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2.1 Regard sur l’anthropologie de la parenté

2.1.2 Les conceptualisations contemporaines de la parenté

Outre les critiques de Schneider, un ensemble d’autres facteurs a aussi contribué à la mutation de l’étude de la parenté : l’irruption de l’histoire dans le champ de l’anthropologie, le choc idéologique que provoque le courant de la sociobiologie, le développement d’une critique féministe dans les sciences sociales et les nouvelles techniques de procréation médicalement assistée (Zimmerman 1993 : 37). Ainsi, dès le milieu des années 1990, on assiste à un renouveau dans les approches de la parenté et à l’apparition de nouvelles directions théoriques, particulièrement aux États-Unis et en Grande-Bretagne (Carsten 2000-a; 2004; Finkler 2000; 2001; Franklin 2003; Franklin et McKinnon 2001; Holy 1996; Parkin 1997; Stone 2001; Strathern 1992-a; 2005; Weber 2002, 2005 ; Weston 1991 ; Porqueres i Gené 2009). L’objet ‘‘parenté’’ devient la cible de nouvelles interrogations qui participent à sa revitalisation et à son repositionnement global : « l’objet classique des études en parenté tend à glisser vers le passé,

tandis que son objet présent se déplace vers les transformations subies » (Collard 2000 : 636),

c’est-à-dire que l’approche aujourd’hui privilégiée par l’anthropologie de la parenté tente de tenir compte simultanément de la biologie, de la reproduction, de l’individualité, du genre et des changements idéologiques et historiques qui leur sont liés. Peletz (1995) note aussi une tendance chez les anthropologues, au cours de ces mêmes années, à se tourner vers leurs propres sociétés pour consolider des arguments comparatifs et théoriques relevant du champ reconstitué de la parenté (1995 : 362). Une tendance qui s’explique aussi en partie par les transformations profondes que connaissent la famille, la parenté et le mariage en contexte occidental et qui posent de nouveaux défis à l’anthropologie (Stone 2004 : 331). Dans l’ensemble des nouvelles directions proposées, le débat entre biologie et culture, si central à la discipline, persiste mais se complexifie : « pour être signifiant comme concept, la parenté doit être comprise comme une

notion spécifiquement culturelle de relation dérivant du partage de substances corporelles ou/et spirituelle et de sa transmission »6 (Holy 1996 : 171).

Dans le but d’instaurer une ouverture au fait de l’apparentement et ainsi se distancier de définitions pré-établies qui supposent que les relations généalogiques et biologiques sont nécessairement les plus importantes dans la définition de la parenté, Carsten, par exemple, préfère utiliser le terme de ‘‘relatedness’’ en opposition à celui de parenté (Carsten 2000-a). Selon l’auteur, la notion de ‘‘relatedness’’ permet de comprendre différemment comment l’apparentement est formé de multiples composantes (procréation, substance, nourriture, cohabitation, émotion) dont les combinaisons laissent poindre la possibilité de nouvelles significations au fait d’être apparenté7. Dans l’exemple des Inupiat d’Alaska rapporté par Bodenhorn (2000), l’apparentement est central dans la vie sociale du groupe, mais ne repose pas de manière immuable sur le lien biologique; les liens créés avec les parents par le fait de la naissance ne sont pas déterminants en eux-mêmes et la valeur de l’apparentement se trouve surtout liée au fait d’additionner les relations au cours de sa vie. On se trouve ainsi devant un type d’apparentement qui est constamment en construction et dans lequel la naissance ou la procréation ne peuvent à eux seuls déboucher sur un ordre naturel donné.

Ainsi, plusieurs auteurs contemporains en parenté cherchent à démontrer que l’apparentement ne peut être restreint à des facteurs biologiques et que l’inclusion d’une personne à un groupe d’appartenance nommé ‘‘parent’’ ou ‘‘famille’’ est tributaire d’une diversité de facteurs comme la résidence, l’accès à la terre, la participation, la proximité géographique ou émotive (Edwards et Strathern 2000 : 157). Par exemple, chez les Hua de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, la reproduction est le résultat du mélange entre semence et sang menstruel et n’est pas perçue comme un acte physique concret aboutissant à la naissance. La représentation de l’apparentement est axée sur l’échange et le mélange des substances : un groupe de parenté est un groupe qui partage la même substance (nu), laquelle réfère à l’engendrement, mais aussi à la

6 L’auteur ajoute: « Ainsi, dans les sociétés occidentales et dans d’autres, cela pourra être considéré comme le

processus de reproduction sexuelle; pour d’autres cultures, cela pourra être perçu comme résultant du partage de nourriture, du logis, de la terre ou autre » (Holy 1996 : 171).

7 Cette même auteur, dans un article précédent (Carsten 1995) montre comment l’apparentement chez les Malais est issu autant des liens de procréation que des gestes quotidiens liés au partage de la nourriture et au fait de vivre dans la même maison. Plus globalement, ces différents liens s’inscrivent dans la logique du partage des substances.

cohabitation et au partage de nourriture (Holy 1996 : 161). En ce sens, la parenté n’est pas seulement appartenance reconnue ou revendiquée, elle est aussi relation, réseaux, segments discontinus et liens électifs, d’où l’importance de considérer, au-delà du lien biologique et du lien juridique, la parenté quotidienne, soit celle « qui désigne les liens créés par le partage de la vie

quotidienne et de l’économie domestique dans leurs dimensions matérielle et affective » (Weber

2005 : 21).

Ancrées dans une vision de la parenté qui cherche à dépasser la dualité biologique / social, certaines approches ne renoncent pas à l’utilisation du concept de biologie (considérant l’importance de celui-ci dans la définition de la parenté en Occident), mais l’utilisent essentiellement dans le but de questionner les frontières perméables et les limites floues que les relations entre le biologique et le social supposent : « il apparaît de plus en plus clair que non

seulement ce que nous désignons sous le terme de biologie est plus riche et plus diversifié que ce que l’on croyait, mais aussi que ce qui compte comme codes de parenté s’est transformé historiquement de manière significative » (Franklin et McKinnon 2001 : 11). L’intérêt des

auteurs est alors moins de distinguer ce qui peut être qualifié de ‘‘biologique’’ ou de ‘‘social’’ que de s’attarder au pouvoir imaginatif de leur intersection et de leur mise en application quotidienne (Edwards et Strathern 2000). Dans l’imaginaire européen (et américain) de la parenté, « le ‘‘naturel’’ et le ‘‘social’’, le ‘‘donné’’ et l’‘‘acquis’’ ont besoin l’un de l’autre pour

fonctionner. L’un sert de faire-valoir à l’autre, mais ce que chaque domaine comprend est imprévisible » (Edwards 2009 : 307).

Dans After Nature: English Kinship in the Late Twentieth Century (1992-a), Marilyn Strathern analyse les représentations liées à la parenté dans la société britannique. Elle soutient que la parenté met en lien ‘‘relations naturalisées’’ et ‘‘formes culturelles’’ et qu’elle se déploie dans ces deux directions, c’est-à-dire entre le naturel et le culturel, entre l’inné et l’acquis. Selon Strathern, les trois points d’articulation sur lesquels reposent l’idée de parenté dans les sociétés modernes sont l’individualité, la variation et le fait que l’engendrement est le résultat égal de deux individus (Akesson 2001). Ainsi, la base symbolique de la parenté euro-américaine demeure ancrée dans le domaine des faits naturels (dans une conception biogénétique) et la pierre

angulaire de la parenté repose sur le processus procréatif8 : dans les sociétés occidentales, c’est d’abord l’acte de procréation qui établit les liens d’apparentement et qui créent de la parenté (Strathern 1995). Chaque être humain qui naît reçoit un héritage biologique qui lui vient autant de son père que de sa mère, même si le mélange génétique qu’il incarne est complètement nouveau et unique. En ce sens, « les gènes font de chaque individu quelqu’un d’unique tout en le liant à

plusieurs proches » (Strathern 2005). Selon elle, la nature, en tant que modèle dominant des

sociétés euro-américaines, influe sur la manière dont une personne comprend les significations et les productions de la parenté : « Les idées au sujet de la parenté offrent une théorie sur la

relation de la société humaine au monde naturel. Ces relations incorporent aussi d’autres idées sur le passage du temps, sur les relations entre les générations et sur le futur » (Strathern 1992-

b : 5). Cette prédominance du ‘‘naturel’’ illustre aussi comment la parenté dans les sociétés euro- américaines est étroitement liée aux caractéristiques culturelles spécifiques de la biologie et de la reproduction. L’auteure reconnaît d’emblée que la parenté implique des éléments reproductifs, mais ce qui retient son attention, c’est surtout comment les idées qui circulent au sujet de la reproduction contiennent un savoir populaire sur les relations entre la nature et la culture et comment ces mêmes relations se trouvent articulées avec les grands thèmes de la modernité (Strathern 1992-a). Strathern soutient également que la parenté met en scène différentes idées (des idées sur la nature, sur la société, sur l’individu) et qu’il revient à l’anthropologue de découvrir et d’analyser ‘‘ces idées qui contiennent d’autres idées’’, lesquelles ne sont pas toujours explicitement exprimées et clairement évoquées par les acteurs : « Les associations

naturelles signifient que les idées sont toujours énoncées dans un environnement qui impliquent d’autres idées, dans des contextes déjà occupés par d’autres pensées, d’autres images » (1992-

b : 6).

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