• Aucun résultat trouvé

L’adoption : conceptions ‘‘variées’’ et pratiques changeantes

2.4 L’adoption

2.4.1 L’adoption : conceptions ‘‘variées’’ et pratiques changeantes

L’adoption, contrairement aux nouvelles technologies reproductives, a une longue histoire en Occident. Tantôt légale, tantôt interdite, l’adoption s’est passablement transformée au fil des siècles: « Plusieurs fois modifiées, les procédures de l’adoption reflètent toujours les valeurs et

les convictions d’une époque qu’elles influencent en retour, tout en conservant des ‘‘fossiles’’ des législations précédentes » (Delaisi de Parseval et Verdier 1994 : 99). Dans l’Antiquité, la

visée principale de l’adoption était de pallier à l’absence de descendance; elle permettait alors à un homme sans fils légitime de transmettre son nom et de pérenniser sa maison. L’institution même de l’adoption avait alors pour principale finalité la reproduction du corps social. À la fin de l’époque romaine55, et plus radicalement encore durant le Moyen-Âge, l’influence du christianisme provoque une rupture dans les pratiques traditionnelles reliées au mariage et à l’adoption: « C’est l’Église qui a élaboré, au fil des siècles, par le biais de la sacralisation du

mariage, les fondements de notre vision de la procréation selon laquelle l’enfant est nécessairement l’œuvre de la rencontre entre le mari et la femme, dont la relation est obligatoirement sanctifiée par le mariage » (Mécary 2006 : 8). Ainsi l’Église, motivée par un

désir d’imposer l’idée que seule la nature ‘‘pratiquée’’ dans le cadre du mariage peut donner un fils, interdit les mariages entre proches ainsi que l’adoption. Selon Goody (2001), l’interdiction d’adopter repose en partie sur le fait qu’en restreignant les possibilités pour un individu ou un couple d’établir une descendance, l’Église se plaçait en bonne position pour être désignée comme héritière.

Développée en Europe, au 16ième siècle, la valorisation de l’idéologie du sang a elle aussi, selon

Fine (2000-a), contribué au renforcement de la norme d’exclusivité du modèle de la reproduction biologique et de la méfiance des sociétés occidentales à l’égard de l’adoption. Par contre, comme le rappellent Fine (1994) et Fine et Martial (2010), malgré la quasi-disparition de l’adoption dans

l’Europe chrétienne, la valeur du lien créé par le baptême rappelle l’existence d’une parenté sociale: « En distinguant parenté spirituelle et parenté charnelle, l’Église ‘‘naturalise’’ la

seconde qui met en jeu la reproduction sexuée et confère à la première une valeur sacrée, garantissant ainsi son rôle social » (2010 : 126).

L’impossibilité de pratiquer l’adoption a créé une situation paradoxale qui a amené l’Église elle- même à devoir prendre en charge plusieurs des hospices ouverts pour accueillir les enfants abandonnés qui ne pouvaient être adoptés: « La disparition complète de l’adoption pendant des

siècles qui est une procédure juridique et publique, a eu d’importantes conséquences pratiques, et on lui attribue notamment l’extraordinaire développement de l’abandon d’enfants dans plusieurs pays européens » (Goody 2001 : 69). Par la suite, ce n’est qu’au 20ième siècle, particulièrement suite à la 1ère Guerre mondiale, que l’adoption refait surface; elle permet alors de prendre en charge les nombreux orphelins de guerre. Le phénomène de l’adoption internationale connaît quant à lui un développement plus tardif et ne prend véritablement son envol qu’au cours des années 1960 et 1970, suite aux guerres de Corée et du VietNam. Les objectifs et les motivations sous-jacentes à l’adoption ont donc connu au fil des siècles et des décennies des transformations profondes; d’abord entrevue comme une façon de pallier à l’absence de descendance, elle apparaît ensuite comme une solution au problème des naissances illégitimes. Puis, avec le développement de l’adoption internationale, l’adoption s’inscrit dans un premier temps dans cette même logique d’humanisme, voire de ‘‘sauvetage’’, mais tend de plus en plus par la suite à se déplacer vers un espace dominé par des motivations davantage centrées sur le désir d’enfant56.

Au Québec57, l’adoption représente une pratique soumise pendant plusieurs années à l’influence de l’Église catholique et, plus récemment, à l’autorité de l’État58. Avant même qu’elle ne soit

56 À cet égard, le chapitre 6 (voir plus particulièrement les sections 6.1.1-a et 6..2.2-b) est révélateur de ce nouveau type de motivations lié à l’adoption, les parents ayant tendance à se distancier d’une conception humanitaire de l’adoption.

57 Dans un article qui s’intéresse à l’histoire de l’adoption au Québec et qui porte plus précisément sur l’adoption d’enfants illégitimes nés au Québec entre 1940 et 1975, Collard (1996) montre bien le caractère flexible de la parenté et la co-existence de diverses représentations du lien filiatif: « Entre les idéologies de la consanguinité, de la parenté

spirituelle (celle de la famille chrétienne), et de l’adoption, le champ local de la parenté n’était pas totalement unifié, ce qui laissait place à plusieurs interprétations concernant le lien de filiation » (Collard 1996 : 61).

légalement reconnue en 192459, l’adoption constituait déjà une pratique informelle courante: «

tant en Nouvelle-France que sous le Régime anglais, l’adoption et le placement d’enfants abandonnés dans des réseaux de parenté ou de familles connues étaient des pratiques courantes » (Goubau et O’neill 2002 : 98). Ce sont principalement la surpopulation dans les

crèches et le nouveau mouvement en faveur des droits de l’enfant qui ont favorisé la mise sur pied d’un cadre législatif en matière d’adoption. Retenons également les dates de 1969 et 1980 comme années charnières dans l’évolution historique de l’adoption au Québec. En 1969, la loi de 1924 est réformée en profondeur : les conditions d’adoption sont assouplies et on permet désormais l’adoption d’enfants mineurs naturels ou légitimes. Quant à l’année 1980, elle correspond à l’année de l’abolition de la distinction entre enfants légitimes et enfants illégitimes : cette nouvelle loi établit l’égalité entre tous les enfants sans égard aux circonstances de leur naissance. Le modèle de l’adoption plénière a toujours dominé (sur le plan légal) le champ de l’adoption au Québec et au Canada60. Depuis 1924, l’adoption de type plénière a toujours été favorisée et s’est trouvée à être appliquée à tous les cas d’adoption sans exception, quels que soient l’âge de l’enfant, son passé familial et les circonstances de son abandon (Ouellette 1998). Cette forme d’adoption permettait d’effacer toute trace d’illégitimité de l’enfant et agissait à titre de garantie contre toute revendication possible des parents biologiques : « on considérait

généralement que l’évacuation complète de la famille d’origine ainsi que le secret des dossiers

58 « L’État a repris entièrement à son compte, en la formalisant et en l’accentuant, la fonction de régulation de la

circulation extra-familiale des enfants qui avait été jusque-là exercée par les familles, les autorités religieuses et les sociétés de bienfaisance » (Ouellette 2004 : 273). L’auteur ajoute que c’est justement l’interposition de l’État, dans le

système québécois, qui rend impensable l’idée de considérer le transfert adoptif comme un don d’enfant : « l’interposition de l’État stérilise l’échange en limitant l’autonomie des parties et en leur interdisant d’entrer en

relation directe » (2004 : 284).

59 La loi de 1924 fera l’objet, dès son entrée en vigueur, de critiques vigoureuses tant de la part des membres du clergé et du monde juridique que de la presse catholique. Les critiques de l’époque considéraient qu’une loi adéquate ne devait s’appliquer qu’aux enfants illégitimes ou aux enfants sans famille, afin de respecter le principe de la puissance paternelle qui est de ‘‘droit divin et de droit naturel’’. La loi fut donc modifiée et remaniée de façon substantielle dès 1925. En ne permettant plus l’adoption des enfants légitimes qui ont encore leurs parents, la législation structure le système de l’adoption dans un cadre strict et rigoureux, l’éloignant ainsi de sa finalité première, soit l’intérêt véritable des enfants abandonnés (Goubau et O’neill 2002).

60 Il est difficile d’étudier l’adoption dans une perspective pan-canadienne : comme l’adoption relève des instances gouvernementales provinciales, elle présente des variantes inter-provinciales notables sur les plans historique et structurelle: « l’étude exhaustive de l’adoption au Canada implique l’analyse et la comparaison d’une douzaine de

systèmes qui ont leurs caractéristiques propres » (Goubau 2000 : 63). Pour plus d’informations sur l’adoption dans

les provinces canadiennes anglophones, voir l’ouvrage de V. Strong-Boag (2006) intitulé : Finding Families, Finding

constituaient des conditions essentielles de réussite du processus d’adoption, c’est-à-dire de bonne intégration de l’enfant dans sa famille adoptive » (Goubau 2000 : 64).

L’adoption plénière implique pour l’adopté l’établissement d’une nouvelle filiation qui se substitue à celle établie à sa naissance. L’émission d’un nouvel acte civil sur lequel les noms des parents biologiques sont remplacés par ceux des parents adoptifs confirme le caractère définitif et irréversible de l’adoption plénière : « Il n’existe pas au Québec, de dispositions législatives qui

permettraient, dans certains cas, de moduler les effets de l’adoption de manière à ce que la nouvelle filiation s’ajoute à la première sans l’éteindre » (Ouellette 1996 : 14). La tendance à

l’ouverture qui pénètre actuellement les pratiques liées à l’adoption61 constitue paradoxalement

un mouvement de retour aux pratiques traditionnelles antérieures aux législations, moment où les familles pratiquaient l’adoption, l’échange et la prise en charge d’enfants de manière plus informelle et sans tirer un trait sur le passé de l’enfant. Selon Fine (2008), trois facteurs ébranlent aujourd’hui les fondements de l’adoption plénière: l’origine étrangère de la majorité des adoptés (rend l’adoption visible), la pénurie relative des enfants adoptables (rend plus fréquente l’adoption d’enfants plus âgés) et le développement de l’adoption ouverte sous la pression de groupes d’adoptés.

Pourtant, l’adoption plénière n’est pas la forme la plus répandue de transfert d’enfant, au contraire : « de la cession momentanée de la progéniture à la coupure radicale, irréversible entre

géniteurs-rejeton, il est une infinité d’étapes intermédiaires, de formules composites, de compromis ingénieux. Précisons d’ailleurs que peu de sociétés ont institué la draconienne séparation et la substitution d’identité qui caractérisent l’adoption plénière occidentale »

(Lallemand 1993 : 48). Cette dernière auteure nous rappelle que beaucoup de sociétés ont pratiqué et pratiquent encore le prêt ou le don d’enfant et que les pourcentages d’individus élevés par d’autres personnes que leurs géniteurs varient énormément d’un pays et d’une population à l’autre: les prêts-dons d’enfants dans la famille étendue constituent une pratique très peu prisée

61 Par exemple, l’avant-projet de loi sur l’adoption (discuté dans le premier chapitre), s’il se concrétise, introduira de nouvelles formes d’adoption et de prise en charge de l’enfant : en effet, il propose l’introduction de l’adoption ouverte (régie par des ententes de communication) et de l’adoption sans rupture du lien de filiation d’origine (forme d’adoption inspirée de l’adoption simple déjà existante en France et qui légalise la double appartenance filiative et familiale de l’enfant).

en Occident mais prônée ailleurs dans le monde pour sa capacité à résoudre divers problèmes de société comme: le rééquilibrage des inégalités de fertilité de couples apparentés; la recherche de meilleurs rendements éducatifs ou professionnels de la progéniture chez les collatéraux, voire chez les alliés; le vieillissement ou la situation de dénuement de consanguins auxquels on remet des enfants pour leur venir en aide (Lallemand 2004 : 299). Par exemple, Goody (1969) a mis en évidence les différences entre les types d’adoptions pratiquées en Europe et en Asie et ceux privilégiés dans les sociétés africaines, selon les pratiques de succession et de transmission des biens. Dans bien des cas, les pratiques d’adoption en Afrique et en Océanie, « n’ont pas

nécessairement pour fonction de pallier la stérilité des couples ou le manque de famille des orphelins : elle sont des dons d’enfants entre familles pour exprimer et renforcer les liens d’amitié déjà existants entre les donateurs et les donataires » (Fine 2000-a : 12). Globalement,

les représentations sur la circulation des enfants, sur le fosterage et sur l’adoption62 sont elles- mêmes étroitement liées aux différentes conceptions de la parenté et de la filiation. Si la transformation de l’identité de l’enfant n’est pas exceptionnelle dans l’adoption, le fait de remplacer complètement un parent biologique par un parent social est quant à elle une pratique plutôt inhabituelle. Comme le souligne Modell (2002), « aucune autre culture que la culture

occidentale n’a travaillé aussi ‘‘fort’’ pour persuader l’adopté de l’inévitabilité et des bienfaits de l’adoption » (2002 : 177).

Outline

Documents relatifs