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2.3 La procréation assistée: penser autrement la reproduction

2.3.4 Droit et éthique: replacer les NTR dans un cadre critique

Les nouvelles techniques reproductives suscitent des réactions diverses chez le grand public et dans le milieu de la recherche médicale et sociale. Ces techniques mettent en scène une multitude d’éléments contradictoires, ce qui a pour effet de déstabiliser les fondements de la critique. À ce sujet, Thompson (2001) remarque qu’il n’est donc pas étonnant que « les critiques culturelles

progressistes n’arrivent pas à décider si les NTR doivent être considérées comme une manière innovatrice de se débarrasser des vieilles catégories culturelles de l’affiliation ou si elles doivent plutôt être dénoncées comme partie intégrante de la réification hégémonique de cette même vieille manière de classer et d’évaluer les êtres humains » (2001 : 199). D’un côté, les NTR

ouvrent la voie à des formes familiales alternatives et pour ceux qui veulent défier le modèle conventionnel de la famille procréative hétérosexuelle, ces fragmentations sont entrevues positivement puisqu’« elles révèlent les fossés et les déficiences des taxonomies existantes » et « ouvrent un espace dans lequel nous pouvons évaluer les limites de nos vieux paradigmes

conceptuels de la maternité et de la paternité » (Mykitiuk 2001 : 772-773). D’un autre côté,

certains demeurent perplexes devant les ruptures qu’imposent les NTR dans le champ des relations parentales et filiatives, comme par exemple le fait que l’assistance médicale à la reproduction soit devenue accessible aux couples lesbiens et aux femmes seules, et le fait, plus globalement, que les NTR ouvrent la porte à une véritable médecine du désir : « L’irruption de la

science et des technologies dans le domaine de la procréation humaine bouleverse profondément ce champ fondamental pour les relations entre les êtres et la pérennité de l’espèce. Combinée à l’explosion des libertés de tous ordres, elle débouche sur la procréation ‘‘sur mesure’’ »

(Philips-Nootens 2005 : 177-178).

Selon Gupta (2006), qui s’est intéressée à la question des PMA d’un point de vue féministe et interculturel, cette difficulté à prendre position est aussi ressentie dans le milieu féministe: certaines femmes revendiquent le droit d’accès à ces services et considèrent les NTR comme

‘‘des nouvelles libertés’’ et comme un moyen d’échapper aux contraintes du ‘‘naturellement donné’’ alors que d’autres soutiennent que ces nouvelles technologies ré-essentialisent la femme et renforcent l’exploitation de son potentiel reproductif. Malgré l’aspect hautement sexué de la PMA et le surinvestissement du corps féminin qu’elle implique, il est surprenant de constater l’effacement progressif des positions féministes sur les questions relatives à la médecine reproductive. Les positions féministes, aujourd’hui peu visibles, ont largement cédé leur place à des débats d’ordre éthique et juridique. Cette absence peut certainement être attribuée au manque d’unité entre les différents mouvements féministes et à leur difficulté à intégrer le point de vue des femmes infertiles, elles-mêmes enclines à revendiquer un plus large accès aux NTR (Ouellette 1993 : 366).

Par contre, le caractère commercial47 de la procréation assistée et l’extension de la culture de la consommation jusque dans le champ de la reproduction sont dénoncés par plusieurs auteurs: « La

culture d’entreprise en est venue à définir les services comme une réponse disponible aux préférences des clients. Dans cette optique, les traitements d’infertilité peuvent être considérés comme un service facilitant l’exercice de choix individuels » (Strathern 1992-b : 8). Le transfert

de matériaux reproductifs constitue une transaction marchande qui, dans certains cas, implique même une forme de tourisme de fertilité en raison des législations nationales qui diffèrent d’un pays à l’autre, comme dans l’exemple de la maternité de substitution, permise dans certains pays et interdite dans d’autres48. Le champ de la reproduction humaine se trouve ainsi traversé par une logique de consommation et de gestion. Comme le souligne Levine (2003) en référant à la maternité de substitution : « la conception et la grossesse peuvent maintenant être séparées et

47 Gupta parle de l’apparition d’une industrie florissante de production des enfants qu’elle qualifie de ‘‘supermarché des alternatives de reproduction’’ (2006 : 32)

48 Les lois canadiennes et québécoises qui régissent le recours aux mères porteuses ne sont pas totalement

symétriques. Au Canada, un contrat de mère porteuse (contrat par lequel une femme s'engage à procréer ou à porter un enfant pour le compte d'une autre personne ou d'un couple) est permis s’il n’implique aucune rémunération. La mère porteuse doit donc agir de façon totalement volontaire et altruiste. Par contre, tous les frais reliés à la grossesse (clinique de fertilité, avocat, examens médicaux, vêtements, congés) peuvent être remboursés. Au Québec, tout contrat de mère porteuse est nul de nullité absolue, c’est-à-dire que le contrat peut exister sur papier, mais n'aura aucune valeur devant les tribunaux. La mère porteuse n'aura donc pas l’obligation légale, au moment de la naissance,

de céder aux parents l’enfant qu’elle porte. La femme qui accouche est considérée comme la mère biologique, même si ce ne sont pas ses ovules qui ont été utilisés. La pratique des mères porteuse est donc illégale au Québec et le Code Civil en interdit la pratique. La juridiction fédérale ne s’applique pas au Québec, car elle empiète sur une juridiction provinciale.

transformées en transactions commerciales et en procédures professionnellement gérées »

(2003 : 173). Plus encore, l’intrusion de nouvelles pratiques commerciales dans le champ de la reproduction, donc dans celui de la famille, vient bouleverser la ‘‘sacro-sainte’’ division entre les actes entrepris par amour (qui relèvent de la sphère privée) et ceux entrepris pour l’argent (qui relèvent de la sphère publique). L’idée que les familles puissent maintenant se créer tant sur le marché que dans le foyer familial constitue une dimension sensible du problème : dans un livre intitulé ‘‘The Baby Business. How Money, Science and Politics Drive the Commerce of

Conception’’, Spar (2006) aborde directement cette question et montre comment, en dépit des

protestations populaires et des ‘‘bons’’ sentiments des parents et des fournisseurs, il y a aujourd’hui un marché florissant de la reproduction, un marché qui implique la science, la loi et le commerce : « D’un côté l’infertilité est indéniablement devenue une business; les cliniques

font des profits, vendent leurs services, et se font subtilement compétition. D’un autre côté, tout l’appareil de cette structure à but lucratif est dévoué à la production d’un objectif pleinement non-commercial : un enfant » (2006: 3), d’où un malaise généralisé face à l’idée de devoir situer

la médecine reproductive dans un contexte commercial. Le danger qui découle de ces nouvelles transactions repose sur la reconnaissance éventuelle du droit à l’enfant, droit qui à son tour pose un risque réel d’objectivation de l’enfant: « Quel est l’intérêt des ‘‘enfants du nouveau siècle’’

d’être forcés de voir leur ‘‘arrivance’’ réduite à une question de tuyauterie? […] les risques que courent ces enfants ne relèvent pas d’abord de la sophistication de la technique médicale, mais du droit qui enregistre l’usage de cette technique dans sa forme la plus rudimentaire » (Tahon

2004 : 147-151). Ainsi, dans le cadre des nouvelles dispositions relatives à la procréation assistée au Québec par exemple, les questionnements soulevés réfèrent principalement au déséquilibre entre liberté/volonté des adultes et droits de l’enfant: « En se rendant aux possibilités offertes par

la science, le législateur a considéré, en toute légitimité, que l’altérité sexuelle n’était plus une condition indispensable à l’établissement d’une double filiation » (Philips-Nootens 2005 : 183).

Les critiques les plus virulentes concernant les NTR s’attaquent principalement à leurs principes d’action et aux valeurs de technicité sur le vivant qu’elles mettent de l’avant. Selon Habermas, le problème fondamental de l’intervention biotechnologique est que, contrairement à l’intervention technique de l’ingénieur qui travaille avec une nature rendue disponible et une matière sans vie, elle travaille avec de la matière vivante et changeante: « en présence d’une matière sans vie, celui

qui fabrique est seul à agir par rapport au matériau passif. En présence d’organismes, l’activité rencontre l’activité : la technique biologique entre en collaboration avec l’autoactivité d’un matériau actif, avec le système biologique qui fonctionne naturellement, auquel il faut incorporer un nouveau déterminant » (Habermas 2002 : 74). Les nouvelles technologies reproductives et

biomédicales font poindre, selon l’auteur, un ensemble d’enjeux cruciaux pour l’espèce humaine : elles rendent difficile la distinction entre une intervention thérapeutique visant l’évitement d’une pathologie et une intervention eugénique qui recherche l’amélioration; elles remettent en question l’idée de la naissance comme point de départ dont on ne peut disposer; elles menacent, par le biais de l’instrumentalisation de la vie antépersonnelle (manipulation des embryons), l’équilibre identitaire et la compréhension que nous pouvons avoir de nous-mêmes dans une perspective basée sur l’éthique de l’espèce humaine (Habermas 2002). Les inquiétudes manifestées à l’égard des développements en médecine reproductive et de la recherche biomédicale dans son ensemble concernent les limites de la manipulation du vivant : « cette

capacité de transformation empirique du vivant biologique a ravalé le vivant humain à un statut de matériau de laboratoire » (Lasvergnas 2003 : 105). Cette dernière auteur pose d’ailleurs la

question : « Saurons-nous éviter d’entrer dans l’ère de l’enfant sur mesure, dans celle de l’enfant

produit fabriqué? » (2003 : 105).

La médecine moderne, elle-même à l’origine du développement de la procréation assistée, s’est davantage employée à développer une vision instrumentale de l’anatomie humainequ’à réfléchir aux dimensions symboliques et imaginaires du rapport de l’homme à son corps : « À côté du

corps comme support incarné du sujet se profile un corps matière, un hors-corps du corps subjectivé dont le statut est intermédiaire entre une réserve organique et tissulaire potentielle et une machine manipulable et modifiable » (Lasvergnas 2003 : 106). À ce titre, Le Breton (2005

[1990]) reproche à la médecine moderne d’avoir, dans l’élaboration graduelle de son savoir-faire, négligé le sujet et son histoire, son milieu social, son rapport au désir, à l’angoisse, à la mort, pour ne considérer que ‘‘le mécanisme corporel’’ (2005 [1990] : 187). En abordant plus précisément le domaine de la médecine reproductive, l’auteur poursuit la même logique : « La

PMA produit une volonté d’ingérence sur toutes les séquences de la reproduction humaine […] De même que le corps est envisagé comme un ensemble de pièces, la plupart d’entre elles

substituables, les différentes séquences organiques qui définissent la maternité sont à leur tour dissociées, reconstituées par l’intervention médicale » (Le Breton 2005 [1990] : 253- 243).

En négligeant les aspects symboliques et sacrés de la maternité, de la reproduction et du désir d’enfant49, la médecine n’interroge l’infertilité que sur son versant organique et ignore complètement les explications psychiques reliées à plusieurs cas de stérilité (Le Breton 2005 [1990] : 244). Ainsi, la procréation artificielle, que Tort (1992) qualifie de ‘‘désir froid’’, fait apparaître comme émanant de la liberté individuelle les finalités de l’expérimentation biomédicale : selon l’auteur, le savoir biomédical entretien un système de dénégation qui consiste d’une part, à présenter l’offre médicale comme la réalisation même du vœu profond du désir des patients et, d’autre part, à ignorer les risques d’exploitation psychique et la complexité des motifs de ceux (particulièrement les donneurs et les mères porteuses) qui acceptent de se prêter à de telles expériences (Tort 1992 : 318-319).

Alors que la procréation artificielle fait l’objet de certaines réserves chez le grand public50, il est paradoxal de constater, non seulement que son acceptabilité médicale est rapidement renouvelée, mais également que les médecins continuent de répondre à des questions qui dépassent de loin le niveau médical et technique (Tort 1992 : 304). À ce jour, les médecins et cliniciens jouissent d’une grande liberté dans le domaine relatif à la réglementation et l’application des NTR. Price (1999) constate que les cliniciens sont des acteurs centraux dans l’espace de la procréation assistée; ils se trouvent non seulement dans une position de médiation par rapport aux équipements techniques, mais ils doivent aussi servir d’intermédiaires et d’intervenants dans différents types de relations pour lesquels ils n’ont pas toujours les compétences requises (Price 1999). Plusieurs auteurs constatent que la médecine, dans le champ de la reproduction, s’écarte

49 Sur l’invasion de la dimension scientifique de la reproduction aux dépens de sa dimension symbolique, Delaisi de Parseval et Verdier ajoutent : « Prendre corps, passer de la rencontre des gamètes masculins et féminins au stade

d’embryon, puis à celui de fœtus, à celui de nouveau-né enfin, sont des passages symboliques, même si, à l’heure actuelle, ils ont une apparence scientifique » (1994 : 31)

50 Il semble que les réserves de la population envers la procréation médicalement assistée concernent moins les pratiques courantes de la PMA (stimulation ovarienne, insémination artificielle, fécondation in vitro (FIV)) que les excès possibles issus de ces mêmes pratiques, comme la congélation ou le don d’embryons, l’implantation d’un nombre trop élevé d’embryons, l’implantation post-mortem (c’est-à-dire l’implantation d’embryons congelés après la mort du conjoint). Le recours à la mère porteuse demeure aussi une méthode largement controversée.

de son champ habituel d’action. Ils critiquent le fait que la médecine soit amenée à prendre soin d’un projet global : « En légiférant sur les techniques d’assistance médicale à la procréation, le

droit accepte implicitement de parler d’une médecine dont la fonction est tout à fait inhabituelle.

[…] Il est aujourd’hui devenu possible de considérer la médecine comme ‘‘prestataire de

service’’ en réponse à une demande de satisfaction d’un projet personnel » (Cadoré 1996 : 4-5).

Le droit se trouve ainsi interpellé à différents niveaux et se voit attribuer la tâche délicate et ambiguë d’encadrer et de normaliser le désir d’enfant, mais aussi de concilier des libertés contradictoires : considérant que les définitions de ‘‘parents’’ peuvent devenir incroyablement complexes avec les NTR puisqu’elles impliquent une augmentation du nombre de combinaisons possibles51, le droit se voit dans l’obligation de clarifier les droits et responsabilités de chacun vis-à-vis de l’enfant à naître. Selon Baudoin et Labrusse-Riou (1987), il doit aussi rappeler que les droits de l’enfant constituent la limite du droit à l’enfant et que même si « la procréation

artificielle avive l’espérance de la naissance chez les couples infertiles et rend plus difficile le renoncement à l’enfant, elle n’engendre pas pour autant un droit, car ni les médecins, ni les tiers donneurs ne sont tenus et ne doivent être tenus de satisfaire positivement le désir d’enfant »

(1987 : 156). La tendance actuelle privilégiée par la médecine reproductive néglige l’aspect social de la reproduction et tend à oublier que produire des enfants concerne l’ensemble de l’ordre social. Les NTR s’articulent dans un domaine où la médecine doit d’abord être entrevue comme un outil nécessaire à une fin qui elle n’est pas médicale: « si intimement privé qu’il soit

dans l’acte premier de son exercice, le droit à la descendance concerne éminemment, dans sa réussite, la communauté à laquelle il ajoute de nouveaux membres » (Jonas 2005 : 169). Pour ce

dernier auteur, le droit à la descendance (ou encore le droit de se reproduire) est lié à la capacité naturelle de l’exercer et en l’absence de celle-ci, « il ne demeure à proprement parler que le droit

à la satisfaction d’un désir, et ce droit, au vu de ce qui le lie à d’autres personnes, est un droit très faible » (2005 : 183). Pourtant, les points de vue de ces auteurs critiques trouvent très peu

d’écho dans le grand public qui, lui, continue de situer la reproduction et la famille dans un cadre

individuel et de considérer l’accès aux méthodes reproductives comme un choix personnel justifié52.

52 En septembre 2008, alors que le gouvernement se positionnait contre le financement de la fécondation in vitro, le Ministre de la santé de l’époque, M. Couillard, avait déclaré lors d’un reportage télévisuel qu’avoir un enfant n’était pas un droit et que le gouvernement n’avait pas à financer tous les traitements en infertilité. Sa déclaration avait soulevé les passions, plusieurs le jugeant insensible à la situation des couples infertiles et totalement dépourvu de compassion.

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