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2.2 La famille en Occident

2.2.4 Le désir d’enfant

Qu’il s’agisse de renouveler la chaîne de la vie, de défier l’inexorabilité du temps qui passe, d’assurer la pérennité du nom et de la lignée ou encore de répondre aux standards sociaux, le désir d’enfant et sa réalisation (ou sa non-réalisation dans le cas de l’infertilité) ne peuvent être abordés et compris que dans un effort de mise en relation avec le cadre social dans lequel ils s’inscrivent. Les approches anthropologiques actuelles la parenté en Occident insistent sur l’idée que nos représentations de la parenté et de la filiation, et plus particulièrement notre tendance à associer spontanément celles-ci à l’engendrement, est d’abord une particularité culturelle : « la

parenté est un domaine conceptuel dans lequel les Euro-américains mettent en évidence les aspects relationnels de leur vie, et spécifiquement les relations constituées à travers la procréation » (Strathern 1999 : 27). Divers phénomènes historiques et idéologiques participent

cependant à la redéfinition de la parenté et de la famille dans les sociétés occidentales; le recul du mariage comme cadre obligé de la conjugalité et de la procréation, la transformation des rapports de genre et la valorisation de l’enfant, celui-ci occupant désormais une place centrale dans la famille : « nos sociétés capitalistes et démocratiques ont vu progressivement changer le rapport

des individus à la sexualité, les relations entre les sexes et la place de l’enfant » (Martial 2005 :

158). Par conséquent, la parenté ne fait plus seulement descendre l’échelle des générations de l’ancêtre vers l’enfant, mais tend aussi à faire remonter cette échelle de l’enfant vers l’ancêtre : « une conception nouvelle de l’apparentement s’installe sous nos yeux, dans laquelle on est

apparenté non plus seulement par des ascendants communs, mais aussi par des descendants communs » (Collard 2005-c : 156). Ces phénomènes s’inscrivent dans un cadre historique précis,

celui de la modernité, marqué par la promotion de l’égalité et de la liberté individuelle, des valeurs qui rendent propices la revendication de multiples droits et la multiplication des formes familiales (familles recomposées, monoparentales, homoparentales). Le mouvement de libération sexuelle qui a traversé l’ensemble du monde occidental à la fin des années 1960 et au début des années 1970 a donc lui aussi transformé en profondeur le registre des relations intimes entre hommes et femmes et a eu un effet notable sur les représentations liées à l’enfant et à l’enfantement.

Les explications au désir d’enfant sont variées et la définition même du désir d’enfant est largement tributaire de l’angle disciplinaire privilégié. En psychanalyse, le désir d’enfant est

d’abord compris comme un produit du désir inconscient « lié à des signes infantiles

indestructibles » (Freud 1895 - cité par Cailleau32 2005) ou encore comme « la traduction

naturelle du désir sexuel dans sa fonction collective d’assurer la reproduction de l’espèce et dans sa fonction individuelle de transmission de l’histoire personnelle et familiale » (Bydlowski 1997 :

139 - cité par Cailleau 2005). D’un point de vue biologique et médical, le désir d’enfant s’inscrit dans les structures mêmes du vivant : « Le propre du vivant consiste dans la possibilité de se

reproduire […] Le désir d’enfant assure la conservation, la perpétuation de caractères héréditaires : par là même, l’individu évite son entière disparition, c’est-à-dire la mort »

(Dagonet33 2003 : 4).

D’un point de vue sociologique et anthropologique, le désir d’enfant est davantage abordé comme le résultat de changements historiques et de transformations idéologiques. Dans plusieurs sociétés, la volonté d’enfantement représente un désir éminemment social qui s’apparente d’abord au devoir de procréation et à l’obligation sociale de perpétuer l’existence des ancêtres : « Il semble qu’il s’agisse davantage d’un désir de descendance et d’un désir d’accomplissement

plutôt que d’un désir d’enfant, et de la nécessité d’accomplir un devoir envers soi-même et la collectivité plutôt que la revendication d’un droit à posséder » (Héritier 1985 : 10). En ce sens,

‘‘le désir d’enfant’’ varie selon les contextes historiques et culturels et son déploiement ne se fait pas toujours de la même manière et selon les mêmes critères de motivation. Plusieurs facteurs interviennent conjointement pour exacerber le désir d’enfant dans les sociétés occidentales contemporaines, le principal facteur étant sans doute la contraception. La venue au monde de l’enfant, en plus d’être la plupart du temps planifiée, est plus que jamais discutée et réfléchie au sein du couple; non seulement l’aléa dans la reproduction n’est plus la norme, mais le caractère imprévisible de certaines grossesses s’en trouve fortement dévalorisé. La remarquable efficacité de la maîtrise de l’ensemble des processus reproductifs ne signifie pas que la régulation soit parfaite: « L’exigence d’une bonne programmation (‘‘l’enfant quand on le veut’’) qui était

d’abord comprise comme ‘‘pas de grossesse avant qu’on le souhaite’’ signifie aussi de plus en plus souvent ‘‘pas de conception retardée quand on a décidé d’avoir un enfant’’ » (Leridon

32 Cailleau est psychologue et psychothérapeute. Elle enseigne à l’Université Libre de Bruxelles et est consultante dans une clinique de procréation médicalement assistée à Bruxelles.

2003 : 32). L’impatience née d’un désir de conception qui ne se concrétise pas contribue largement à la mise en évidence et à l’exacerbation du désir d’enfant.

Dans une enquête de type biographique dans laquelle il interroge les processus objectifs et subjectifs menant au désir d’enfant chez deux groupes d’adultes en France, Le Voyer (2003) dressent certaines ‘‘dynamiques typiques des déterminants actuels du désir d’enfant’’. Selon lui, le désir d’enfant fait l’objet de multiples représentations qui « combinent une prise en compte de

l’air du temps, des calculs rationnels, mais aussi des symboles et fantasmes attachés à la filiation » (2003 : 39). La stabilité du couple, le désir de vivre pleinement le début de l’âge adulte

et la nécessité d’avoir une situation professionnelle bien établie sont tous des facteurs qui interviennent dans la concrétisation du désir d’enfant. Il semble donc, qu’à plusieurs égards, la période marquée par le désir de concevoir un enfant dépende autant de facteurs sociaux que de facteurs biologiques. Pour illustrer cette situation, Charton (2009 a-b) propose la notion de ‘‘biosociologie du temps’’, laquelle renvoie aux concepts de temps biologique et de temps social. Le temps biologique se définit comme « la variation périodique ou cyclique d’une fonction

particulière d’un être vivant, et par son amplitude » alors que le temps social concerne « la constitution sociale du temps et les différents modes d’organisation de l’existence des individus »

(Charton-b 2009: 213-214). Selon l’auteur, le temps de la maternité dépendrait de trois types de temporalités; « du temps biologique qui fixe les potentialités et les limites de la procréation » ; du temps du ‘‘choix’’, c’est-à-dire « des significations que revêt un désir d’enfant/une naissance

dans un parcours de vie » ; et du temps biographique dans lequel « s’organisent et interagissent les parcours conjugal, familial et professionnel » (Charton 2009-a : 10).

Yonnet (2006), dans un ouvrage intitulé ‘‘Le recul de la mort. L’avènement de l’individu

contemporain’’, soutient que c’est d’abord la baisse prononcée de la mortalité infantile et de la

mortalité maternelle qui ont permis l’avènement de l’enfant du désir, duquel résulterait une nouvelle psychologie de l’enfance. Le recul de la mort (et sa concentration dans un seul groupe d’âge, celui des individus vieillissants) et l’apparition de l’enfant issu du désir d’enfant ont profondément modifié selon l’auteur, le rapport que les êtres humains entretiennent avec l’existence, la vie et la mort.

La rupture entre conjugalité et filiation, la prépondérance de l’idéologie du choix jusque dans la sphère de la parenté, les revendications liées à la reconnaissance de la parentalité s’inscrivent dans un contexte où le statut de l’enfant et les représentations qui le caractérisent se trouvent eux aussi radicalement transformés (Dekeuwer-Defossez 2006; De Queiroz 2004; Singly (ed) 2004; Renaud 2004; Ronfani 2006). La conception de l’enfant comme personne à part entière suit le mouvement plus général de démocratisation et de reconnaissance des droits individuels dans les sociétés occidentales: « Le droit des individus à devenir eux-mêmes constitue la croyance

centrale de la seconde modernité qui s’impose à partir des années 1960 […] cette croyance d’un enfant doté d’une nature spécifique et originale est indissociable du développement de l’individualisme » (Singly 2004 : 20-21). Pourtant, le statut attribuable à l’enfant demeure source

de désaccords, ou du moins de questionnements, le défi principal étant, selon Bluedond-Langer et Korbin (2007), de trouver des cadres conceptuels qui reconnaissent tout autant la vulnérabilité de l’enfant que son agencéité, c’est-à-dire des cadres qui tiennent compte de sa capacité d’interpréter le monde et d’agir sur lui, mais aussi de son besoin de protection.

Ce mouvement de valorisation de l’enfant et de l’enfance doit aussi être situé dans son contexte historique plus récent. Les années 60 et 70 sont les témoins d’une véritable révolution dans le registre privé et intime de la sexualité et de l’enfantement : « Il est question, aux lendemains de

1968, de la libération sexuelle des hommes et des femmes, de la libre disposition de son corps, d’ ’’un enfant si je veux, quand je veux’’ » (Gavarini 2001 : 206). Avoir un enfant implique

désormais une démarche de choix et de planification dans la mesure où les parents décident eux- mêmes du moment d’enfanter : l’arrivée d’un enfant dans la famille est de moins en moins subie et de plus en plus désirée. Dans les sociétés contemporaines, l’enfant, loin de représenter une main d’œuvre gratuite ou une sécurité, est plutôt entrevu en termes de support identitaire et d’accès à l’épanouissement. Les arrangements après divorce rendent d’ailleurs manifeste le fait qu’aujourd’hui, l’enfant est d’abord l’expression d’un désir des parents : « aujourd’hui, deux

individus autonomes décident éventuellement d’en appeler un troisième à la vie. On est passé du besoin d’enfants au désir d’enfant » (Tahon 1995 : 125).

Entre désir d’enfant, droit à l’enfant et besoin, les frontières sont minces et mouvantes: si le désir réfère à une forme de quête (il est ce qui nous meut), le besoin de son côté s’inscrit dans une

logique de nécessité (Dayant et Trouvé 2003). Or, les couples infertiles tendent à définir l’infertilité comme une maladie et considèrent le fait d’avoir un enfant comme un besoin (viscéral et biologiquement inscrit dans l’être). De son côté, la FQPN (Fédération québécoise pour le planning des naissances) considère que la reconnaissance de l’infertilité comme une maladie comporte le risque de voir s’établir une sorte de droit à l’enfant: « Certaines personnes

considèrent l’infertilité comme une maladie. Cela sous-entend alors le droit à la santé et impliquerait la possibilité et le droit de concevoir des enfants. Il y a certes les droits de l’enfant, mais il n’y a pas, en tant que tel, de droits d’un couple ou d’un individu à concevoir un enfant »

(2006 : 21). Quant à la distinction entre le désir d’enfant et le droit à l’enfant, elle comporte de nombreuses ambiguïtés : alors que certains revendiquent le libre accès aux NTR (nouvelles technologies reproductives) en s’appuyant sur les principes de liberté et d’égalité, d’autres considèrent d’ores et déjà que la prise en charge des frais engendrés par les techniques reproductives (comme c’est le cas au Québec depuis août 2010) résulte d’une reconnaissance sociale du droit à l’enfant. Si la reconnaissance juridique d’un tel droit est quasi impossible à envisager, certains accommodements en procréation médicalement assistée (désirs de convenance) laissent tout de même croire que la logique du droit d’accès à l’enfant influence certaines pratiques: « De nouvelles demandes (en PMA) sont nées alors même qu’aucune

infertilité n’est en cause. Elles mettent en cause des limites que la nature avait imposées : l’âge (enfanter après la ménopause), la mort (demande d’insémination post-mortem) et la différence des sexes (couples homosexuels en demande de PMA) » (Leridon 2003 : 32). Dans un contexte

social où priment les valeurs d’individualisme et d’égalité, le droit se trouve sollicité pour assurer la réussite du désir d’enfant (des couples, des célibataires et des homosexuels) et pour pallier aux injustices d’ordre physique ou autres malchances.

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