T ROUBLES DU DEVELOPPEMENT DU LANGAGE
6.2 L ANGAGE ADRESSE AUX ENFANTS DYSPHASIQUES EN SITUATION DE REEDUCATION ORTHOPHONIQUE
6.2.2 S EQUENCES POTENTIELLEMENT ACQUISITIONNELLE EN REEDUCATION ORTHOPHONIQUE
Différentes stratégies peuvent être mises en place pour aider les enfants à acquérir de nouvelles connaissances langagières ou pour l’amener à accomplir des tâches langagières : les questions, les reformulations, les répétitions en sont des exemples. Certains chercheurs se sont alors demandés de quelles façons les enfants pouvaient tirer profit de la dynamique conversationnelle pour le développement de leurs compétences langagières. Une manière d’y répondre est de rendre compte de cette dynamique et des processus sous-jacents.
En s’inspirant de la linguistique de l’acquisition d’une langue seconde (cf. Chapitre I, paragraphe 1.4.2), Rodi (2011, 2013) a mis en évidence des « échanges de type SPA » (Séquences Potentiellement Acquisitionnelles, de Pietro et al., 1989) dans des interactions orthophoniste-enfant dysphasique en situation de jeu symbolique, fréquente en rééducation orthophonique. Elle a observé 30 interactions de 15 minutes de 6 dyades orthophoniste-enfant dysphasique âgé entre 4 et 6 ans. L’objectif était de repérer des échanges qui pouvaient présenter les caractéristiques d’une SPA qui soient favorables à l’évolution des compétences langagières des enfants. Grâce au caractère répété des façons de faire des locuteurs, des échanges ont pu être identifiés. Ils sont constitués de quatre mouvements : 1) il s’agit de l’énoncé source ou déclencheur, qui est le nouvel objet d’attention de l’interlocuteur, produit par l’enfant, 2) proposition faite à l’enfant par l’orthophoniste ou capteur, 3) la saisie par l’enfant du mouvement 2, 4) la ratification (facultative) de l’orthophoniste à l’ensemble de l’échange qui le clôt (cf. Exemple 3).
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Exemple 3 – Mouvements constitutifs des échanges de type SPA, extrait de Rodi (2011) : 57
Ces échanges fonctionnent de manière co-construite par deux locuteurs où le locuteur plus compétent offre à son interlocuteur les moyens de s’exprimer par des mouvements d’hétérostructuration (mouvement 2), qui sont par la suite saisis par le locuteur moins compétent pour en faire usage.
Ces échanges sont le plus souvent constitués de quatre mouvements (77%) et ils sont initiés majoritairement par les orthophonistes (92%). Ces échanges ont permis de dégager deux stratégies mises en place par ces dernières pour aider les enfants à se saisir d’une verbalisation : les hétéro-reformulations ou hétéro-répétitions, fréquemment auto-initiées de la part des orthophonistes (cf. mouvement 2, Exemple 3), et les ébauches ou les demandes de complétion. Par ailleurs, ces stratégies peuvent être déployées dans le discours des orthophonistes avec des accroissements de l’intensité ou un allongement sur la syllabe ou le phonème problématique, avec un geste de type Borel-Maisonny (Borel-Maisonny, 1966a), avec une segmentation syllabique, un ralentissement du débit (Rodi, 2011). Les demandes explicites d’auto-reformulation ne sont jamais (ou rarement) adressées aux enfants dans ces interactions. Ce qui montre que les orthophonistes amènent les enfants à avoir une démarche acquisitionnelle sans les contraindre et sans faire usage de directivité à travers d’autres stratégies interactionnelles. La reprise semble être un moyen primordial à la fois comme stratégie d’étayage pour l’orthophoniste et comme stratégie pour effectuer la saisie pour l’enfant. Ces séquences montrent l’importance de l’ajustement de l’adulte mais également de la participation de l’enfant, en tant qu’agent actif, dans le processus acquisitionnel. Par ailleurs, ces échanges de type SPA peuvent être considérés comme des outils permettant au clinicien d’analyser la manière qu’a l’enfant, en tant qu’agent, de s’engager dans la séquence et de se saisir des données offertes.
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Le langage adressé aux enfants dysphasiques en situation de rééducation orthophonique semble présenter également des spécificités : la fréquence des interventions sollicitantes, principalement des questions, en conversation ou lors d’exercices structuraux (Bruce et al., 2007), la fréquence de différentes formes de retour sur les interventions précédentes des enfants par des feedbacks, des recasts, des répétitions et des ratifications (cf. 4ème mouvement dans les échanges de type SPA), par exemple. Les orthophonistes s’adaptent à leur interlocuteur en leur offrant les moyens de s’exprimer dans des activités et des formes d’échanges routinières pour les deux locuteurs. Toutefois, vu le peu d’études présentant des descriptions des formes d’interventions des orthophonistes en rééducation, on peut se demander si les interactions orthophoniste-enfant dysphasique fonctionnent toutes de la même façon et si elles présentent toutes les mêmes caractéristiques.
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En résumé, les enfants dysphasiques présentent des troubles langagiers très divers qui touchent différents aspects tant structuraux (phonologique, morphosyntaxique, lexical) que pragmatiques et discursifs. La littérature met en évidence également l’hétérogénéité des profils des sujets notamment par les classifications proposées (cf. 1.3). Cependant, les données de la littérature décrites dans les paragraphes précédents montrent bien que même au sein de chaque syndrome dysphasique une hétérogénéité est observée. Par exemple, même si de manière générale, les enfants dysphasiques tendent à avoir un taux de réponses adéquates proche de celui des enfants tout-venant, certains enfants dysphasiques peuvent avoir un taux élevé proche de celui des enfants PLI (Adams & Bishop, 1989) ; parmi les enfants présentant un trouble phonologique, certains parviennent à accomplir des tâches de discrimination alors que d’autres n’y parviennent pas (J. Bird & Bishop, 1992). Au sein de chaque groupe, des variabilités inter-sujets importantes sont constatées. Par ailleurs, les résultats varient en fonction des situations et des activités proposées (tâche induite vs. en interaction en situation de jeu, par exemple). Les compétences et les difficultés des enfants dysphasiques doivent donc être considérées dans diverses situations.
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Par ailleurs, même si notre présentation nous a amenée à observer les compétences des enfants en fonction de l’aspect linguistique envisagé, l’ensemble des capacités des enfants doit être examiné. Par exemple, comme d’autres l’avaient déjà constaté, Salazar Orvig & de Weck (2013) ont remarqué que les pronoms clitiques en position objet sont moins fréquents dans le discours des enfants dysphasiques et les syntagmes nominaux sont privilégiés par ces derniers. Ce résultat ne met pas seulement en évidence une substitution d’unités linguistiques mais implique également une autre organisation discursive. Une approche multidimensionnelle doit être envisagée dans l’étude des pathologies du développement du langage.
Nous avons vu au chapitre I que le langage adressé aux enfants est spécifique et qu’il varie en fonction des compétences langagières des enfants et des activités en cours. Certaines spécificités sont également relevées selon que le langage modulé est adressé à des enfants avec ou sans troubles du développement du langage. Même si de manière générale, le langage adressé aux enfants dysphasiques présente des caractéristiques semblables à celui adressé à des enfants tout-venant, leurs difficultés langagières peuvent exercer une influence sur la manière dont les adultes interagissent avec eux. Par exemple, certaines études ont mis en évidence un style plus directif, des difficultés à réagir aux productions verbales des enfants dysphasiques car leurs propos sont parfois inintelligibles, un taux de reformulations phonologiques et syntaxiques dans le discours des mères des enfants dysphasiques plus important à un niveau linguistique avancé que dans celui des mères des enfants tout-venant ou un nombre plus important de demandes de clarification. L’ensemble de ces spécificités montrent que l’étayage verbal est fortement adapté aux compétences et aux difficultés des enfants. Ce type d’intervention est également observé en situation de rééducation. Les orthophonistes tendent à solliciter fréquemment la participation des enfants au dialogue (par des questions fermées ou partielles, des demandes de complétion d’énoncé, etc.). Elles reviennent sur le discours des enfants par des feedbacks, des reformulations qui s’inscrivent dans des échanges de type ‘Séquences Potentiellement Acquisitionnelles’ (de Pietro et al., 1989, Rodi, 2013). Au sein de ces échanges, les orthophonistes offrent aux enfants les moyens de s’exprimer pour qu’ils puissent ensuite les saisir en reprenant le discours de l’autre. Cette saisie est rendue possible par le fait que les orthophonistes suivent le focus attentionnel des enfants tout en s’ajustant minutieusement à leurs compétences et à leurs difficultés
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langagières. Elles leurs permettent de dire à deux ce qu’ils ne parviennent pas à produire seuls et qu’ils pourront ultérieurement verbaliser de manière autonome (cf. Chapitre I, section 1).
Les difficultés langagières de ces enfants sont sévères et durables et nécessitent une prise en charge orthophonique. Même si les classifications présentent des groupes homogènes, la réalité clinique est tout autre comme nous l’avons constaté à travers les résultats des diverses études. La prise en compte des compétences et des difficultés des enfants permet d’offrir des traitements thérapeutiques adaptés à chaque sujet et à leurs besoins. Le choix du traitement proposé par le clinicien se base – sans s’y restreindre – sur les informations obtenues lors de l’évaluation, les spécificités de l’enfant et de son entourage (Schelstraete, 2011) et son expérience professionnelle. La recherche offre un autre regard sur les modes d’intervention ou les stratégies déployées dans les traitements orthophoniques. Observons ainsi ces données en présentant les travaux qui portent sur les approches d’interventions et évaluent leur efficacité (cf. Chapitre III).