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2.4 L’adoption

2.4.2 Entre le biologique et l’électif

Il est intéressant de constater qu’au même titre que les représentations liées à la parenté, celles liées à l’adoption, dans nos sociétés occidentales, hésitent entre la valorisation des liens de sang et la force de l’électivité. Le milieu de l’adoption entretient donc lui aussi sa part de contradictions entre les liens biologiques d’apparentement et ceux basés sur l’investissement personnel et la volonté. Sur le plan légal, la préférence des sociétés occidentales pour l’adoption plénière trouve son assise dans le modèle généalogique63 basé sur la reproduction sexuée et sur

62 Goody (1982) est la première à proposer une distinction entre adoption et fosterage : le fosterage n’impliquerait pas de changement d’identité, ni même (dans la plupart des cas), de localité géographique. Il s’agit principalement d’une opération réversible dans laquelle les parents gardent une part de droits et de devoirs sur l’enfant concédé. L’adoption quant à elle présente un cadre transactionnel beaucoup plus rigide; le transfert des droits du géniteur au tuteur est définitif et le changement de statut et même d’identité de l’enfant gomme sa première appartenance.

l’exclusivité des liens filiatifs : « Le choix du législateur québécois de ne retenir que l’adoption

plénière reflète le modèle généalogique qui donne sa trame à notre système symbolique de parenté […] Il propose ainsi un idéal familial de consanguinité en définissant la parenté en référence au processus naturel de la reproduction biologique. […] Un tel modèle n’accepte pas les situations de double affiliation et les cumuls d’identité » (Ouellette 2005-a : 115). Par

exemple, l’adoption internationale, dans la majorité des cas, implique pour les adoptants un désinvestissement de la dimension biologique de la parenté puisque l’absence de lien biologique entre le parent et l’enfant est rendue visible par la différence physique. D’autre part, ce type d’adoption continue de préconiser un lien filiatif exclusif : « Cette aisance à remettre en question

la primauté des liens du sang ne signifie cependant pas que ces adoptions se réalisent en marge du modèle familial dominant. Au contraire, les parents adoptifs revendiquent toujours un lien exclusif avec leur enfant » (Ouellette 2005-a : 120).

Le paradoxe principal de l’adoption plénière en contexte occidental repose sur le fait qu’elle met en scène deux tendances contradictoires: d’une part, elle reproduit une logique d’exclusivité calquée sur un modèle de filiation basé sur les liens du sang (l’adoption plénière se trouve à imiter la reproduction biologique). D’autre part, elle omet de prendre en compte que ce sont ces mêmes valeurs liées à l’apparentement biologique et aux liens de sang qui mettent les adoptés dans une position délicate sur le plan identitaire et qui sont à la source de multiples revendications relatives au droit à connaître ses origines (Ouellette 1996). Alors que sur le plan légal, le droit ne reconnaît pour l’instant que cette seule forme d’adoption (qui efface les origines de l’enfant), sur le plan culturel, les liens biologiques sont considérés comme des liens inaltérables et intrinsèques à chaque individu (Homans 2007, Volkman 2005, Bowie 2004). Par le fait même, les familles adoptives se trouvent dans une situation où elles doivent négocier leur position fragile entre deux pôles; entre la différence et la similitude, entre l’absence de lien biologique et la présence de lien affectif64. Encore une fois, cette dialectique demeure

63 Sur le modèle généalogique : « Ce modèle dicte une logique idéale d’établissement des filiations selon laquelle

chaque individu est issu de deux autres individus d’une génération ascendante et de sexe différent qui l’auraient en principe conjointement engendré, ses père et mère» (Ouellette 1998 : 157).

64 Pour pallier à la difficulté que peut représenter le fait d’avoir à inclure un étranger dans la sphère de la parenté, les parents adoptifs ont, selon Howell, recours à une série de mesures qui visent à intégrer l’enfant dans un réseau de parenté plus large. L’auteur désigne ce processus sous le vocale de ‘‘kinning’’, lequel réfère aux efforts mis de l’avant par les parents adoptifs pour faire de leur enfant adopté un apparenté (Howell 2003: 465).

caractéristique des sociétés occidentales; le rapport au biologique et au social est vécu différemment par d’autres sociétés qui ignorent l’aspect binaire de cette équation et privilégient une parenté additive à une parenté substitutive (Collard, Lavallé et Ouellette 2006). Considérant la prépondérance du principe du meilleur intérêt de l’enfant dans les agences d’adoption, Cadoret (2009) se demande si une conciliation des systèmes et des habitus de parenté entre pays donneurs et pays receveurs ne serait pas justement plus adaptée aux besoins de l’enfant et plus respectueuse de ses droits et de son bien-être.

En contexte d’adoption, l’emphase mise sur les relations biologiques et génétiques comporte des enjeux parfois contradictoires. Certes, la génétique valorise l’unité de la nature humaine et accentue l’idée que nous formons une seule et même famille : par contre, savoir que l’on n’est pas directement et biologiquement apparenté à ses parents entretient l’idée d’une parenté fictive (Bowie 2004 : 16). Selon Howell, ces mêmes messages contradictoires peuvent être relevés dans les discours des agences d’adoption: d’un côté, les parents sont invités à passer à travers un ‘‘processus de grossesse’’ qui les mènera à la naissance65 de leur enfant adoptif et d’un autre côté, l’enfant est présenté comme étant le résultat de sa culture d’origine, laquelle se trouve étroitement associée à sa singularité identitaire (2001 : 217). Selon l’auteur, les paradoxes qui entourent l’adoption internationale sont majoritairement résolus par les parents à travers la création de pratiques discursives hybrides (Howell 2001 : 220).

Au cours des dernières décennies, un mouvement social d’acceptation et d’ouverture a fait en sorte d’atténuer le caractère secret et relativement honteux de l’adoption et a permis de situer celle-ci à l’intérieur de nouvelles représentations sociales de la famille et de l’enfant. Tous les cas d’adoption dans les sociétés occidentales actuelles (adoption de l’enfant du conjoint, adoption par des couples homosexuels, adoption internationale, adoption interne) mettent de l’avant des valeurs d’engagement personnel et d’investissement affectif qui tendent à s’éloigner de l’organisation généalogique de la parenté et de la filiation: « Les discours contemporains sur la

famille se désintéressent des enjeux de l’alliance et de la filiation pour se concentrer

65 À ce sujet l’auteur explique comment, en créant une grossesse symbolique, les parents normalisent leur expérience et font comme s’ils partageaient des liens de sang avec l’enfant : « En ce sens, l’adoption confirme tout autant

qu’elle change les paramètres des bases biologiques de la famille et de la parenté. […] Tout indique que les familles adoptives recréent les idéaux inscrits dans les valeurs culturelles des relations biologiques; elles le font consciemment et en accommodant leurs propres besoins » (Howell 2001 : 208).

exclusivement sur les dimensions relationnelles de la ‘‘conjugalité’’ et de la ‘‘parentalité’’ […] La relation adoptive dans laquelle les adoptants s’engagent volontairement est valorisée en tant que choix autonome et poursuite d’un idéal de réalisation personnelle centrée sur un enfant à protéger et à aimer » (Ouellette 2000-b : 332-333). En ce sens, la famille adoptive apparaît

comme la parfaite incarnation de la famille moderne basée sur le choix et l’affection.

La législation, quant à elle, priorise la fiction et reproduit les principes généalogiques; elle transforme radicalement le statut de parenté de l’enfant et reproduit les signes de la relation biologique en inscrivant la nouvelle filiation de l’enfant dans un cadre d’exclusivité. En ce sens, elle rend impossible la distinction de la famille adoptive; le caractère construit de la famille se trouve effacé et l’enfant adopté, sur le plan légal, est associé à ses parents adoptifs comme s’il était leur enfant biologique. Paradoxalement, l’importance de la nature est rendue visible par le copiage du ‘‘comme si engendré’’ et par les efforts déployés pour faire disparaître le parent naturel. Ainsi, l’insistance sur l’idée que la nature peut être dépassée par la parenté adoptive a fait en sorte, selon Modell, de rendre le ‘‘biologique’’ encore plus présent aux yeux des participants à l’adoption (2002 : 186). Malgré la persistance de l’adoption plénière, celle-ci étant la seule forme d’adoption légalement reconnue (pour l’instant) au Québec et dans plusieurs pays occidentaux66, les pratiques liées à un type d’adoption plus ouverte se multiplient et gagnent en crédibilité : « l’adoption ouverte vise le maintien de certains liens ou contacts post-adoption, de

quelque nature que ce soit, entre l’enfant et sa famille biologique » (Goubau et Ouellette : 2006 :

20).

Selon Goubau (2000), plusieurs phénomènes ont contribué à cette tendance vers un modèle d’adoption davantage conçu comme un projet concerté : la diminution considérable du nombre d’enfants adoptables et le renversement dans l’équilibre des pouvoirs67; la reconnaissance de

66À titre d’exception, mentionnons le cas de la France, pays dans lequel l’adoption plénière côtoie l’adoption simple (reconnaissance d’une double filiation). Dans un livre intitulé L’enfant, sa famille et les institutions de l’adoption.

Regard sur le droit français et québécois de l’adoption, Lavallée (2005-a) présente une comparaison détaillée du

droit en matière d’adoption dans les deux pays.

67 En ce qui a trait au renversement de l’équilibre des pouvoirs, mais dans une perspective plus précisément centrée sur l’adoption internationale, il semble pertinent de noter que l’arrivée à l’âge adulte de milliers d’adoptés internationaux risque à son tour de forcer de nouveaux questionnements. Cette nouvelle situation est d’ailleurs abordée par Cherot (2009): l’auteur s’est intéressée à l’activisme de la communauté des adoptés vietnamiens aux Etats-Unis (nés durant la guerre du Vietnam et adoptés par des couples américains), lesquels revendiquent le droit de

l’importance des questions identitaires dans le cadre de l’adoption et l’idée que le secret est destructeur pour l’enfant; le fort mouvement social en faveur du droit à la connaissance de ses origines et la préoccupation généralisée pour l’intérêt de l’enfant. Selon Modell (2002), l’adoption ouverte68 permet un transfert d’enfant plus équitable qui lie les adultes dans un engagement réciproque basé sur l’échange et la rencontre et qui respecte le droit des enfants à connaître leur histoire. Chose certaine, l’adoption ouverte défie les conceptualisations traditionnelles de la famille et de la parenté et remet directement en question les principes d’anonymat et de confidentialité qui ont accompagné l’institution de l’adoption au cours du dernier siècle : « L’enjeu de la reconnaissance légale des ententes d’ouverture est important car

cela revient à admettre que la rupture totale des liens, fondement de l’adoption plénière, peut être mise en question » (Goubau 2000 : 84). Dans la pratique, certaines ententes prises entre les

participants à l’adoption vont dans le sens de l’ouverture et du maintien de certains liens69. Par contre, la loi, fondée sur les principes de l’adoption plénière, ne reconnaît pas juridiquement les engagements entre partis: « Les pratiques actuelles d’adoption ouverte mettent en lumière l’écart

considérable qui existe entre la réalité concrète de l’adoption et les normes juridiques qui l’encadrent » (Goubau et Ouellette 2006 : 25)

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