmettre un certain patrimoine économique et moral, la famille contemporaine, selon Singly (1996, 2007), privilégie le développement d’une identité individualisée et a pour objectif principal d’aider chacun à se construire en tant que personne. C’est parallèlement à cette montée de la parenté subjective que le rôle de la famille s’est lui aussi modifié au fil des décennies: « La famille contemporaine existe

moins en fonction de critères formels qu’en référence à une double exigence : la création d’un cadre de vie où chacun peut se développer tout en participant à une œuvre commune » (Singly

2007 : 8).

19 Selon l’auteur (Dolgin 2000), le droit familial reflète la fragmentation de l’idéologie familiale; les délimitations légales de la paternité et de la maternité vont, selon les cas, ignorer ou élider les compréhensions contemporaines des faits biologiques de la parenté. Selon ce même auteur, les législations estiment que les familles peuvent être ancrées tantôt dans la biologie, tantôt dans les intentions et l’amour, ou dans toutes ces composantes en même temps.

Par le fait même, la famille, en tant qu’unité sociale minimale et lieu d’épanouissement et de développement de soi, se trouve à chevaucher les sphères individuelle et sociétale et à se distancier de liens formels et ‘‘obligés’’ strictement basés sur l’apparentement biologique ou sur les liens du mariage. Les individus cherchent à s’affranchir des rôles prescrits et des statuts établis par le modèle traditionnel de la famille; « ils privilégient les liens affinitaires et égalitaires

qui sont négociés et ils valorisent leur expérience personnelle » (Murat 2008 : 29). La famille

devient alors une « unité subjective de connexions intimes » (Hargreaves 2006 : 263), un « lieu où

la valorisation de l’individu cherche à se coordonner avec la production d’un intérêt collectif »

(Singly 1996 : 215). Par contre, le processus d’individualisation qui fait naître la famille ‘‘relationnelle’’ ne fait pas automatiquement disparaître la dimension sociale de la famille. À ce titre, Bourdieu souligne la persistance du caractère collectif de la famille, cette dernière étant considérée par l’auteur comme « le lieu d’une sorte de volonté transcendante qui se manifeste

dans des décisions collectives et où ses membres se sentent tenus d’agir en tant que parties d’un corps uni » (Bourdieu 1996 : 142).

Au-delà de la promotion de l’individu et de l’individualité, les mutations familiales observées dans les sociétés occidentales modernes peuvent aussi être expliquées sous l’angle de la transformation du rapport au mariage20. Traditionnellement, le mariage constituait le pivot central de la construction sociale, juridique et symbolique de la filiation. C’est l’alliance matrimoniale qui désignait à l’avance le mari comme le père des enfants que l’épouse mettait au monde (pater

is quem nuptiae demontrant : le père est celui que les noces désignent) : « les droits et les devoirs attachés à la filiation relevaient du mariage, lequel confondait le lien biologique et le lien social » (Segalen 2002 : 64). Deux principes dominaient alors les perceptions occidentales de la

parenté : d’abord le caractère incertain de la paternité (et le recours au mariage pour en déterminer les fondements) et ensuite, le caractère certain de la maternité (Mater semper certa

est) et son inscription dans les faits biologiques de la reproduction. Dans un tel modèle familial,

l’alliance, la filiation, la sexualité et la procréation se conjuguaient en un seul ensemble; le mariage des père et mère permettait à l’enfant issu de ce couple de s’inscrire dans leurs lignées.

20 Irène Théry (1993, 1998, 2007) est sans doute l’auteur qui s’est le plus longuement attardée à la question de la modification du rapport au mariage dans les sociétés contemporaines et de son impact sur les nouvelles formes familiales.

La maternité de la mère entraînait d’office la paternité de son époux et la filiation dans le mariage était indivisible (Cadoret 2006 : 50-51).

Selon Théry, « on ne peut comprendre l’ébranlement contemporain de notre système de filiation

sans le rapporter aux transformations majeures de l’alliance » (2002-b : 215), c’est-à-dire au fait

que le mariage n’est plus le cadre obligé pour la construction d’une famille, mais est plutôt devenu une question de conscience personnelle : « l’union des sexes et la décision de lui donner

un statut officiel, voire durable, sont devenues une affaire de plus en plus individuelle, privée, les sentiments ayant plus de poids que la pression sociale » (Godelier 2004 : 565). Le lien de

conjugalité est ainsi devenu plus égalitaire, mais aussi plus privé et plus contractuel : ce nouveau contrat suppose de penser la vie conjugale comme ‘‘un itinéraire partagé, une conversation continuée sous l’égide de la liberté’’ (Théry 1998).

Cet aspect contractuel des relations conjugales (lui-même issu de la valorisation des notions de démocratie et de liberté) met en évidence l’opposition de plus en plus visible du temps parental et du temps conjugal. Si le temps conjugal est devenu plus incertain, le temps parental, selon Théry (2002) est quant à lui rattaché à l’immuable et à l’inconditionnel. À ce titre, l’auteur ajoute: « En

se personnalisant et s’individualisant, le lien de filiation est devenu ce qu’il n’avait jamais été au temps où les statuts familiaux l’emportaient sur l’actualité de la relation interpersonnelle : l’idéal même du lien inconditionnel et indissoluble » (Théry 1996 : 73). Le principe

d’indissolubilité s’est déplacé de la conjugalité vers la filiation. Ce mouvement est à l’origine de plusieurs changements dans la famille contemporaine : « Si d’un côté on peut souligner le

continuum entre la sphère publique et la sphère privée et que l’on constate toujours plus de logique contractuelle, de logique élective, on constate d’un autre côté que ce continuum ne vaut que pour les adultes et ne concerne pas les enfants » (Singly 2003 : 191).

Ainsi, les nouveaux modes de vie liés à la conjugalité (niveau élevé des ruptures, diminution du mariage et augmentation des unions de fait) ont fait en sorte de rendre la relation parent-enfant indépendante de la relation de couple, ce qui explique que ce soit maintenant davantage l’arrivée de l’enfant (et non le mariage) qui constitue le point de départ de la famille. L’enfant devient ainsi l’objet d’un investissement affectif et éducatif sans précédent et il est d’autant plus reconnu

comme une personne à part entière21 qu’il est considéré comme l’incarnation de la relation de ses parents et comme l’extension de soi-même. En se personnalisant22 et en ‘‘s’affectivant’’, le lien de filiation, contrairement au lien conjugal23, s’affirme davantage comme un lien inconditionnel : la représentation de la famille contemporaine s’est donc organisée autour de la valeur de la ‘‘responsabilité partagée’’ des parents, laquelle ne disparaît pas en même temps que la rupture des liens conjugaux (Ronfani 2006). Ce nouveau contexte filiatif et conjugal s’inscrit dans l’univers social et symbolique de la parenté, mais en raison même du manque de repères collectifs, il tend à être relégué dans l’espace personnel et privé : « Chacun est convaincu que la

formation ou la rupture du couple et la constitution de sa descendance sont une affaire personnelle » (Fine 2001 : 69). Ce sont ces mêmes processus d’individualisation du rapport au

temps et de privatisation du lien familial qui font en sorte que les parents, dans les sociétés occidentales, se conçoivent moins comme le relais d’une chaîne que comme les inventeurs d’une progéniture qui leur appartient en propre24 (Belleau 2004).

Toutes ces transformations progressives de la famille et de la parenté en Occident ont donné naissance à un nouveau type de famille que l’on pourrait appelé ‘‘la famille élective et autonome’’ : « la famille est considérée bien plus comme la réalisation d’un projet personnel,

comme un milieu protecteur de l’enfant ou comme une réunion de personnes en relation

21 En ce sens, la Convention internationale sur les Droits de l’enfant (CIED) en 1989 représente un bouleversement sans précédent dans la représentation de l’enfant auquel on reconnaît dorénavant des droits spécifiques. Cette convention, selon Renaut (2004), témoigne de la force de la dynamique démocratique, une dynamique « dont les

valeurs nous apparaissent comme sacrées et qui finit par englober, dans son déploiement irrésistible, un être humain, l’enfant, que nous nous sommes mis à nous représenter lui aussi comme un semblable » (Renaut 2004 : 69).

22 En qui concerne la personnalisation du lien à l’enfant, mentionnons à titre d’exemple qu’il arrivait dans les familles du Québec traditionnel de perdre des enfants en très bas âge et ensuite de nommer l’enfant suivant du même nom que celui décédé; une telle pratique aujourd’hui susciterait probablement des réactions de désapprobation en raison même du statut unique accordé à chaque nouveau-né.

23 Fossier (2008) souligne d’ailleurs la valeur de plus en plus négligeable de la conjugalité (« le couple n’est plus l’élément fondateur de la famille ») et pense que la ‘‘déjudiciarisation’’ du divorce des époux sans enfant ne devrait pas tarder.

24 À ce sujet, l’attribution du nom dans les sociétés occidentales illustre bien comment les processus d’individuation concernent aussi le rapport entretenu à l’égard de l’enfant et de sa nomination: « Le rôle exclusif des parents dans la

nomination de leur enfant est révélateur de la rupture du processus de transmission […] Aujourd’hui le prénom ne désigne plus l’enfant comme une sorte de réincarnation d’un parent disparu ou à disparaître, ni le nom d’un saint qu’il convient de donner en exemple au petit enfant. Il désigne un individu, une personne à part entière dès sa naissance, objet du désir du couple » (Fine et Ouellette 2005 : 31).

d’intimité et d’interdépendance, que comme une forme instituée d’articulation de l’alliance et de la filiation » (Ouellette 2000 : 61). Par contre, cette ‘‘nouvelle famille’’ s’inscrit tout de même en

sillon de valeurs qui elles, ne sont pas si nouvelles. Ce sont plutôt les défis qu’elle pose qui comportent leurs lots d’imprévus et de nouveauté. La ‘‘fin de la famille’’ annoncée non sans provocation dans les années 1970 (Cooper 1972) n’a donc pas eu lieu, les sociétés euro- américaines assistant plutôt à un processus de transformation des relations familiales : un processus que certains auteurs (LeGall et Martin 1996, Théry 1998) ont nommé plus globalement ‘‘la mutation du lien familial’’ et qui s’inscrirait dans l’affirmation des valeurs démocratiques.

Outline

Documents relatifs