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4.2 L’infertilité : « un enfant si je veux, quand je veux mais si je peux »

4.2.3 Les préjugés liés à l’infertilité

Parce que les anciennes sociétés ne savaient pas comment expliquer la conception ou encore l’incapacité à enfanter, l’infertilité était alors interprétée comme un acte de Dieu ou comme le

résultat d’un péché. Dans la Bible, la femme sans enfant inspire le tragique et l’incomplet; les épouses stériles sont comparées à des champs sans récoltes ou encore à des arbres sans feuilles (Spar 2006 : 7). Et au-delà de ces images, ce sont toujours les femmes qui sont tenues responsables de leur sort. Ainsi, pendant des milliers d’années et pour des millions de femmes, la stérilité est demeurée un état silencieux et irrévocable, une condition honteuse.

La plupart des couples interviewés hésitent à affirmer l’existence de tabous ou de préjugés envers l’infertilité et la stérilité. L’infertilité n’est plus une source de stigmatisation sociale et, les progrès médicaux aidant, elle a aussi cessé d’être strictement associée à la femme. D’ailleurs, il semble que l’infertilité masculine ait largement dépassé l’infertilité féminine au rang des tabous et de l’ébranlement des identités de genre : « Mais ce que je pense par rapport aux tabous, c’est

que quand c’est l’homme qui vit l’infertilité, c’est plus difficile à accepter que la femme. Comme moi, ma sœur, c’est son conjoint qui est infertile, et lui au début, il ne voulait pas nous le dire et il ne voulait pas le dire à sa famille non plus. Même ses amis ne sont pas au courant, lui il ne veut pas en parler » (Marie-Claire). En effet, du côté masculin, la virilité demeurant fortement

associée à la capacité reproductive, l’impossibilité de procréer attaque plus directement l’identité masculine:

Q: Sinon, diriez-vous que c’est un certain tabou l’infertilité?

H : Oui, je pense que oui. Oui, parce que tu as toujours le: ‘‘Moi, je suis un homme, moi je suis capable!’’ C’est le côté de la virilité surtout pour l’homme. Côté féminin, je l’ai moins perçu, je ne sais pas, côté féminin… on en a parlé un peu, mais sinon, mon milieu à moi, c’est des fans de hockey, des groupes de gars, etc. (Alain).

Socialement, le sperme représente plus qu’un simple matériel reproductif et qu’une semence essentielle à l’enfantement, il symbolise la performance masculine tous azimuts : « Il est bien

difficile pour un couple de devoir faire face à la stérilité d’un des partenaires et cela est encore plus vrai pour l’homme qui vit toujours plus ou moins l’association symbolique entre infertilité et impuissance sexuelle » (Delaisi de Parseval 2002 : 279). C’est ce constat qui a d’ailleurs amené

L.J. Moore à qualifier le sperme de ‘‘man’s most precious fluid’’ (Moore 2007). Dans un article intitulé “The Threatened Sperm: Parenthood in the Age of Biomedecine”, S. Lundin (2001) aborde la question des difficultés identitaires liées à la stérilité masculine et montre comment le sperme ‘‘non performant’’ de l’homme infertile est symboliquement associé à une réduction de la virilité et à une sexualité atrophiée. Le sperme pose l’inévitable connexion entre sexualité, reproduction et masculinité : « c’est dans cette inévitable connexion entre sexualité et production

d’un enfant que l’image de l’homme est modelée. C’est là que s’établit la connexion physique incontournable entre sexualité et masculinité » (Lundin 2001 : 146). Parallèlement, les

commentaires de l’entourage amenés sous formes de ‘‘blagues’’ concernent dans presque tous les cas la capacité sexuelle de l’homme, ou encore celle du couple, mais jamais seulement celle de la femme:

C’est sûr que tu te fais faire plein de jokes niaiseuses du genre ‘‘peut-être que vous ne savez pas comment faire!’’ ou ‘‘t’as juste à dire à ton chum de se forcer et ça va marcher’’… des conneries de même. Parce que les gens, ils veulent traiter ça à la légère, mais ils ne savent pas que toi, dans le fond de toi, tu le vis pas mal plus dur (Josée).

C’est toujours: quelqu’un va te dire: ‘‘T’as juste à me le dire Alain, je vais y aller avec ta femme, je vais te montrer comment!’’ Toujours des commentaires niaiseux qui se font. Mais ça, c’est beaucoup plus masculin que féminin (rires). Les gens ne réalisent pas que ça peut toucher vraiment, que ça peut affecter. Ce n’est pas pour mal faire, c’est en blague, mais au point où nous étions rendus, nous ne trouvions plus ça drôle. À ce moment-là, tu te dis qu’il y a peut-être des préjugés. En arrière de ces jokes-là. Ça vient de quelque part (Alain).

La plupart des gens ne comprennent pas. Combien de fois, à la blague, on s’est fait dire: ‘‘Ben voyons dont, moi j’en ai fait 3 à ma blonde. Viens, je vais te pogner juste un soir et je vais t’en faire un! Ton chum n’a pas le tour!’’ Je me dis qu’il y en a qui ne comprennent pas bien… même si c’est à la blague (Laurence).

Dans l’ensemble, les idées préconçues liées à l’incapacité d’enfantement ne sont donc pas disparues: elles persistent et concernent la plupart du temps soit le manque de vigueur sexuelle (particulièrement masculine) ou encore l’état psychologique du couple (comme le stress, la fatigue) :

Il y en a qui me disaient que j’étais trop stressée et de vendre le restaurant. Mais qu’est-ce que tu veux que l’on fasse pendant ce temps-là, on ne va pas rester assis sur notre derrière! Il y en a plein qui jugent… c’est sûr que ça nous faisait quelque chose parce que, oui nous sommes stressés, mais la vie roule comme pour tout le monde et c’est sûr que nous voulions réussir dans notre vie professionnelle aussi. Nous avions des buts à atteindre et oui, c’est vrai qu’en restauration, ce n’est pas facile, mais il y a des architectes qui font la même chose, il y a du monde dans tous les domaines et ils ont des enfants quand même! (Odile)

Il y a toujours quelqu’un dans ta famille qui dit ‘‘Coup donc, qu’est-ce qu’elle a? C’est bizarre, ça ne marche pas? T’es-tu faite vérifier? C’est peut-être Charles?’’ Mais Charles s’était fait vérifier, il avait fait les tests. Parce qu’à un moment donné, on a dit ‘‘ça pourrait être lui’’. Mais non, Charles était ben correct. Et là ils me disaient: ‘‘Tu dois être trop stressée!’’ Non, je ne suis pas stressée. C’est vrai que je suis de nature très… je fais mille et une choses, mais je me disais : ‘‘Voyons!’’ (Suzanne).

Les femmes sont plus nombreuses que les hommes à s’être fait dire qu’elles y pensaient trop, qu’elles devaient décrocher, faire autre chose et qu’un moment donné, la cigogne allait passer.

Quoique la vision des causes de l’infertilité demeure ancrée dans le corps (fluide pour l’homme, état psychologique pour la femme), il reste que les facteurs physiologiques et les problèmes physiques potentiels (endométriose, kystes ovariens, trompes ou canaux bouché(e)s), sont peu connus par l’entourage et par le fait même, très peu soulevés pour expliquer l’infertilité.

Par contre, hier comme aujourd’hui, l’infertilité demeure largement associée à la sexualité et en ce sens, elle relève symboliquement de la sphère privée et intime. Par conséquent, et ce à plusieurs égards, elle se déploie et se vit dans la discrétion et le secret. Ainsi, plusieurs couples mentionnent qu’ils n’ont jamais parlé ouvertement à leur entourage de leurs problèmes d’infertilité et que peu de gens étaient au courant de leurs démarches médicales : « Nous, quand

on a eu notre première insémination, il y a un de nos couples d’amis qui était au courant. Nos familles n’étaient pas au courant. Pour nous, c’était surtout l’idée que ça ne regarde pas personne. Si ça marche c’est correct, et si ça ne marche pas, on ne veut pas avoir de compte à rendre… On n’avait pas le goût de vivre ça. C’était personnel. Tabou? Non. Je ne pense pas »

(Geneviève). Par exemple, certaines femmes confirment qu’elles n’ont pas abordé ce sujet dans leur milieu de travail et qu’elles s’organisaient autrement pour justifier leurs absences: « Quand

tu vas aux inséminations, t’annonces pas ça au bureau où tu travailles ‘‘aujourd’hui je vais me faire inséminer!’’ Il faut toujours que tu te trouves une défaite pour être capable de partir. Mais quand ça arrive à tous les mois, il y en a qui se posent des questions » (Zoé). Les propos de

Jeanne (ci-dessous) sont similaires, mais vont plus loin; ils montrent comment les problèmes d’infertilité, d’abord confinés dans le secret et l’inconnu, sont vécus différemment lorsqu’ils sont partagés avec d’autres personnes qui vivent une situation semblable. L’infertilité cesse alors d’être vécue comme une condition marginale et devient un phénomène plus commun aux yeux du couple. D’ailleurs, plusieurs des participants ont mentionné connaître un nombre grandissant de couples éprouvant des difficultés de conception: « La première fois que je me suis faite opérée

pour mon endométriose, écoute, j’ai fait passer ça pour des kystes, j’ai dit que j’avais des kystes qui avaient explosé dans le ventre. Ça ne se disait pas, et je n’avais personne autour de moi. Puis je l’ai dit à une personne et cette personne m’a référée à quelqu’un d’autre qui avait eu le même problème, puis d’un coup, je me suis rendu compte qu’autour, il y avait de plus en plus de couples comme nous » (Jeanne).

Les préjugés ou les idées préconçues vis-à-vis de l’infertilité n’ont pas forcément disparu, mais se sont plutôt déplacés: certes, les couples qui n’arrivent pas à concevoir d’enfant ne sont plus stigmatisés ou diminués socialement. Les femmes, longtemps considérées comme les seules coupables de l’infertilité ou de la stérilité du couple, n’ont plus à vivre dans la honte. Notons également que la multiplication des familles reconstituées a pour effet de rendre l’infertilité moins visible, un constat d’ailleurs relevé par un des participants : « Mais il y a encore des

préjugés dans la société face à ça (face au fait de ne pas avoir d’enfants). Ils sont moins évidents. Aujourd’hui, c’est difficile à suivre parce qu’avec les familles reconstituées, c’est difficile de voir si une femme a des enfants, ce ne sont peut-être pas les siens. Fait que ça, ça change aussi le jugement » (Jérôme). Par contre, l’incapacité reproductive d’un couple continue de susciter des

commentaires qui relient spontanément reproduction et performance sexuelle. De plus, il semble que ce soit surtout l’impossibilité d’accéder au statut de parent (conséquence directe de l’infertilité) qui affecte le plus directement la vie des hommes et des femmes concernés, la norme sociale étant de faire des enfants après une certaine période de vie commune4. Ainsi, plusieurs participants mentionnent s’être lassés des questionnements liés à leur situation de couple sans enfant :

Les gens ne sont pas conscients de ce que les couples vivent, ils pensent que c’est facile de devenir enceinte. Ils disent que j’y pense trop : ‘‘Tu es trop stressée!’’ C’est sûr que tu reçois aussi des come-back du genre: ‘‘Ah, vous n’avez pas d’enfants encore?’’ mais dans le fond, ce n’est pas juste avec l’infertilité, on le sait que c’est pareil avec les couples qui décident de ne pas avoir d’enfant. C’est plus de la frustration qu’on vit socialement, mais je ne peux pas dire que nous sommes victimes de préjugés (Danielle).

Par contre, sur le plan social, le caractère prétendument incontournable de la parentalité demeure questionnable: d’un côté, l’idéologie pro-nataliste incarne la croyance que la valeur sociale d’une personne est liée à la procréation et continue de lier l’identité de l’homme et de la femme à leur capacité reproductrice (Parry 2005 : 277). De l’autre, les rôles disponibles pour les femmes se sont multipliés au cours des cinquante dernières années et avoir ou ne pas avoir d’enfants dans la société occidentale est d’abord perçu, selon Balen et Inhorn (2002), comme un choix personnel, un projet de vie égal à celui, par exemple, de se bâtir une carrière professionnelle. Selon ces mêmes auteurs, cela a aussi contribué à rendre le désir d’enfant profondément personnel et, par le fait même, à enchâsser l’infertilité dans un contexte marqué par l’individualisme, la liberté de

4 Voir la section 4.2.4-c) intitulée ‘‘Situer l’infertilité dans un espace social’’ dans laquelle il est justement question des cadres sociaux dans lesquels s’inscrivent le vécu et l’expérience de l’infertilité.

choix et le contrôle de sa propre vie. Cette situation favorise le repli du couple sur lui-même (le désir d’enfant s’inscrit et se vit dans la sphère conjugale) et contribue parallèlement à une moins grande implication de l’entourage dans l’expérience de l’infertilité vécue par le couple et, conséquemment, à une moins grande compréhension. Par exemple, la plupart des couples interrogés dans la présente recherche considèrent que l’expérience de l’infertilité concerne d’abord le couple et ils avouent ne pas avoir parlé ouvertement à leur entourage des essais et démarches médicales entreprises pour avoir un enfant5.

Certes, l’enfant, et plus largement le fait de ‘‘faire famille’’, continuent d’être socialement valorisés; par conséquent, la pression de ‘‘normalisation’’ qui s’exerce sur les couples n’a pas totalement disparue. Par contre, d’autres facteurs interviennent et influencent à leur tour les définitions et les représentations de la famille et de l’enfant: c’est le cas, par exemple, de l’implication des femmes sur le marché du travail, des recompositions familiales ou encore de la tendance à situer l’espace familial dans un cadre plus individualiste et à considérer l’enfant comme une source de réalisation et d’épanouissement personnels.

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