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4.2 L’infertilité : « un enfant si je veux, quand je veux mais si je peux »

4.2.1 L’idée de devoir vivre sans enfant

Dans certains cas, le fait de vivre de l’infertilité semble renforcer le désir d’enfant, ou du moins le consolider. Confrontés à l’impossibilité d’enfanter, plusieurs couples réalisent alors qu’il leur est impossible d’envisager leur avenir sans enfant, une tendance plus visible, ou du moins plus verbalisée, par les femmes : « Mais on dirait qu’un moment donné quand ça te prend , c’est

des enfants était tellement fort que j’allais être prête à bûcher soit dans l’adoption, soit dans la procréation assistée, mais je me disais ‘‘c’est sûr que je vais mettre tous les efforts parce que je le veux’’ (Josée). Dans une étude menée auprès de couples ayant subi divers traitements en

procréation médicalement assistée, Franklin (1997) montre comment les NTR peuvent elles- mêmes être considérées comme productrices d’un désir d’enfant plus prononcé (qu’il ne l’était en début de traitement) et d’un désespoir lié à l’absence d’enfants.

Dans l’ensemble, les femmes sont beaucoup plus nombreuses que les hommes à affirmer qu’elles n’envisageaient pas leur existence sans enfant. Elles sont aussi plus enclines à affirmer que leur couple aurait été grandement en péril si leur conjoint, suite aux échecs en clinique d’infertilité, avait refusé d’envisager l’adoption comme moyen de ‘‘faire famille’’: «Moi c’était trop fort, il

fallait que je sois maman! Moi, je n’aurais pas été capable d’oublier ça! Si Fabrice m’avait dit, ‘‘Regarde là, je ne te suis pas dans ton projet’’, je pense que ça n’aurait pas marché. C’était vraiment très fort. Mais Fabrice ne m’a pas mise devant ça. C’était trop fort » (Odile). D’autres,

sans mentionner directement la possible mise en péril de leur couple, mentionnent tout de même un désir d’enfant inégal chez les deux membres du couple:

Lui, il avait son travail et je pense que son travail l’aurait satisfait. Mais pas moi; moi je travaille dans un CPE (Centre de la Petite Enfance) et c’était sûr que si ce n’était pas l’adoption sous cette forme-là, c’était être famille d’accueil pour des enfants, mais c’était sûr qu’il y aurait quelque chose. Moi, mon gros projet, c’était ça (les enfants); j’aime beaucoup mon travail avec les enfants, mais eh… ce n’était pas là-dedans que je voulais mettre toute mon énergie » (Véronique).

F : À partir du moment où on y avait réfléchi et qu’on en avait discuté (de l’idée d’avoir un enfant), là je me disais ‘‘non, ça ne se peut pas que je passe ma vie sans avoir d’enfant’’. J’en avais besoin.

Q: Et ton conjoint lui, il pensait quoi?

F: Je pense que c’était comme moi, mais peut-être pas avec la même intensité, si on pouvait grader ça, peut-être moins fort que moi, mais pour lui aussi c’était quand même important (Sylvianne).

Malgré la valeur généralement accordée à la maternité et à l’enfantement2, les femmes sont définitivement plus nombreuses à s’exprimer sur l’insignifiance qu’elle accordent à la provenance de l’enfant, l’important étant surtout ‘‘d’avoir un enfant tout court’’ : « j’ai fait mon

2 Ces thématiques sont abordées plus en profondeur dans la section 4.2.4-a) où il est question de l’impact de l’infertilité sur le plan identitaire.

deuil rapidement d’avoir un gros ventre et de… Mais moi c’était le fait de… j’avais le goût d’éduquer des enfants et de faire une famille et ça, je le savais que je pourrais aimer un enfant autre qu'un que j’ai porté. Je n’avais pas de doute sur ma capacité d’amour » (Josée). La force

de l’électivité dans les relations familiales, longuement discutée dans le deuxième chapitre, traverse de multiples façons les discours des participants, lesquels placent l’amour au centre de la relation parent-enfant, comme c’est le cas pour Jeanne qui attend une fratrie de Colombie : « Personnellement, je ne trouve pas ça difficile le fait que les enfants n'auront pas de lien

biologique avec nous. Pour moi, le lien qui nous attache à un enfant ne passe pas par les gènes, mais par l'amour, l'affection et le temps que nous échangeons avec lui. Alors biologique ou pas, un enfant pour moi aura le même niveau d'amour ou d'attention » (Jeanne). Sur le plan

symbolique, la distinction entre l’enfant issu du couple et l’enfant adopté s’amenuise et tend à disparaître : l’enfant en lui-même est alors abordé comme le point de départ du projet familial : « On était pour avoir des enfants! S’ils n’étaient pas biologiques, c’était des enfants adoptés.

Alors non, on n’a jamais pensé ne pas en avoir. On n’aurait jamais pu se priver de ça… impossible! Impossible! […] Et même au moment des inséminations, c’était déjà dit que si ça ne fonctionnait pas, ce n’était pas fini! Ce n’était pas : ‘‘on n’aura pas d’enfant’’ » (Laurence).

Cette même idée est aussi bien illustrée par Elisabeth qui, suite au verdict d’infertilité de son conjoint et d’une tentative infructueuse d’opération pour rétablir sa fertilité, a préféré l’adoption à l’insémination artificielle avec donneur (IAD) :

Moi je voulais un enfant pour élever un enfant et pas nécessairement en avoir un de chair et de sang. Pour moi c’était correct mais lui, il a trouvé ça… la première année, au début c’était: ‘‘Non, je n’en veux pas du tout!’’ Quand j’ai commencé à parler un peu de l’option d’adopter, il me disait ‘‘Non, on n'en aura pas, je ne peux pas en avoir, on n’en aura pas!’’ C’était vraiment catégorique comme ça. Et avec le temps, après un an peut-être, quand il m’a abordée pour l’adoption et tout ça, il avait fait son choix et là il était enthousiaste. Il avait fait son deuil qu’il ne pouvait pas en avoir. Mais moi, envisager de ne pas avoir d’enfant, non, pas du tout! Moi, c’était sûr que j’en avais. Mon couple aurait peut-être été en péril s’il m’avait dit: ‘‘Elisabeth, c’est sûr que je n’en aurai pas’’. Là, il aurait fallu que je prenne une décision: soit que je fais ma vie avec un gars qui n’en veut pas ou je me trouve un autre chum avec qui je peux en avoir. Ce n’était pas d’avoir un enfant biologique ou non, ça n’a jamais été ça. Ce n’était vraiment pas dans ma décision de dire: ‘‘Bon, il ne peut pas avoir d’enfant naturellement alors de la merde, je le flush et je vais aller en reprendre un autre’’. Non! Mais, un enfant, oui! Ça c’était quelque chose que moi… passer ma vie pas d’enfant… du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours été entourée d’enfants (Elisabeth).

La réaction du conjoint de Elisabeth, c’est-à-dire l’abandon de tout projet de famille ou d’enfant au moment du verdict d’infertilité ou suite à des traitements infructueux, semble tout de même

assez répandue et dans la plupart des cas, les personnes ramènent l’échec reproductif dans l’espace naturel de la procréation et s’en remettent au ‘‘bon vouloir de la nature’’: « C’est bien

beau vouloir essayer, mais quand la nature ne veut pas, ça donne quoi de se battre avec ça? »

(Jeanne). Dans la plupart des trajectoires, l’accumulation d’espoirs déçus se traduit par des moments de crise où l’éventualité de vivre sans enfant est alors envisagée par le couple :

J’étais tannée! J’étais tannée qu’on me dise que je suis le problème et qu’ils ne trouvent rien! C’était supposé marcher, mais ça ne marchait pas! Moi, j’étais vraiment tannée de ça alors c’est sûr que ma réaction sur le coup à été de dire; ‘‘Regarde, ça fait deux ans là; nous arrêtons tout ça et si nous en avons (des enfants), tant mieux et sinon tant pis’’. Mais ça a été plus une réaction sur le coup du moment. Même encore aujourd’hui on se le dit, on ne se verrait pas sans enfant! (Danielle)

Par contre, pour une certaine partie des participants, l’idée de vivre sans enfant a été plus sérieusement envisagée. Le cas de Bernard est particulièrement intéressant dans la mesure où ses propos témoignent d’une représentation bien distincte de la reproduction : issu d’une famille marquée par la négligence et la violence (une famille qu’il qualifie lui-même de dysfonctionnelle), Bernard associe spontanément le processus de reproduction biologique à la reproduction du climat familial vécu durant sa propre enfance et souhaite à tout prix éviter de ‘‘reproduire’’ les traits de sa famille d’origine. Ces propos ancrent le passé familial de l’individu dans une logique déterministe et font de la ‘‘déviance’’ une composante persistante et transmissible, tant biologiquement que culturellement.:

H: Moi je n’étais pas vraiment intéressé à l’idée d’avoir un enfant qui ait mes origines. Moi je voulais surtout que ça cesse: c’est parce que les familles de mon bord, tout ça, eh… ce n’est pas des cheminements normaux, ce n’est pas des vies de famille normales. […] Moi je n’aurais jamais eu d’enfant si ça avait été juste de moi, jamais. Premièrement, je ne voulais pas renouveler ça (renouveler la vie familiale qu’il avait lui-même connue) et je n’aurais pas voulu… j’avais peur aussi de moi, je me demandais ‘‘qu’est-ce qu’il reste de mes parents?; qu’est-ce qu’il reste de ce qu’ils m’ont donné?; est-ce que je vais être pareil comme eux’’. S’il y avait la moindre chance que je fasse le dixième de ce qu’ils m’ont fait et de ce qu’ils ne m’ont pas donné quand j’étais enfant… je ne voulais pas que ça arrive. Je ne voulais pas, je ne voulais vraiment pas (Bernard).

L’adoption devient alors une façon de contourner cet ordre des choses et de déjouer la nature. Dans le cas de Bernard et Nadine, un cas somme toute assez particulier, c’est une infertilité masculine légère qui a mené vers l’adoption, celle-ci représentant ‘‘l’option sur mesure’’ pour ce couple puisque non seulement l’homme ne voulait pas ‘‘se reproduire’’ (et le pouvait plus difficilement), mais la femme désirait éviter le processus de grossesse et d’accouchement.

Dans certains cas, les conjoints affrontent ensemble la possibilité de ne pas avoir d’enfant et acceptent dans un premier temps de vivre une vie différente de ce qu’ils avaient envisagé au départ. Par contre, ils sont nombreux à mentionner que ce désir a fini par les rattraper et qu’une existence sans enfant était devenue avec le temps plus difficile à accepter et à intégrer au niveau du couple :

H: C’est un des scénarios qu’on a vus un moment donné en disant ‘‘peut-être qu’on n'en aura pas d’enfants. On prendra notre retraite à 55 ans et on voyagera’’. C’était un des choix, mais on finissait toujours par se dire ‘‘mais ce n’est pas ça qu’on veut’’.

F: Il manquait quelque chose.

H: On disait toujours ‘‘ce n’est pas ça qu’on veut. C’est le fun voyager, mais ce n’est pas ça qu’on veut’’ Ce qu’on voulait, c’est avoir des enfants (Jérôme et Annie).

F: On était en condo, on s’était dit qu’on était pour voyager, penser à nous tout simplement. On avait quand même des amis qui en n’avaient pas (d’enfant), alors on sortait entre amis. H: Oui, mais ça demeurait toujours quelque chose de présent dans nos esprits, même si tu te dis que tu tournes la page, ça demeure présent (Dominic et France).

Q: Est-ce que l’option de vivre sans enfant avait été envisagée?

F: Oui, entre nous deux, oui. Tu te dis : ‘‘qu’est-ce qu’on fait?’’ Est-ce qu’on continue notre vie à deux comme ça, on se gâte, on pense à nous autres ou on a des enfants?’’ Et la question est soulevée là. Nous autres c’était… on en voulait des enfants. Mais il faut s’asseoir les deux parce que ça peut arriver dans un couple qu’une des deux personnes dise ‘‘On continue pas d’enfant, si on n’en a pas naturellement, c’est parce qu’on n’est pas dus pour en avoir’’ (Mathilde).

Les expériences antérieures interviennent elles aussi dans le désir d’enfant et peuvent contribuer à modifier les attitudes vis-à-vis de l’impossibilité d’enfanter : dans certaines situations, le contexte de vie prépare les personnes ou les couples à l’idée de vivre sans enfants, même si cela ne constitue pas leur choix premier. Le temps qui passe a un effet évident sur le projet d’enfant du couple : pour les femmes, les limites biologiques reliées aux possibilités de reproduction sont bien connues et d’ailleurs souvent soulevées pour expliquer l’infertilité des couples. Chez l’homme, ces limites biologiques, même si elles existent, sont beaucoup moins contraignantes. Par contre, tant pour l’homme que pour la femme, certaines restrictions liées à l’âge et qui ne sont pas de nature biologique interviennent dans le processus liée au projet d’enfant. En effet, certains couples (hommes et femmes confondues) ne souhaitaient pas former une famille trop vieux et situent la parentalité dans un cadre temporel délimité. Par exemple, Serge explique que le fait de rencontrer sa conjointe actuelle à un âge tardif (il avait 37 ans et elle 25 ans) a eu pour effet de le préparer à l’idée que peut-être il n’aurait jamais d’enfants de lui :

H : C’est quelque chose que je voulais (avoir des enfants), mais quand t’es rendu à 37 ou 38 ans, tu dis ‘‘ouin…’’. Quand ça t’arrive à 30 ans (célibat), ce n’est pas grave, tu recommences, mais à 37 ans, le choix est moins grand… disons que les filles qui sont là ou qui sont disponibles, tu te rends compte que la plupart du temps, elles vont déjà avoir des enfants fait que tu te dis que toi ça va être une famille reconstituée. Fait qu’il y a beaucoup de deuils qui se sont faits avant si on peut dire.

Q: Ok, tu t’étais déjà fait à l’idée que peut-être t’allais rencontrer une fille qui avait déjà des enfants?

H: Oui c’est ça. Comme celles que je rencontrais avant Josée, c’était ça. Ou celles qui n’ont pas d’enfants rendues à cet âge-là, c’est parce qu’elles n’en veulent pas. C’est une option que je n’avais pas regardée de rencontrer quelqu’un de plus jeune! [rires]. Fait que ça, c’était comme une réalité que j’avais quand même eh… je dirais analysée et vue comme eh…comme une très forte possibilité » (Serge).

Pour des raisons qui touchent plus particulièrement la maladie, Juliette a vécu sensiblement le même cheminement : issue d’une famille de trois filles, elle a dû affronter le décès de ses deux sœurs (emportées en bas âge par la fibrose kystique) et a toujours affirmé ne pas vouloir d’enfants : « Moi, je viens d’une famille où j’ai deux sœurs qui sont décédées de la fibrose

kystique. Alors, moi je ne voulais pas d’enfant malade, ça c’est sûr! À l’époque où nous nous sommes connus, on ne savait pas c‘était quoi le gène qui provoquait la maladie alors il n’était pas possible de le dépister avant la naissance. Moi, c’était clair que je ne voulais pas d’enfant malade! » (Juliette). C’est seulement en avançant en âge, en voyant autour d’eux se multiplier les

enfants (des amis et de la famille) et aussi en constatant les progrès médicaux (qui permettent dorénavant de dépister la maladie en cours de grossesse) que Juliette et Kevin ont envisagé l’idée d’avoir un enfant. Puis des problèmes successifs de kystes ovariens et d’endométriose ont rendu le processus de reproduction plus difficile et ont finalement conduit à une hystérectomie, c’est-à- dire à l’ablation complète des ovaires et de l’utérus de Juliette.

L’hypothèse de vivre sans enfant suscite diverses réactions : certains ont entrevu cette possibilité à un moment ou l’autre de leur trajectoire alors que pour d’autres, vivre sans enfant ne constituait tout simplement pas une option. Aussi, les possibilités évoquées en regard des priorités retenues sont variables : certains favorisaient le maintien de leur couple, peu importe la décision de l’autre de vouloir ou non un enfant (qu’il soit biologique ou adopté); d’autres, surtout les femmes, plaçaient l’enfant au centre de leurs priorités et auraient difficilement pu demeurer avec un conjoint qui refusait de voir au-delà de l’enfant biologique et des démarches médicales. Par contre, tous les propos témoignent d’une forte valeur accordée à l’enfant (dans le sens général) et au fait de ‘‘faire famille’’. Une importance qui s’explique aussi en grande partie par les

trajectoires des couples concernés : ce sont tous des couples qui ont connu initialement des problèmes d’infertilité et qui ont persisté dans leur quête d’enfant, une quête qui les a menés vers l’adoption.

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